Résidence Alcyon, lundi matin, 6 h 30.
Anne ouvrit les yeux aux accents de La Pastorale de Beethoven distillée par l’ordinateur. Presque aussitôt, le volet de la chambre se releva lentement sur une aube de douce lumière printanière, de celles qui vous font augurer une belle journée ensoleillée. Elle s’étira, repoussa la couette, posa un pied sur la descente de lit, le second, puis gagna en bâillant la porte-fenêtre et écarta légèrement l’un des rideaux. Au loin, les monts se nimbaient de beaux nuages blancs. Elle s’attarda quelques instants à le contempler : serait-ce enfin l’annonce d’une pluie bienfaisante ? Au bas de l’immeuble, la circulation commençait à s’intensifier, signe de la reprise de l’activité urbaine après un dimanche à la campagne proche pour une large part des citadins. Là-bas, sur la droite, la cathédrale hissait orgueilleusement ses flèches vers le ciel d’un bleu naissant, incrustant sa silhouette sur la toile de fond des côtes verdoyantes.
Elle gagna le salon et, par habitude, consulta le thermomètre incrusté sur la façade du petit contrôleur d’ambiance : il marquait imperturbablement 19° intérieur et 12° sur le balcon de l’appartement. L’isolation effectuée une dizaine d’années auparavant par la municipalité écologiste n’était pas étrangère au maintien quasi parfait de la température des pièces. D’un simple claquement des doigts, elle mit en marche la radio et la machine à café. Puis elle se dirigea vers la salle de bains et programma deux minutes trente de douche dont une minute en eau savonneuse tandis qu’un journaliste débitait les nouvelles du matin. Bien que relativement épargnée par la sécheresse, la région commençait sérieusement à manquer d’eau. Le récupérateur d’eau de pluie de la résidence était depuis longtemps à sec, d’où ce relatif rationnement.
Une fois lavée et parfumée d’une discrète eau de toilette, elle se vêtit d’une sortie de bain d’un blanc immaculé et rejoignit le coin-cuisine pour avaler une première tasse de café « certifié commerce équitable » accompagnée de deux mini-croissants achetés la veille chez son boulanger labellisé bio. Puis elle retourna à la chambre et se choisit une tenue légère eu égard à la température que Madame Météo annonçait proche des 25 degrés en cours de journée. Il fallait remonter de nombreuses semaines en arrière pour retrouver un ciel gris et quelques gouttes de pluie. D’après certains, la faute en incombait aux émanations de CO2 provoquées par les centrales thermiques qui s’étaient multipliées, chez les voisins allemands en particulier, avec l’exploitation à grande échelle des mines de charbon. Fort heureusement, des pays de plus en plus nombreux, dont la France, s’efforçaient désormais de suivre l’ensemble des mesures recommandées par les derniers accords destinés à limiter le réchauffement climatique. Malheureusement, les impératifs économiques en retardaient l’application, notamment dans les pays émergents.
Une demi-heure plus tard, elle empruntait les escaliers pour gagner la sortie, deux étages plus bas. La ligne C de tramway passait à moins de cinq cents mètres, ce qui lui évitait d’utiliser sa voiture dont la batterie était en charge après la longue balade de la veille. L’air embaumait des senteurs des fleurs de marronnier. Au bout de la rue, le Jardin climatique se présentait comme une gigantesque corbeille de mariée avec ses multiples arômes et sa grande variété d’essences. Tout en cheminant, elle songea à sa fille qu’elle retrouverait en fin d’après-midi, au retour du week-end à Paris organisé par le collège. Quant à Pierre, son mari, il rentrerait de son stage à Milan vendredi.
