À Sergio Sollima pour son Colorado
qui est (un peu) à l’origine de cette histoire
Slim Dakota – surnommé El Jackal à cause de son rire qui avait tout du ricanement – sauta à bas de sa monture et observa quelques instants le sol aride de la sierra. Hormis quelques cactées et de rares herbes folles, la poussière et les rochers saillants constituaient le décor unique d’une région que les explosions nucléaires avaient depuis longtemps presque totalement dépouillée. Il leva les yeux vers le sommet de la colline qu’il gravissait depuis un peu plus d’une demi-heure. Le soleil, qui venait d’en franchir le faîte, l’empêcha de distinguer la moindre trace de celui qu’il poursuivait. Pourtant, Dakota le savait tout proche : sans doute l’œil rivé au guidon de son fusil pour l’abattre à coup sûr dès qu’il deviendrait une cible immanquable.
Il rabattit le Stetson sur ses yeux pour améliorer sa vision. Puis il scruta de nouveau le terrain alentour. Même s’il ne voyait rien, son instinct lui criait qu’il était en danger.
Cédant à un excès de prudence, il s’allongea, décidé à ramper au besoin jusqu’au sommet afin de se protéger au maximum. Bien lui en prit. Une balle siffla au-dessus de lui, preuve s’il en était que le métis n’avait pas encore basculé sur la pente opposée. Mais il ne l’apercevait toujours pas.
Il consulta l’écran-bracelet qu’il portait au poignet et eut la fugace impression que Ramirez tentait à tout prix de rejoindre un autre niveau. Et ce n’était pas la première fois qu’il parvenait ainsi à lui filer entre les doigts. Par instants, l’image de la colline s’effritait, se brouillait avant de s’en revenir claire et nette. Il était évident que la prochaine station de transfert ne couvrait pas suffisamment l’endroit où se trouvait le desperado. Dakota acquit très vite la certitude que le passage dans une autre dimension ne serait pas possible avant le relais qui se nichait de l’autre côté de la colline, au bas de la descente : le Saloon de William Bonney, ainsi nommé en mémoire d’un célèbre pistolero d’avant l’ère des niveaux. S’il ne le coinçait pas d’ici là, la poursuite dans les autres multivers disponibles risquait d’être longue et compliquée. Bon Dieu ! Encore fallait-il qu’il l’aperçoive. Et Escoperto Ramirez avait plus d’un tour dans sa box. Une option de camouflage peut-être ? Slim Dakota en aurait presque donné sa… non ! pas sa tête, naturellement, mais sa prime à couper en deux !
Il lui restait encore un atout. Il avait songé à le réserver pour l’affrontement final s’il était parvenu à se retrouver face à face avec lui. Mais à trop attendre, il risquait de perdre définitivement sa proie. Il finit par se décider, tira de la poche latérale de son pantalon la grenade éclairante et la paire de lunettes noires. À vue de nez, il se trouvait à une centaine de mètres du sommet. Il incrusta la goupille de la grenade dans le canon de son révolver, un Mathuser 95 à canon long, plaça les lunettes sur ses yeux, tendit le bras dans la direction où devait se trouver le hors-la-loi et pressa la détente. Presque immédiatement, une énorme lueur enflamma le faîte de la colline. Dakota se redressa et fonça. Moins de trente secondes plus tard, il atteignait le sommet en même temps que l’effet éblouissant s’estompait. Et il lâcha un formidable juron. Ramirez était déjà presque au bas de la pente, dégringolant à toute allure en zigzaguant entre les genêts et les ronces qui parsemaient la déclivité.
Impossible de l’atteindre !
Si le fuyard parvenait le premier en bas, il serait trop tard pour espérer lui passer les menottes ou l’abattre… à moins que.
Il demanda la communication avec le saloon. L’écran-bracelet scintilla, délivrant la voix éraillée d’une femme plantureuse :
« Que puis-je pour vous seurch-Dakota ?
— Le horloi Ramirez est proche de vous. Bouclez l’accès réseau et affichez la débrék-game. Offre activée : mi-prime.
— À vot’ service ! » fit la voix de crécelle tandis que l’écran se grisait.
Dakota apercevait le fugitif, à présent parvenu au bas de la colline. Il lui fallait parcourir encore plusieurs centaines de mètres avant d’atteindre le refuge, ce qui laissait suffisamment de temps à la tenancière pour agir. Il ricana, siffla Quicksilver, son appaloosa léopard, et s’engagea tranquillement dans la pente, un sourire livide craquelant désormais le masque de poussière séchée plaqué sur son visage. Il ne s’inquiétait plus du sort d’Escoperto mais songeait déjà au bain qui l’attendait au refuge. Ça faisait bien cinq jours qu’il avait perdu tout aspect humain à force de crapahuter par monts et par marécages, tantôt en selle dans le vent et la pluie, tantôt contraint à marcher ou à ramper. Il était temps d’évacuer toute la crasse accumulée et de se restaurer copieusement.
Une lueur soudaine parut enflammer la bâtisse que venait de rejoindre le fugitif. Le temps d’effectuer une dizaine de pas précipités et le havre de Ma’ Berki s’était volatilisé. Ramirez avait pu joindre la station avant la mise en place du barrage et déclencher le système de sauvegarde du saloon. Qui sait dans quel niveau il se trouvait désormais !
Dakota poussa un nouveau juron et accéléra l’allure. Il restait peu de temps avant que son traceur ne se trouve dans l’incapacité de situer le niveau où avaient atterri l’homme, la baraque de planches et Ma’ par-dessus le marché. Il sauta en selle dès que la déclivité offrit un pourcentage raisonnable puis lança le cheval au galop d’un simple claquement de langue tout en surveillant le degré de connexion sur l’écran-bracelet. Les barres se multipliaient au fur et à mesure qu’il s’approchait de l’endroit, désormais aussi nu qu’une fesse de strip-teaseuse, où ses espoirs de salle de bain s’étaient évanouis.
Encore une centaine de mètres, cinquante, dix. Le déniveleur accroché à sa ceinture émit un léger ronronnement. Il était temps ; le son de l’appareil allait en s’atténuant. Il pressa l’écran tactile qui affichait des coordonnées de destination sans prendre le temps de les consulter. L’atmosphère se dilua en même temps que s’incrustaient, au cœur d’un horizon bleu foncé, des roches de dimensions colossales qu’on aurait dit sculptées. Entre elles et lui, une étendue sablonneuse… et Escoperto Ramirez, planté devant l’entrée de la baraque de Ma’ Berki que l’on apercevait sur le seuil, agitant les bras dans la démonstration d’une fureur qui ne faisait aucun doute.
