La Martienne


Elle avait tout pour plaire : la tête… et les jambes. Et il en était tombé amoureux à l’instant même où il l’avait vue pour la première fois. Son cœur s’était arrêté de battre. Il s’était retenu de respirer. Une ondée de sueur avait jailli de tous les pores de sa peau. Puis il s’était mis à trembler tant cette beauté le bouleversait au point d’oublier tout le reste, et notamment un rendez-vous important avec le directeur de la société de construction.

Elle avait tout pour lui plaire : la tête… et les jambes.

Le visage était tout de grâce comme de perfection. Sous les paupières mi-closes, les prunelles devaient brûler de passions inavouables. Les ailes du nez tressaillaient et la bouche, un rien entrouverte, laissait deviner la pointe incarnate d’une langue avide. Les joues, un rien creusées, rosissaient parfois, accentuant du même coup la blancheur laiteuse des traits dont aucune ride ne venait troubler la délicatesse. Mais c’étaient surtout les lèvres qui retinrent son attention. Leur ourlet, qui se relevait insensiblement d’un côté du visage, inventait un sourire plein de promesses. C’était une invitation à peine déguisée au baiser le plus tendre, le plus chaste, le plus insignifiant et, pourtant, le plus dangereux aussi, car il ne faisait aucun doute qu’il déclencherait une tempête de sensations si troubles et si perfides qu’elles autoriseraient dès lors tous les excès.

Elle avait tout pour plaire. La tête… et les jambes. Sa chevelure d’or, aux reflets étrangement bleus, caressait le pavillon de l’oreille que l’on aurait pu croire issue du ciseau d’un nouveau Phidias. Le menton était un modèle de pureté frisant l’arrogance. Le front n’était troublé d’aucune ride, à l’exception d’un pli infime juste à la naissance du nez.

Quant aux jambes…

Les jambes étaient superbes. Un modelé parfait avec des courbes que l’on avait envie de suivre, des doigts comme des yeux. Des jambes qui semblaient ne jamais finir lorsque le regard s’attachait à les parcourir depuis les chevilles jusqu’à l’endroit même où elles se rejoignaient, dans une pénombre propice à tous les fantasmes. Le mollet se dessinait avec fermeté sous une peau couleur de miel. Le genou, promontoire ovoïde en légère saillie, semblait être l’ouvrage d’un sculpteur de génie qui l’aurait placé à cet endroit, plus par souci d’esthétisme que pour des raisons purement anatomiques. Mais peut-être aussi pour mieux préparer l’œil à l’infinie beauté de la cuisse qui le surplombait. Et celle-ci était exquise. Tout à la fois fine et galbée, s’évasant délicatement jusqu’à ce qu’elle rejoigne sa sœur jumelle tout aussi séduisante et modelée. On la devinait chaude et veloutée à l’intérieur, frissonnante au moindre contact, presque palpitante pour peu que le geste s’applique à l’effleurer en une suave caresse.

Elle avait vraiment tout pour plaire. Pour lui plaire.

Et il en était tombé fou amoureux. Dès qu’il l’avait vue, il était resté à l’admirer durant des heures. Il était revenu le lendemain. Et les jours suivants. Et encore après. Des semaines durant, il s’était brûlé les yeux à la contempler, se consumant d’une folle et vaine passion, oubliant jusqu’à son travail, ses amis, ses obligations. Il en perdait le manger comme le sommeil. Plus rien d’autre ne comptait que l’objet de sa convoitise qu’il observait de loin, à l’abri des regards.

Elle avait vraiment tout pour plaire. La tête… et les jambes. Il savait qu’elle demeurerait à jamais inaccessible. Mais son amour était trop fort pour lui faire renoncer à ce qu’il savait pertinemment être une pure folie.

Il était natif de Murol, une petite bourgade du Massif Central de l’ancienne France, et il avait choisi d’émigrer sur Mars, l’année 58 après la terraformation, las des emplois à la petite semaine et fier d’être, à trente-huit ans, toujours célibataire.

Elle ? Elle était de l’espèce des Eumycètes Gigantis, ces champignons géants qui se sont développés spontanément dans Isidis Planitia, une vallée particulièrement humide voisine de Syrtis Major et qui, comble d’ironie, sont totalement incomestibles.

Et lorsqu’elle commença à se décomposer aux premières gelées, il ne lui survécut pas. On le découvrit le nez dans l’humus, les bras en croix, rêvant pour l’éternité que le végétal allait enfin devenir femme.

Les contes courts de science-fiction ne sont pas mon fort. Il m’est arrivé parfois de m’y essayer et, en disant cela, je fais abstraction de tous ceux que j’ai commis au tout début de mon improbable « carrière » littéraire. Celui-ci fut rédigé sous une première forme à l’occasion de dîners où il était demandé aux convives d’écrire une nouvelle brève ou même une chanson. Je me suis acquitté de la première ici remodelée et je me suis même exercé à la seconde – paroles et musique –, mais que vous ne trouverez pas dans ces pages car elle ne racontait pas une histoire entrant dans le domaine de l’imaginaire tel que je le conçois.

Nouvelle inédite.