Un ronflement inhabituel la fit se retourner. Une automobile à essence, véritable relique, approchait à faible allure en raison de la limitation drastique imposée aux véhicules propulsés aux énergies fossiles par la communauté de communes, soucieuse de préserver la qualité de l’air. Depuis plus de dix ans, les voitures étaient parfaitement silencieuses, fonctionnant à l’énergie solaire ou, comme la sienne, grâce à des batteries à hydrogène rechargeables. Le silence qui régnait dans la cité n’était plus troublé que par le gazouillis des oiseaux, les conversations des passants et les accents musicaux qui s’échappaient de certaines boutiques et des restaurants.
Elle traversa le boulevard François Mitterrand, remonta l’avenue Ségolène Royal en longeant les grilles du Jardin que fréquentaient déjà quelques badauds, puis les bâtiments de l’ancien Rectorat qui abritaient la médiathèque pour atteindre enfin le carrefour de la Rotonde. L’abri de la ligne C n’était plus qu’à deux pas. Une bonne dizaine de personnes s’y trouvaient. Son amie Nadine, en corsage blanc et jupe de coton bleue, lui fit un petit signe. Une fois à sa hauteur, elles eurent à peine le temps d’échanger un rapide baiser que la rame se présentait déjà devant les Services du Patrimoine qui avaient conservé, au-dessus du porche d’entrée en pierre noire, la dénomination de l’Hôpital Général que le bâtiment avait abrité durant plus de quatre siècles. Elles grimpèrent dans l’une des voitures du tramway dont la ville s’était équipée dans les années 2020. À peine installées sur une banquette libre, la rame s’ébranla. Arrêt Gandol pour ce qui concernait Nadine, enseignante au lycée Jules Verne. Anne, quant à elle, descendait au terminus. Elle était contrôleuse au centre de traitement des déchets.
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Plat des Audrets, 7 h 50.
Il y avait encore trois employés de l’équipe de nuit dans la salle de contrôle du centre de traitement de la communauté de communes qui fonctionnait 24 heures sur 24 et comportait trois filières. L’une était chargée de fabriquer du compost agricole. La seconde triait mécaniquement les sacs-poubelle dont le contenu était séparé en déchets secs et en déchets humides. Les déchets secs étaient mélangés à des encombrants et aux déchets liés à l’activité économique, avant d’être traités. Les déchets humides subissaient une déshydratation avant d’être stabilisés durant plusieurs semaines pour une réduction conséquente de leur volume. La dernière filière, enfin, produisait l’électricité réalisée à partir de l’ancien incinérateur, longtemps sujet à polémique, mais qui, une fois sa construction achevée, avait été reconverti pour permettre le traitement par pyrolyse et gazéification. La lutte pour la préservation de l’environnement demeurait toujours d’une brûlante actualité en dépit des avancées considérables obtenues depuis Stockholm 1972, le sommet Rio +20 de 2012 et surtout les accords de Paris lors de la COP 21 en 2015. Anne était particulièrement fière de ce que le maire, deux fois réélu, ait multiplié les directives pour lutter tout à la fois contre la pollution et les émanations délétères.
Une fois sa blouse endossée, Anne salua ses collègues prêts à s’éclipser et s’installa à son poste. Par la fenêtre, elle pouvait apercevoir le ballet des camions de ramassage. Et, cachant une partie de l’horizon...
... la montagne des déchets de l’ancienne décharge qui atteignait encore une hauteur considérable. Le pôle multifilières ne parvenait toujours pas à résorber les tonnes de détritus entreposés ici autrefois. Cette pyramide malodorante provenait de l’augmentation, quasi constante depuis des années, du nombre d’emballages de toutes sortes liés aux règles d’hygiène de plus en plus strictes et à l’explosion des ventes par correspondance au détriment des grandes surfaces et de certains commerces de proximité. C’était bien l’un des seuls points noirs que les différentes conventions n’étaient pas parvenues à résoudre. Néanmoins, le monticule baissait peu à peu, mois après mois, ainsi qu’en témoignait la marque qu’elle déplaçait régulièrement, simple bande de scotch collée sur la vitre et qui lui permettait de mesurer la lente disparition de ce triste témoin d’une époque enfin révolue. Selon ses calculs, d’ici à deux ans, le site serait définitivement propre.