Dakota, toujours en selle sur Quicksilver lancé au grand galop depuis le bas de colline du niveau précédent, arracha le Mathuser de son holster, fit ralentir l’animal de deux claquements de langue et pointa l’arme en direction du bandit. Mais devinant son geste, Ramirez avait empoigné la tenancière et s’était placé derrière elle pour s’en faire un bouclier. Il rentra ensuite à reculons dans le saloon. Il ne restait plus à Slim qu’à se soumettre. Une fois parvenu à hauteur de la barre d’attache des montures, il sauta à terre, s’empressa d’y enrouler les rênes de l’appaloosa et pénétra dans la salle, laissant dans son dos les deux battants de la porte jouer quelques instants à une parodie d’éventails en action. Accoudé au comptoir, Escoperto Ramirez rigolait, un verre d’un probable ersatz de whisky à la main. Juste au-dessus de lui, un panneau griffé du sigle des gouvernements de l’union indiquait qu’on était dans une zone officielle de neutralité. Impossible par conséquent d’envisager le moindre combat. D’ailleurs, les équipements de surveillance et d’intervention qui circulaient en permanence à quelques mètres du sol se révélaient particulièrement dissuasifs.
« Bonjour Ma’, fit le bounty hunter en s’accoudant à son tour au comptoir. Ce sera la même chose que cet individu. » Et, en disant cela, il pointait un pouce dans la direction de son voisin.
« Señor Ramirez, pour vous servir, » grasseya Escoperto sans détourner la tête, mais en observant avec un léger sourire en coin le chasseur de prime dans la glace qui leur faisait face. « Mais vous le savez déjà. » Il avait ôté son immense sombrero qu’il avait déposé sur le tabouret situé à sa gauche. « On dirait, l’ami, que vous avez un sérieux besoin d’être récuré. »
Comme ce n’était pas une question, Dakota garda le silence et avala d’un trait le prétendu whisky que venait de lui servir la tenancière. D’un geste de l’index, il réclama une autre dose et tira d’une poche de son gilet une pièce d’argent qu’il regarda tournoyer sur le métal blanc du comptoir. En face de lui, dans la glace, le regard moqueur de Ramirez lui procurait des fourmis dans la main droite, celle qui, s’il avait pu, n’aurait pas hésité à caresser la détente du révolver et à se débarrasser d’une corvée qui commençait sérieusement à l’agacer. Le Ramirez en question ne méritait aucune pitié : sa tête était mise à prix pour viol et meurtre sur une enfant mineure. Mais si ça continuait comme ça, le temps passé à le pourchasser ne serait même pas couvert par le montant affiché. Cinq mille doros ! Tu parles ! D’ici deux à trois jours, c’est sa pomme qui serait débitrice. Pas le Ramirez.
« C’est combien pour un bain ? demanda-t-il à Ma’ qui s’était appuyée contre le meuble à bouteilles et affectait d’inspecter ses ongles rouge vermeil.
— Pas de bain ! répliqua-t-elle sèchement. Tu tires un seau d’eau dans la citerne derrière le saloon et tu te désinfectes. Il y a un gros savon noir dans la niche à droite de la porte. C’est la maison qui régale. »
Slim hocha la tête, avala une gorgée qui lui arracha une grimace. Au second voyage dans la gorge, l’alcool révéla son taux d’acidité qui n’avait rien de commun avec les whiskies d’antan.
« Qu’est-ce que vous avez contre moi ? » murmura Escoperto en se tournant résolument vers le chasseur de primes.
Dakota ne put réprimer un léger tressaillement des lèvres provoqué par l’étonnement.
« Moi ? répondit-il avec un soupçon d’amusement. Vraiment rien ! C’est la justice qui veut ta peau. Je ne fais que lui donner un petit coup de main.
— Oui ! De moi, vous vous en foutez ! Ce qui vous intéresse, c’est le fric. Rien que le fric. Que je sois coupable ou innocent, pour vous, c’est la même chose. Mais vous ne m’aurez jamais, vous entendez. Jamais… » Il marqua une légère pause, changea brusquement de ton et afficha un franc sourire. « Sur ce, je vais allez me faire un bon somme. Ici, vous ne pouvez rien contre moi. Ce serait contraire à la loi. Et la loi, vous connaissez, n’est-ce pas ? » Puis il tourna les talons et gagna les escaliers qui conduisaient aux chambres.
Dakota acheva son verre et se dirigea vers la sortie arrière. Le décrassage ne pouvait plus attendre.
*
* *
Attablés chacun aux extrémités opposées de la salle, les deux hommes achevaient le repas que Ma’ Berki leur avait confectionné à partir des rares rongeurs et reptiles capturés à proximité. À présent que le saloon avait été déplacé, elle aurait du mal à remplir son garde-manger. Elle avait perdu une bonne dizaine de pièges dans l’affaire et elle allait devoir reconstituer rapidement son stock. Fort heureusement, la citerne qui se trouvait à l’arrière de la baraque l’avait suivi lors du transfert, lui garantissant assez d’eau pour une petite huitaine ; après, il faudrait espérer une hypothétique averse.
En fait, rien n’était totalement prévisible lorsque des individus se propulsaient dans une autre dimension en entraînant à leur suite une ou plusieurs habitations. Certains spécialistes des changements de niveau affirmaient que l’espace ainsi importé ne s’additionnait pas sur l’existant, mais qu’il se produisait un phénomène de substitution, l’un prenant la place de l’autre. Mais, jusque-là, personne n’avait pu vérifier le phénomène. À quoi bon, du reste. Il ne restait pas assez d’individus pour ça sur la planète et ses jumelles. Et qui, d’ailleurs, s’en serait soucié ?
La nouvelle situation de son établissement ne convenait absolument pas à Ma’. Escoperto Ramirez avait tenté de la raisonner en lui expliquant qu’elle n’avait fait que passer d’un désert aride à un désert pouvant difficilement être plus inhospitalier, mais la brave femme n’en démordait pas : elle préférait l’ancien et il n’y avait pas à en débattre. Le problème, c’est qu’à présent, son saloon n’était plus un relais et qu’il était par conséquent impossible de retourner sur l’ancien niveau… ou d’en rejoindre un autre. Sauf à disposer d’un translateur. Et il lui était impossible de l’envisager : un tel accessoire est tout bonnement hors de prix.
