Chronoléthite


La maison était accrochée au flanc de la montagne, au-dessus des carrières oubliées de granit, presque à cheval sur le torrent qui se perd au bout du village, dans le petit étang, quelque deux cents mètres en contrebas. Le village, d’ailleurs, avait depuis longtemps oublié la maison, cachée comme elle était derrière le petit bois de pins, et surtout enracinée sur la pente trop raide. Autrefois, les gens avaient su qu’elle était sa maison ; mais, depuis la fuite de sa femme, l’homme ne s’était jamais plus montré dans les ruelles ou à l’auberge. On s’était étonné au début. Et puis, on avait fini par l’ignorer... Seuls quelques chasseurs disaient l’avoir aperçu en haut de l’à-pic, sur les pâturages, menant brouter son unique et squelettique chèvre.

Mais il y avait au moins dix ans de cela.

Depuis, les gamins du village étaient partis faire leur vie. Et ceux qui se battaient désormais, au clavier de leur ordinateur, sur le dernier jeu vidéo, ne savaient rien de l’homme dans sa maison un peu plus haut.

*

* *

C’était arrivé aussi brutalement qu’un stupide accident fauchant à l’improviste ; à cela près qu’il n’y avait absolument rien eu, sinon sa chute – son effondrement plutôt – et l’immense trou noir d’où il venait d’émerger.

Immédiatement, il revécut sa promenade : les pins chargés d’odeurs lascives, l’eau claire et tintante caressant sa main, les échos du monde, plus bas... puis il était tombé, sans trop savoir pourquoi, la tête dans les fougères. Il se souvint très bien qu’à cet instant, le ciel s’était levé : l’horizon avait fui... et la terre était montée, montée... pour lui ouvrir son gouffre. Il n’était pas cardiaque, cependant ; pas davantage fatigué ou nerveux ; encore moins sujet à des vertiges ou à des troubles. Rien que triste, et toujours agrippé par le souvenir de l’épouse qui, un soir, avait fui, lourde de l’enfant d’un autre.

Il n’expliquait pas sa syncope à son réveil. Et il s’étonna bien plus de son état : corps immobile et impuissant, avec un rien de vie, tout au fond des prunelles.

Alors, il eut peur. Une angoisse terrible empoigna son âme et brouilla ses perceptions. Vainement, il essaya de s’agiter, d’allonger un bras, d’appeler. Il ne parvint qu’à meurtrir un peu plus son cerveau élancé de piqûres.

Plus tard, il se calma. La douleur se fit plus supportable. Puis elle se mua en une lourdeur insurmontable qui l’entraîna dans une somnolence sans rêves.

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* *

La première sensation qu’il éprouva après cet étrange coma lui fit croire à un cauchemar. Puis, lentement, il se pénétra de ce phénomène nouveau qui effilochait les formes, rendait flous les nuages, offrait une perspective insolite, concave et dégradée. Il l’accepta comme la conséquence normale de son nouvel état. Par la suite, il attacha cette impression à la fixité de ses yeux qu’il compara à deux hublots entachés de buée. Il s’accoutuma au même décor qu’ils lui permirent de détailler. Il en arriva enfin à s’oublier lui-même pour le paysage alentour.

Les couleurs s’effaçaient. Ce fut son premier regret. Elles se muaient imperceptiblement en un gris seulement varié par les éclairements et les ombres. Les arbres grisonnaient, ainsi que le ciel et le pré : un paysage d’une tristesse horrible et d’une sécheresse révoltante. Les sons, eux aussi, disparurent pour se muer en un faible bourdonnement, uniforme et lancinant. Et si les oiseaux poursuivaient leur course dans les airs, si le vent frôlait encore la végétation souple, seul le faux silence d’un inconcevable mugissement persistait à ses oreilles... comme si une coquille Saint-Jacques s’y était invisiblement plaquée. Enfin, le temps perdit sa juste consistance. Il oublia très vite depuis quand il était ainsi, allongé, paralysé, mort peut-être. Il oublia combien de jours passaient. Il ne s’inquiéta plus que de son ridicule bout de paysage, inodore, insipide et gris, dans lequel il reportait toute la vie qui lui restait.