Elle se penchait sur le clavier de l’ordinateur lorsqu’elle prit conscience que le ciel s’était soudainement assombri.
Et la première goutte de pluie s’écrasa sur la vitre.
Puis une seconde.
Anne s’apprêtait à ouvrir la fenêtre pour offrir son visage à la miraculeuse ondée. Un craquement épouvantable et le violent éclair qui zébra le ciel la firent se reculer précipitamment. Au même instant, le bâtiment se mit à s’ébrouer tel un chien au sortir d’une mare. Les éclairs se succédaient en rafale, accompagnant ou précédant des coups de tonnerre qui se percutaient pour engendrer une clameur comme surgie des enfers.
Une secousse plus forte que les précédentes la projeta sur le sol. Anne rampa jusqu’à son bureau sous lequel, par un réflexe irréfléchi, elle se blottit. Elle voyait déjà sa vie s’achever dans le cataclysme. Dehors, la pluie s’abattait à présent avec une violence inouïe, s’infiltrait sous les portes et comblait en un clin d’œil les moindres dépressions. Les machines s’étaient tues. Toutes les lumières s’étaient éteintes. Un coup de vent d’une violence inouïe fit exploser les vitres dont quelques éclats vinrent mourir à quelques centimètres de ses mains posées à plat sur le sol carrelé.
Elle se redressa vivement et sa tête cogna le support coulissant du clavier de l’ordinateur. Le bas de sa jupe était trempé et l’eau, qui s’engouffrait de toutes parts, montait à une allure vertigineuse. Une fois extraite de son abri insensé, Anne regarda tout autour d’elle en quête d’un perchoir afin d’échapper à l’inexorable ascension du flot. En vain. Seuls les bureaux qui, peu à peu, quittaient leur bel alignement sous la poussée des eaux offraient encore le moyen d’échapper à la baignade. Elle n’hésita pas un instant et se hissa sur le plateau, bousculant du même coup l’écran de l’ordinateur qui chuta et disparut en provoquant une brève éclaboussure.
Mais il était dit que l’eau ne serait qu’un moindre mal. Sous l’effet de la pluie diluvienne, la montagne de déchets toute proche s’effritait, se liquéfiait, et ses composants se répandaient partout, pénétraient dans le bâtiment, atteignaient le petit promontoire sur lequel tentait de se maintenir la jeune femme.
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Ce n’est que le surlendemain, lorsque pompiers et ouvriers parvinrent à dégager l’entrée du bâtiment et à déblayer la salle de contrôle que l’on découvrit le corps sans vie de la malheureuse, recouvert d’un monticule de papiers détrempés qui, comble d’ironie, n’étaient autres que des exemplaires de la Charte Bombay Action climat du 12 septembre 2028 signée par près de 200 pays afin de limiter à moins de 4 degrés le réchauffement inéluctable de la planète.
Mais ce n’était que le simple épisode d’un avenir qui s’avérait de plus en plus incertain.
Le texte primitif de cette courte nouvelle m’avait été commandé par le journal écologique Youphil, uniquement diffusé sur Internet, à l’occasion du sommet Rio+20 en 2012 qui se penchait sur le problème du réchauffement climatique et des gaz à effet de serre. Je devais imaginer un monde futur qui aurait bénéficié des sages décisions prises par les nations lors de ce rassemblement. Ce qui fut fait. Malheureusement, l’échec rendit caduque la courte utopie que j’avais imaginée.
Suite à la COP 21 de décembre 2015, qui ne me semble pas véritablement un garant pour le futur, j’ai repris la plume pour revoir une copie qui me semble désormais plus en phase avec d’éventuels événements climatiques à venir.
Première publication :
Journal Youphil, 2012
Version nouvelle établie à l’occasion de ce recueil.