Les deux hommes achevaient d’avaler les restes du ragoût. La tenancière vidait son verre d’un whisky un peu moins frelaté que celui réservé aux rarissimes clients. C’est alors qu’un tintamarre soudain fracassa le silence tandis que les jongleurs d’espace pénétraient comme par enchantement dans le saloon. La troupe, fort bruyante, comprenait une dizaine d’individus curieusement accoutrés, en particulier celui qui venait en tête et qui ressemblait à un poussah, d’une agilité peu commune, virevoltant en faisant bouffer sa large robe rouge. C’était un cortège de couleurs et de figures acrobatiques, un déploiement de facéties et de costumes des plus étranges. Et cette cohorte chantait et riait en se déplaçant entre les tables vides pour venir s’échouer contre le comptoir, sous le regard ébahi de Ma’.
Un homme d’une taille peu commune, affublé d’un chapeau haut-de-forme – mais vraiment très haut-de-forme – s’inclina devant elle.
« Auriez-vous de quoi héberger les artistes pèlerins que voici, et de les nourrir autant que possible : nous venons d’effectuer un sacré long voyage. »
Ma’ était demeurée bouche bée depuis leur entrée dans la salle. Elle finit par se reprendre, déglutit une ou deux fois, avant de réciter son habituel programme de bienvenue.
« La maison est heureuse de vous accueillir, mes seigneurs. Et Ma’ va se faire un plaisir de vous préparer un repas. Quant aux quelques chambres disponibles, elles sont déjà prêtes si vous n’y regardez pas de trop près et s’il vous sied de partager quelques lits entre vous. Ce n’est pas un hôtel ici, pas même une auberge. Mais, sauf à considérer ce petit détail… »
Le gnome éclata de rire. L’homme au chapeau fit une révérence. Les autres en firent tout autant et se répandirent en remerciements.
« Prenez les escaliers sur votre gauche et mettez-vous à l’aise », compléta-t-elle avant de s’enfuir en direction de la cuisine en se demandant ce qu’elle allait bien pouvoir faire cuire ou mijoter.
Dans un concert de piétinements, la troupe escalada les marches qui menaient à l’étage. Dakota, dont l’œil exercé avait déjà déshabillé chacun des individus, recensa trois femmes sous des vêtements d’hommes et autant d’hommes portant jupes, cotillons et corsages à dentelles. Le singulier équipage devait se complaire en représentations bouffonnes, pantomimes et autres farces. La soirée promettait d’être sympathique… malgré la présence de Ramirez. Mais le clin d’œil que lui avait adressé en catimini l’un des clowns enjuponnés qu’il avait reconnu pour être un homme de main de Jonah McHennery ne présageait rien de bon. L’éleveur, lassé sans doute d’attendre la capture du violeur, s’était décidé à lancer ses sbires aux trousses du métis. Il allait devoir se montrer plus rapide et plus malin que la bande qui venait d’arriver, sous peine de voir la prime lui échapper.
Le regard de Ramirez, tout aussi affûté, s’était également attardé sur les jupes amples des hommes travestis. Notamment l’un d’eux qui, par mégarde, avait laissé dépasser à hauteur de chevilles le bout du canon d’une carabine. Il y avait quelque chose qui clochait. Cette arrivée intempestive, d’abord ; ces accoutrements propices à cacher de l’artillerie ensuite. L’air ambiant commençait à devenir particulièrement malsain. Mon vieil Escoperto, se dit-il, tu serais fort avisé de t’éloigner dès que possible. M’est avis que ces gens-là ont les mêmes préoccupations qu’El Jackal.
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La fête, si l’on pouvait qualifier de telle l’exhibition des artistes, battait son plein alors que la nuit s’apprêtait à assombrir le décor sinistre alentour. Les guignols avaient déplié un chevalet supportant désormais une sorte d’ardoise magique sur laquelle apparaissaient et disparaissaient des personnages et paysages qui s’interpénétraient en créant des situations cocasses. Les trois seuls spectateurs tentaient parfois de rire, ou plutôt de sourire, mais le cœur n’y était guère. Seule peut-être, Ma’ semblait un rien intéressée. Ramirez avait pu constater que la troupe ne comptait véritablement que sept membres. Les hommes, déguisés en femmes à leur arrivée et qui, à présent, se tenaient à l’écart dans des tenues plus appropriées à leur sexe, ne cherchaient même plus à faire croire qu’ils étaient des leurs. Il avait remarqué que l’un d’eux avait murmuré quelques mots à l’oreille de Dakota juste avant le début de la représentation ; son flair ne l’avait donc pas trompé. Restait à savoir à quel moment commenceraient les hostilités, et où elles auraient lieu, puisqu’il était exclu que toute agression se produise à l’intérieur du saloon.
C’est au moment où il s’y attendait le moins, quelque peu captivé par l’exhibition d’une danseuse fort peu vêtue, qu’un « pop » insignifiant l’alerta. Mais il était déjà trop tard : les baladins avaient tiré de leurs vêtements des grenades fumigènes et une épaisse fumée se propageait rapidement dans la salle. Il tenta de résister aux vapeurs agressives qui lui arrachaient déjà larmes et quintes de toux. S’il ne voulait pas finir asphyxié, il devait quitter l’endroit au plus vite, même si c’était le but recherché par ses traqueurs : une fois dehors, ils auraient tout loisir de l’abattre.
Profitant de la cohue comme de l’enfumage, il saisit le sombrero qu’il avait conservé à portée de main et fila par la porte arrière. Ses adversaires ne s’attendraient pas à ce qu’il passe de ce côté, ce qui devait lui laisser le temps de gagner l’écurie attenante.
L’appaloosa de Slim Dakota patientait sagement en mâchant un peu du foin. Escoperto ne s’accorda pas le temps de lui remettre couverture et selle : monter à cru ne lui posait pas le moindre problème. L’instant d’après, il filait en direction des roches lointaines. Sans arme – son fusil était malheureusement resté dans sa chambre – il lui fallait prendre une avance suffisante s’il ne voulait pas finir entre les mains expertes d’un quelconque morticien.