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Et le temps passa ; malgré lui, ou à cause…

Les jours succédèrent aux nuits ; les nuits effacèrent les jours ; aucun n’était semblable ; il lui sembla même qu’ils raccourcissaient un peu plus à chaque passage. Quant aux rares êtres qu’il apercevait fugitivement dans le cône de sa vision, ils allaient à des allures folles – sitôt vus, déjà partis. Parfois, il ne soupçonnait qu’avec peine leur passage fugace.

Le plus étonnant de cette étrangeté qu’il s’habituait à subir résidait dans le passage du soleil du zénith à l’occident. Il y descendait à une vitesse telle que l’astre n’était plus le cercle habituel, mais un ovale dont la lueur lui était facilement soutenable.

Une fois, une chèvre – la sienne peut-être – vint brouter à moins de dix pas. Il constata avec stupeur qu’elle avalait avec une hâte excessive. Elle sautilla une ou deux fois, puis parut s’envoler, dans un départ foudroyant... Il se remémora alors les vieux films de son enfance. Il compara. C’était un peu cela, en beaucoup plus rapide, en beaucoup plus uni, tout aussi anormal. Il essaya bien de comprendre, mais il se laissa captiver par son habituelle et changeante vision.

Peut-être caressait-il encore l’espoir que quelqu’un le découvre, mais cette espérance était déjà bien loin dans le fond de son subconscient.

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* *

Les jours, à présent, se succédaient à une cadence effroyable. Il ne parvenait plus à distinguer la nuit du jour et les jours des autres jours. Le ciel lui offrait un éclat semblablement grisâtre. La végétation seule tranchait dans l’uniformité, évoluant, se couvrant ou se découvrant de ses feuilles et de ses fleurs. Depuis longtemps, il avait renoncé à identifier les passages des animaux sur l’écran de sa vision... Ils avaient été une trace, puis un écho, enfin une intuition... Alors, il avait cessé tout effort et les avait tout à fait ignorés.

Peu à peu, il perdit aussi l’habitude de distinguer les ans, tellement la nature capricieuse se déplaçait dans son petit angle d’univers et accumulait de façon étonnante les printemps et les hivers. Et il se reprit à penser à lui. Il se souvint qu’il existait. Il eut une première sensation de nouvelle vie ; et il essaya de remuer un doigt. Il se concentra, se tourmenta, souffrit... parvint enfin à le bouger de quelques millimètres… le temps pour les années de s’accumuler sur des siècles.

Ensuite, il remua la main... le poignet... le bras... le temps d’un millénaire.

Puis il bougea son corps tout entier. Et il parvint à se relever.

Mais il ne reconnut plus le monde autour de lui. Ses yeux avaient repris leur normale mobilité et découvraient des effondrements de montagne, des inondations d’océan, des éruptions soudaines de l’autre côté des flots qui comblaient maintenant la plaine. Plus près de lui, une forêt inextricable avançait, menaçante, escaladant les rocs élimés de granit.

Il recula et monta vers la cime de la montagne. La forêt avança aussi. Puis elle s’en retourna soudainement se noyer dans les eaux rongeantes tout au bas de la pente. Le ciel, seul, conservait une impassibilité de cendre, agité d’un courant incertain, tout comme un marécage.

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* *

Et puis, tout s’effaça.

Il fut emporté par un ouragan titanesque. Le monde et le ciel ne furent bientôt plus qu’un songe qui fuyait. Et le calme plat d’un nouveau ciel tout bleu s’étala sur ses yeux.

Il était assis sur de l’herbe tendre et verte.

Un ruisseau chantait sous ses doigts qui tremblaient.

Des gens accouraient pour l’accueillir...

... le premier naufragé du temps...

... d’un temps dont les millions d’années n’étaient plus rien que des secondes.

Ce texte a représenté pour moi une « intronisation » dans le monde alors relativement fermé des auteurs de la revue Fiction dont j’étais un fervent lecteur depuis de nombreuses années. La concrétisation d’un rêve en quelque sorte. En la présentant, Alain Dorémieux se montrait fort encourageant puisqu’il annonçait que l’on lirait par la suite d’autres nouvelles de Guy Scovel, mon pseudonyme de l’époque. Ce qui fut le cas et, en quelque sorte, le réel début de ma carrière parallèle d’écrivain après un « Banc d’Essai » qui m’avait été accordé peu auparavant.

Première publication :

Revue Fiction n° 149 – avril 1966

 

Autre publication :

Italie – Revue Fantasy – janvier 1967

(traduction Roberto Temporini)

 

 

Version revue et corrigée à l’occasion de ce recueil.