Il perçut le bruit de plusieurs détonations, mais il était déjà bien trop loin pour qu’une balle l’atteigne. Dakota et les autres n’avaient plus qu’à reprendre la chasse, et il allait tout faire pour brouiller sa piste : il était hors de question de leur mâcher le travail, d’autant qu’il était innocent du crime qu’on lui imputait. Mais Dakota ne lâcherait pas le morceau, surtout maintenant qu’il lui avait emprunté sa monture : un crime impardonnable en ces temps où les chevaux étaient plus rares encore que les rarissimes forgerons.
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Dakota enrageait. Les trois hommes de main que Jonah McHennery avait cru bon de lancer aux trousses de Ramirez avaient tout fait foirer. Qu’est-ce qui lui était donc passé par la tête, au « Baron » ? Avait-il craint de le voir abandonner la traque de Ramirez ? Mais pourquoi diable changerait-il d’avis ? Le montant de la prime était une excellente raison pour ne pas renoncer. Une phrase prononcée au saloon par Escoperto remonta soudain à la surface de ses pensées : que je sois coupable ou innocent, pour vous, c’est la même chose. Se pouvait-il que Ramirez ne soit pas le violeur de la petite Neely et qu’on lui ait menti ? Et si c’était le cas…
Dans l’immédiat, cependant, il importait de retrouver rapidement la trace du fuyard qui disposait maintenant d’une bonne journée d’avance. Quant à ses trois concurrents, ils n’allaient avoir aucun mal à rattraper le métis avec l’aide des comédiens jongleurs d’espaces. Autrement dit, gibier comme chasseurs disposaient désormais d’une belle avance sur lui. Et le pire, dans tout ça, c’est qu’il avait dû abandonner sa selle – qui valait une fortune – chez Ma’ en échange d’une vieille mule et de trois gourdes d’eau puisée dans la citerne. Un troc fort désavantageux que Ma’ Berki avait justifié, rifle à l’appui, par la situation nouvelle du saloon et le départ précipité du métis sans régler son ardoise.
Le soleil tapait dur en ce milieu d’après-midi et le chaos de roches paraissait plus éloigné encore qu’au petit matin. Slim aurait dû se lancer la veille à la poursuite et profiter de la relative fraîcheur de la nuit. Mais il avait opté pour une bonne nuit de repos : d’ailleurs, l’obscurité en terres inconnues pouvait réserver de désagréables surprises.
Il épongea la sueur qui coulait de son front et menaçait de lui brûler les yeux. Il savait qu’il était sur le bon chemin, son bracelet en faisait foi. Par ailleurs, en l’absence de pluie, les traces laissées par l’appaloosa étaient encore parfaitement lisibles pour qui savait suivre une piste, et ce malgré le sol aride et presque aussi ferme qu’une dalle de béton. « Tôt ou tard, je te retrouverai ! » maugréa-t-il à mi-voix à l’adresse du fuyard.
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Escoperto Ramirez n’en revenait pas. L’endroit offrait un enchevêtrement de roches, parfois hautes de plusieurs centaines de mètres, posées là, à faible distance les unes des autres, comme les quilles d’un jeu oublié. À bien y regarder, c’était un véritable labyrinthe particulièrement favorable à un individu tel que lui, privé de toute arme ; l’idéal par conséquent pour passer une nuit tranquille sans risquer d’être découvert et laisser se reposer un cheval épuisé par un trop long galop.
Après avoir zigzagué entre les rochers du dédale, il finit par repérer une petite cuvette légèrement sablonneuse et décida de s’y installer. L’appaloosa ne faisant pas mine de vouloir s’enfuir, il le laissa vagabonder à la recherche de quelques brins d’herbe. Peu après, il s’abandonna à un sommeil sans rêves qui le porta en un éclair jusqu’au petit jour. Il chercha l’animal des yeux et l’aperçut à une dizaine de pas.
« Il est temps de ficher le camp d’ici, prononça Escoperto à voix haute. Je commence à crever de soif et je ne dois pas être le seul. Pas vrai, l’ami ! » compléta-t-il en s’adressant au cheval.
À part qu’Escoperto ne savait ni où aller ni quelle direction prendre.
« Le soleil se lève à l’est. Le saloon de Ma’ est à l’ouest. Va donc pour le levant ! »
Il en était là de ses réflexions lorsqu’un point sombre apparut dans le ciel, accompagné d’un bruit semblable à celui d’une bouteille qu’on débouche : une petite tache noire qui descendait rapidement, grossissait jusqu’à devenir sept points parfaitement distincts rassemblés en cercle : les jongleurs d’espaces. Ils atterrirent dans une ultime pirouette. Les trois suppôts du Baron se trouvaient parmi eux, débarrassés de leurs robes et un fusil en bandoulière.
Dès qu’ils eurent posé pied à terre, les troubadours s’évanouirent aussi promptement qu’ils étaient apparus, leur mission terminée. Durant quelques instants, Ramirez espéra ne pas avoir été repéré, mais l’un des chasseurs le détrompa en tirant d’une poche de sa veste un petit appareil qui ressemblait à s’y méprendre à un traceur.
Il n’y avait pas un instant à perdre. En quelques secondes à peine, il sautait sur le cheval et filait dans la direction du soleil. Il avait été repéré, certes, mais les trois hommes étaient désormais à pied, contrairement à lui.
« Grand bien leur fasse ! murmura-t-il. La marche a toujours été un excellent remède à l’obésité. »
Mais une question commença aussitôt à le tarauder : comment avaient-ils pu le retrouver avec une telle précision ?
Au bout d’une heure de galop et de trot alternés, une petite bourgade apparut. Une planche de bois clouée sur le pignon de la première maison indiquait qu’il entrait dans Cemetery Town. Un cadavre pourrissant planté sur un pieu de l’autre côté de la rue était censé confirmer l’inscription.
Il scruta du regard la bande de poussière qui tenait lieu d’artère principale. À moins d’une cinquantaine de mètres, un abreuvoir pourvu d’une pompe le fit aussitôt saliver. L’appaloosa l’avait également perçu car, sans qu’il soit besoin de lui presser les flancs, il se dirigea à vive allure vers le bassin. L’homme et l’animal y plongèrent bientôt la tête. Lorsque Ramirez la releva, une femme, une cruche posée sur l’épaule, le regardait en souriant.
« On voit bien que vous venez du désert, fit-elle sans cesser de sourire. Et je pense qu’un bon repas serait également le bienvenu ?
— C’est une évidence, lui répondit-il. Le seul ennui, c’est que n’ai pas de quoi payer.
— Mais vous avez un splendide animal, rétorqua-t-elle.
— Je vous le concède, mais son maître verrait d’un mauvais œil un tel échange. Déjà qu’il ne me porte pas dans son cœur… Et vous savez bien que les voleurs de chevaux atteignent rarement l’âge d’avoir des petits-enfants. Croyez-moi, cet animal ne va pas tarder à rejoindre celui à qui je l’ai emprunté. Dès que j’aurai pu accéder à une station relais… s’il s’en trouve une à… Cemetery, c’est bien ça ?
— Tant pis pour le cheval ! fit-elle avec un soupçon de regret dans la voix. Qu’avez-vous d’autre à me proposer contre une bonne soupe et un quignon de pain ?
— Je n’ai pas grand-chose à offrir. À part ce que j’ai sur le dos, et je ne tiens pas à me balader en culotte. Euh!... Mon chapeau peut-être, avec ses larges bords, c’est une excellente protection contre le soleil. Si ça vous dit ? »
La jeune femme ne s’était pas départie de sa jovialité. Ses yeux pétillaient de malice.
« Croyez-vous que ce couvre-chef me rende plus jolie ? »
Ramirez le détacha de son cou et le lui tendit.
« Essayez toujours, mais j’en doute. Et jolie, vous l’êtes suffisamment sans qu’il soit besoin d’un tel accessoire. Il faudrait en plus qu’il soit à vos mesures, ce dont je doute.
— Vous avez probablement raison, mais j’en connais quelques-uns ici à qui il pourrait convenir. Que voulez-vous, les bonnes affaires sont plutôt rares. Allez ! Suivez-moi ! »
Escoperto retrempa brièvement son visage dans l’eau avant de donner une tape sur la croupe du cheval qui s’en fut au galop en direction du désert. Sans doute finirait-il par retrouver El Jackal, sinon la baraque de Ma’. Désormais, il n’en avait plus besoin et il ne serait pas dit qu’il se soit fait voleur de bétail en sus d’être un prétendu violeur de fillettes. Puis il emboîta le pas de son hôtesse occasionnelle. Rien que de penser au bol de soupe, son estomac s’était mis à gronder. Une fois restauré, il serait alors temps de gagner la station et de rejoindre un autre niveau où il serait, sinon en sécurité, du moins suffisamment éloigné de ses poursuivants pour espérer leur échapper définitivement : aux trois pistoleros, bien sûr, mais surtout à Slim Dakota. Quel crétin, ce bounty hunter ! Tel un taureau furieux, il fonçait sans se donner la peine de vérifier si celui qu’on avait condamné était bien l’ignoble individu qu’on lui avait décrit, reconnu coupable d’avoir abusé et assassiné une gamine. Lui, il savait qui était le salaud, mais ça ne servait à rien de nier. Dans l’esprit du chasseur de primes, seule comptait la récompense ; et le Baron qui avait mis sa tête à prix avait largement de quoi régler le deal rubis sur ongle.
*
* *
Keith, Lesterner et Carsten n’avaient pas eu le temps de réagir. Escoperto avait filé comme le vent, et ils se retrouvaient comme trois andouilles au milieu du chaos de rochers, sans autre moyen de locomotion que leurs propres jambes – les jongleurs s’étant malheureusement éclipsés – alors qu’ils étaient persuadés en avoir fini avec la traque. Deux fois qu’il leur glissait entre les doigts, le Ramirez. Et ils le voyaient à présent, sur l’écran du traceur, qui fonçait vers l’est à bride abattue. Nul doute que McHennery leur passerait un sérieux shampoing lorsqu’ils le rejoindraient.
Il ne leur restait plus qu’à prendre la route. En ne traînant pas trop, ils pourraient être à Cemetery avant le soir.
Une fois les roches traversées, ils retrouvèrent les terres sèches et bientôt brûlantes du désert. Keith avait noué son foulard au-dessus de son crâne quasiment chauve pour se protéger d’une évidente insolation. Lesterner avait accroché son blouson de cuir dans le dos, sa chemise à carreaux déjà trempée de sueur. Seul Carsten semblait ne point trop souffrir.
Ils marchaient depuis plus d’une heure lorsqu’ils virent passer à quelque distance la monture du chasseur de primes qu’ils avaient laissé loin derrière chez Ma’ Berki. Ils comprirent aussitôt que Slim Dakota ne tarderait guère à les dépasser si d’aventure l’appaloosa le retrouvait. On sait l’attachement qu’ont certains animaux pour leur maître ; si ce cheval-là était de cette trempe, c’est eux qui auraient bientôt un temps de retard.
Mais Slim Dakota, monté sur Quicksilver, ne les dépassa qu’au crépuscule, alors qu’ils étaient en vue de la bourgade.
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* *
Cemetery Town était une localité comme bien d’autres : quelques baraques en bois, un corral, une boîte de jeux – le Game Over – où l’on pouvait se soûler à loisir et vider son escarcelle, un semblant de tribunal qui hébergeait l’unique représentant d’une loi qui n’en était pas vraiment une. Et guère plus d’une centaine d’âmes, le sexe dit faible n’atteignant pas la barre des 20 %. Jonah McHennery, qui avait réuni une petite troupe dans le bouiboui, tenait conciliabule avec un ancien officier de l’armée de feu les U.S.A. Il était arrivé dans l’après-midi avec ses hommes par translateur autonome, un appareil dernier cri et hors de prix, guère plus grand qu’une zapette des téléviseurs d’antan.
Les hommes de main buvaient et parlaient gras. Sous le regard bienveillant du tenancier, un grand échalas du nom de Red Bernoff, aussi pingre que sa maigreur, lutinait la seule et unique serveuse qui se prêtait au jeu de mauvaise grâce. Elle était plutôt jolie, une brunette aux yeux sombres comme son teint, qui masquait tant bien que mal une timidité maladive. Et Ben, le fils du Baron, attablé un peu à l’écart du comptoir, lorgnait sans vergogne une gamine de sept ou huit ans – peut-être celle de la barmaid – qui jouait, accroupie sur le plancher, avec des bobines de fil vides depuis belle lurette.
Lorsqu’il atteignit enfin la bourgade, suivi à distance respectable par les traqueurs bredouilles, Slim se dirigea vers l’établissement. La nuit venait de tomber et quelques lanternes à huile accrochées çà et là aux façades ménageaient un peu de clarté tout au long de l’unique rue.
Après avoir attaché sa monture, il entra dans la salle. Un concert de rires et de quolibets l’accueillit.
« Vous voilà enfin, fit McHennery en s’avançant vers Dakota d’un air moqueur. Je m’aperçois que vous avez encore fait chou blanc. Décidément, mon cher Slim, vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même. Heureusement, j’ai d’autres ressources pour venir à bout du métis. Le colonel Wayne Durmock ici présent – l’homme s’inclina – et tous mes affiliés vont se lancer demain matin au chant du colt à la chasse à l’homme. Je crois que, cette fois, il ne nous échappera pas, aussi futé soit-il. »
McHennery, que tout le monde surnommait le Baron, avait un visage aussi mémorable que sa réputation. Des yeux froids de crotale et des traits burinés par les intempéries. Les centaines de têtes de bétail capturées ou volées qu’il possédait en faisaient le principal fournisseur de viande et de lait à plusieurs niveaux à la ronde.
« Vous savez donc où il se trouve ? questionna Dakota.
— Naturellement ! Nous avons pris les mesures qui s’imposaient pour localiser notre homme. À l’intérieur de son sombrero se trouve une puce que l’un des acrobates a pris le soin d’incruster tandis que le métis était captivé par l’une des danseuses au saloon de Ma’.
— Pourtant, les trois hommes qui les accompagnaient…
— Ne me parlez pas de ces minables ! le coupa McHennery en ricanant. Ils le tenaient. Et pfuit ! L’oiseau s’est envolé sous leur nez.
— Je suppose qu’il ne doit pas être très loin. Sans nourriture ni eau, où pourrait-il aller ? Il n’y a qu’ici qu’il peut se sustenter. »
La serveuse arriva à cet instant avec un verre de whisky qu’elle tendit cavalièrement à Slim. Il la remercia et avala aussitôt une première gorgée. L’alcool n’était point trop frelaté ; il l’apprécia tout en parcourant la salle du regard.
« Vous ne vous trompez pas. Il est même tellement proche que nous pourrons sans doute laisser nos chevaux au corral.
— Je vois en effet que vous êtes fort bien accompagné, fit Dakota en accompagnant sa phrase d’une mimique. Mazette ! À vue de nez, je compte une bonne dizaine de gaillards. Tous à vous, je présume. Mais… je ne vois pas Ben, votre fils. D’ordinaire, il est toujours accroché à vos basques. »
Le Baron faillit sursauter sous le coup de la surprise. Il tenta de se ressaisir en répondant par une banalité, mais le chasseur de primes ne fut pas dupe : il était clair que Ben avait échappé à la vigilance de son père et de ses acolytes.
« Faites de nouveau remplir votre verre, fit promptement McHennery, c’est moi qui vous l’offre. Et permettez que je vous laisse, il me reste diverses affaires à régler… Vous venez, colonel ? »
Les deux hommes s’éloignèrent vivement. Dakota fronça les sourcils en se dirigeant vers le bar. La serveuse allait et venait entre les tables pour servir et desservir en s’efforçant d’éviter les mains baladeuses de son soupirant du moment. L’air ambiant s’était néanmoins nettement refroidi depuis quelques instants ; les conversations avaient cessé tandis que le Baron quittait la salle ; elles reprirent, presque à mi-voix, une fois celui-ci et le colonel disparus en haut des marches menant à l’étage.
« M’est avis, songea Slim, que l’absence soudaine du fiston pose un très sérieux problème à notre employeur. »
Lorsque les trois pistoleros bredouilles arrivèrent enfin, couverts de poussière, le visage comme enduit de plâtre, nulle raillerie ne vint les accueillir. Les visages s’étaient fermés depuis que le fils de l’éleveur s’était éclipsé. La plaisanterie n’était plus de mise.
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Le couloir de l’étage de la maison de jeux desservait les chambres des occupants de passage avant de tourner à angle droit pour accéder aux pièces réservées au propriétaire et aux employés. Jonah McHennery et le colonel Durmock se dirigèrent sans hésiter dans cette seconde partie.
Une fois le coude franchi, Jonah crut entendre un murmure venant de la première pièce. Il colla son oreille contre le battant. À l’intérieur, on y parlait à voix basse, mais suffisamment fort cependant pour que le chuchotement soit perceptible.
La poignée tourna librement. Une légère poussée et la porte s’entrouvrit. Jonah pénétra sans bruit, suivi comme son ombre par le colonel Durmock. Ben était agenouillé au pied du lit et susurrait quelque conte de son invention à la gamine assise en face de lui tout en lui caressant les cheveux.
Jonah s’approcha vivement et lui appliqua une gifle magistrale qui l’envoya bouler deux bons mètres plus loin.
« Ça ne t’a pas encore servi de leçon, espèce d’imbécile ! vociféra le Baron. Et presque sous les yeux de Dakota qui plus est ! Quand est-ce que tu vas cesser tes conneries ? »
Il se tourna vers le colonel.
« Prenez la poupée sur la commode et reconduisez la petite ! Nous vous rejoindrons un peu plus tard… »
Wayne Durmock sortit aussitôt en emmenant la fillette. Peu après, il redescendait dans la salle de jeux, l’enfant sur ses talons, une poupée dans les bras.
Dakota, qui ne les avait pas quittés du regard depuis qu’ils étaient apparus en haut des marches, se promit d’interroger la gamine aussi vite que possible. Il y avait gros à parier que Ben McHennery n’était pas un ange, mais plus vraisemblablement un démon.
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Armés de carabines et de fusils de divers calibres, la plupart équipés de traceurs, la bande à McHennery était réunie au complet devant l’entrée du Game Over.
« Vous avez passé les consignes à chacun d’eux ? fit le Baron en s’adressant au colonel.
— Ils savent exactement ce qu’ils doivent faire. J’ai moi-même fait le tour de la maison auparavant : la porte d’entrée et toutes les fenêtres seront sous le feu de nos hommes. Il n’a pas la moindre chance de nous échapper.
— Et vous, Dakota, venez-vous participer à l’hallali ?
— Je ne pense pas que ma présence soit d’une quelconque utilité. J’assisterai de loin à la capture du métis.
— Dans ce cas… » fit McHennery qui ajouta d’une voix forte à l’intention de ses hommes de main : « Faites en sorte que tout ceci soit rondement mené. »
Sur ces mots, il arracha de son ceinturon l’impressionnant Colt 45 à canon long qu’il tenait, affirmait-il, d’un lointain ancêtre ayant participé à la Guerre de Sécession, le leva vers le ciel et pressa la détente. La détonation donnait le signal convenu : la chasse était lancée.
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En un rien de temps, la maison fut encerclée. Le colonel Durmock s’approcha de la porte d’entrée et, après avoir frappé de la crosse de son révolver contre le battant, cria :
« Sortez les mains en l’air, Ramirez ! La maison est cernée. »
Il perçut quelques bruits à l’intérieur du logis, mais nul ne fit mine de vouloir sortir.
« Dernier avertissement, Ramirez ! Rendez-vous ! Vous aurez droit à un jugement équitable ! »
Une voix féminine se fit alors entendre.
« L’homme que vous cherchez n’est pas ici, monsieur. Je suis toute seule.
— Si c’est le cas, ouvrez et laissez-nous entrer. Il ne vous sera fait aucun mal. »
Après quelques instants, la porte s’entrouvrit. Une jeune femme apparut, qui n’en menait visiblement pas large. Elle sortit et tendit la main vers l’intérieur.
« Fouillez autant que vous voudrez, proposa-t-elle. Mais il n’y a personne d’autre que moi, je vous l’assure. »
Le colonel fit un signe à deux des hommes et tous trois pénétrèrent dans le logis. Ils ressortirent quelques minutes plus tard, Durmock tenant un sombrero à la main.
« Il n’est plus là ! fit-il à l’adresse du Baron. Mais il y était encore il y a peu de temps. Il a laissé son chapeau ici et c’est ce qui nous a induits en erreur. »
McHennery s’approcha de la jeune femme.
« Où est-il à présent ? gronda-t-il en l’empoignant par une épaule. Parlez ! Nous n’avons pas de temps à perdre.
— Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Il m’a juste demandé où se trouvait le relais le plus proche avant de partir.
— Damned ! lâcha le Baron. Ce scélérat nous a encore filé sous le nez. Allez ! Tout le monde à la station. Il ne faut pas qu’il nous échappe. »
À quelques pas, Dakota jubilait. Décidément, cette chasse à l’homme lui plaisait chaque instant davantage. C’était bien la première fois qu’un gibier humain lui donnait autant de fil à retordre. Le métis, en fin de compte, commençait à lui être sympathique.
« Vous n’avez plus guère de moyens de le repérer, Baron, fit Dakota. Nous allons devoir organiser une battue à l’ancienne.
— Et que suggérez-vous ?
— L’homme est à pied et je ne vois ici qu’un seul endroit où il a pu se réfugier : le massif que nous apercevons à l’ouest. Et nous avons nos chevaux. Je propose que nous nous scindions en trois groupes, ainsi nous pourrons encercler le secteur où il s’est retranché.
— C’est fort bien vu ! acquiesça McHennery. Je suppose que vous allez la jouer solo afin de toucher seul la prime ? Je me trompe ?
— Prenez la moitié de vos troupes et contournez la colline par le nord, proposa Slim Dakota sans répondre à la question. Le colonel pourrait quant à lui filer vers le sud avec le reste de vos hommes. Pour ma part, je m’y rendrai droit devant et, avec votre accord, j’emmènerai votre fils. Il a besoin d’être aguerri, et il aura ainsi l’occasion d’apprendre à débusquer le gibier.
— Vous risquez gros en attaquant de face et quasiment seul un gaillard de cet acabit.
— Vous vous faites du souci pour moi ?
— Pas vraiment. Mais pour mon garçon, davantage !
— S’il reste derrière moi, répondit Dakota en caressant la crosse de son Mathuser, que pourrait-il lui arriver ?
— En effet ! Alors, tout le monde en selle ! Et que le meilleur gagne ! »
Tout ce beau monde se précipita à l’intérieur de l’enclos, monta qui son nokota, qui son mustang. Le Baron enfourcha sa monture habituelle, un camarillo blanc de belle prestance. Ce n’est qu’une fois tous les chasseurs partis que Slim Dakota pénétra enfin dans le corral où l’attendait son appaloosa, harnaché avec un attirail que lui avait procuré le Baron. Ben l’attendait déjà sur son blazer, une bête particulièrement docile, particulièrement efficace lors des rassemblements de troupeaux.
D’un claquement de langue, Slim lança l’animal au petit trot. Il ne disposait que du bracelet de détection pour identifier une chaleur humaine, mais il n’en aurait pas besoin : il devinait où pouvait se nicher Escoperto Ramirez.
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* *
Blotti dans une niche que ménageait la falaise, le métis observait avec attention le lointain. Les cavaliers commençaient à entourer le relief accidenté où il avait trouvé refuge. Mais, pour l’instant, il se sentait en sécurité. La rapidité avec laquelle les éclaireurs du Baron avaient retrouvé sa trace l’avait incité à ausculter pouce par pouce chacun de ses vêtements, et il avait fini par découvrir le pot aux roses : une minuscule puce implantée à l’intérieur du sombrero qu’il avait troqué contre un bol de soupe. Mais l’étau s’était finalement resserré sur lui et il ne discernait plus la moindre échappatoire. Dans l’immédiat, il se doutait que les recherches allaient se concentrer sur les pentes arides puis sur les nombreux taillis qui avaient envahi l’essentiel du plateau. Mais avant qu’ils songent à explorer la falaise, il se passerait pas mal de temps, peut-être suffisamment pour lui permettre de descendre la vertigineuse paroi rocheuse et parvenir en bas avant d’être découvert. Si tout se passait bien, il pourrait retourner au village sain et sauf et, par le biais du relais, retourner à Cemetery.
Au loin, les silhouettes des cavaliers glissèrent vers le nord ou vers le sud avant de disparaître. Il s’accorda quelques minutes puis se décida à tenter la descente.
« À ta place, gronda une voix au-dessus de lui, je n’essaierai même pas ! Remonte prudemment et garde tes mains bien en évidence. J’aurais regret de devoir t’abattre. »
Le Mathuser 95 de Dakota était persuasif. Il quitta l’anfractuosité dans laquelle il s’était réfugié et se hissa aux pieds du chasseur de primes.
« Comment avez-vous fait pour me trouver ? demanda Ramirez avec un soupçon d’admiration.
— Le métier, fit Dakota. Le métier, mon ami. Toute proie laisse des traces, même les plus infimes. »
Dans le même temps, il s’était écarté de quelques pas pour garder Escoperto à portée de tir tout en surveillant le fils McHennery qu’il devinait extrêmement nerveux.
« Alors, comme ça, vous allez m’abattre et empocher les doros ! tenta le métis.
— Je ne crois pas. En revanche, je suis certain que toi et… lui avez un compte à régler.
— Vous avez fini par deviner ?
— Deviner n’est pas le terme exact. Disons plutôt que j’ai fini par comprendre à partir de certains comportements et de la confession d’une enfant. N’est-ce pas, Ben ? fit-il en haussant le ton. Tu les aimes les gamines ! Au point de commettre le pire pour ne pas être inquiété. Tu as quand même eu de la chance qu’Escoperto arrive au bon moment : un étranger – un métis de surcroît – découvrant ta victime et se penchant sur elle… Quelle aubaine ! Il était facile de le faire accuser, surtout avec le témoignage des cow-boys de ton père.
— Je n’ai rien fait ! » pleurnicha Ben qui aurait bien voulu s’emparer de son arme – mais celle pointée dans sa direction par El Jackal était par trop dissuasive.
À reculons, Dakota rejoignit son cheval et tira des fontes de la selle une carabine qu’il montra à Escoperto.
« Le jugement de Dieu ! expliqua-t-il à l’intention de Ben McHennery. Autrefois, on s’en remettait à lui pour régler certains différends. Si tu es aussi innocent que tu le prétends, le Seigneur te rendra justice. »
Escoperto, d’un geste, refusa l’arme que lui tendait Dakota.
« Pas de carabine ni de révolver ? » s’étonna Dakota.
Escoperto secoua la tête et lui indiqua le poignard glissé dans l’une de ses bottes.
« Je préfère le couteau ! » fit-il avec un sourire.
Il se trouvait à une dizaine de mètres de son adversaire ; le dos au soleil.
Le chasseur de primes esquissa une grimace en lui tendant l’arme. Puis il s’éloigna à distance respectable.
Les deux adversaires s’observaient. Le choc des regards ne dura guère. Brusquement, Ben porta la main à son arme, la tira de son étui en même temps qu’il reculait le chien et pointait le canon dans la direction de son adversaire. Mais il n’eut pas le temps de presser la détente. Le poignard s’était planté juste au milieu du front. Ben tomba en arrière. Sa nuque heurta une saillie de roche. La mort venait d’avoir raison de lui.
Le Baron arrivait au même instant accompagné du colonel, ses hommes de main suivant quelques centaines de mètres en arrière. Dakota lança à Escoperto la carabine que le métis avait refusée peu auparavant. S’il devait y avoir combat, cette fois, une telle arme devenait indispensable.
« Que s’est-il passé ? hurla McHennery sans s’approcher davantage à la vue du Mathuser et de la carabine pointés sur eux.
— Justice a été faite ! répondit Dakota. Vous m’aviez caché que votre fils avait un faible pour les petites filles. Dieu a rendu son verdict.
— C’est vous qui l’avez tué ? »
Le Baron n’attendit pas la réponse. Fou de rage, il sortit son arme et fit feu. Le Mathuser cracha lui aussi son venin de plomb. Frappé à l’épaule, Dakota eut un mouvement de recul tandis que le Baron s’effondrait. Le colonel, qui avait fit feu à son tour vacilla un instant sur sa selle avant de tomber à terre. La balle qu’il avait tirée avait effleuré le métis tandis que celui-ci plongeait à terre, mais Escoperto n’avait pas manqué sa cible.
Les deux rescapés du combat se regardèrent. Puis ils aperçurent les hommes de main de McHennery qui avaient stoppé leurs montures pour assister au duel et qui, à présent, tournaient bride et repartaient au grand galop.
« Blessé, Jackal, constata Escoperto à voix haute.
— Ça devrait aller, fit Dakota en hochant la tête. Raging Bull est à deux pas ; là-bas, je trouverai bien une âme charitable. »
Le métis avait rejoint le cheval du Baron. Il sauta en selle et s’exclama juste avant de presser les flancs de l’animal.
« Alors, à ne plus se revoir, l’ami ! »
Dakota se contenta de sourire tandis que l’univers se brouillait et annihilait le décor.
Le bunker émergeait à peine de la terre qui, d’une soudaine poussée, l’avait quasiment recouvert. Quelques panneaux voltaïques miraculeusement épargnés persistaient à recueillir le rayonnement solaire. À l’intérieur, nulle âme qui vive. Dans la pièce principale, deux malheureux squelettes, que quelques lambeaux de vêtements tentaient de recouvrir, s’efforçaient vainement d’achever un repas pourrissant dans les assiettes disposées devant eux. Un peu plus loin, ce qu’il restait d’un enfant d’une dizaine d’années contemplait un écran. Noir un instant, l’écran s’éclaira peu à peu. Des lettres s’inscrivirent pour former un titre que plus personne ne pourrait jamais lire. Le visage taillé à la serpe de Slim apparut bientôt. Et la version enregistrée du jeu vidéo Manhunt Dakota recommença à se dérouler. Mais seuls les fantômes des anciens occupants en suivraient les péripéties. Ainsi que quelques lézards, scorpions et autres rescapés de l’ère d’une humanité disparue.
Lorsque Pierre Gévart évoqua l’idée de me consacrer un dossier dans sa revue Galaxies, j’en fus bien entendu très honoré, mais il me fallait lui remettre une nouvelle inédite. Et rien n’est plus angoissant que de se trouver au pied du mur avec rien de consistant à proposer. Enfin, quand je dis rien, ce n’était pas tout à fait exact. J’avais un titre en tête depuis des mois, voire davantage. Le titre, fort heureusement, ce qu’il n’avait pas enclenché auparavant, a fini par accoucher du récit qui précède. Inquiet néanmoins, une fois celui-ci bouclé, je me permis de l’adresser à mon ami Jean-Pierre Andrevon… qui le jugea publiable. Le voici.
Première publication :
Revue Galaxies n° 31, septembre 2014
Version revue et corrigée à l’occasion de ce recueil.