À ma nièce Sylvie retrouvée après bien des années
sans doute grâce au texte qui suit
Un souffle, un bruit infime, un rien lui fit ouvrir un œil et porter instinctivement la main au long poignard qui ne quittait jamais l’étui fixé à sa ceinture. À moins d’une demi-heure de marche, des êtres humains progressaient dans sa direction. Une vingtaine ; peut-être davantage. Depuis la fourche de l’arbre dans lequel il venait de passer la nuit, l’homme-singe ne pouvait les apercevoir, mais son sixième sens ne le trompait jamais. Il se redressa, grimpa un peu plus haut et scruta la direction d’où parvenaient les piétinements perçus.
Au bout de quelques instants, il finit par apercevoir la colonne : une longue file conduite par deux hommes blancs accompagnés d’une femme. Suivaient les porteurs, une quinzaine de boranas. Quatre d’entre eux portaient un brancard sur lequel, installé dans une sorte de siège, trônait un troisième étranger. Il remarqua également un indigène, mains liées dans le dos, qui semblait provenir des terres plus au sud, un konso fort probablement. Les étrangers, à l’exception de l’homme sur la chaise, étaient tous armés de fusils, la tête couverte d’un casque colonial et vêtus d’habits de toile blanc-gris, habituels aux explorateurs et aux chasseurs de fauves. Il supposa que la colonne avait profité de la pleine lune pour marcher durant la deuxième partie de la nuit. Sans doute envisageaient-ils d’installer un bivouac sur le rivage du lac distant d’un peu moins d’une heure.
Lorsque la troupe passa à proximité, l’homme-singe capta quelques bribes de conversations. Rien cependant qui puisse le renseigner sur le but de l’expédition. Il ne put saisir que le prénom de l’un d’entre eux – William – ainsi que leurs inquiétudes concernant l’état de santé de celui qui se trouvait sur le brancard et qu’ils qualifiaient de Prince.
Une fois la colonne suffisamment éloignée, l’homme singe se laissa couler au pied de l’arbre, après avoir ajusté le carquois à son dos et ceint son arc, et il entreprit de la suivre à distance respectable. La végétation, conséquente, ainsi que le relief de plus en plus tourmenté à mesure que l’on se rapprochait des hauts plateaux le dispensaient de trop de précautions. D’ailleurs, personne parmi la troupe ne devait suspecter qu’un homme puisse les suivre dans cette contrée tout aussi sauvage qu’inexplorée, territoire réservé des loups et des lions.
C’était la première fois que le Seigneur de la jungle se retrouvait aussi loin de son territoire. Il n’aurait d’ailleurs su exprimer clairement les motifs qui l’avaient conduit près des sources du fleuve sacré : tout était parti d’un message transmis par les tam-tams des tribus à propos d’un guerrier mystérieusement disparu. Rien de particulièrement étrange eu égard aux dangers inhérents à la brousse africaine ; mais Tarz’an – alors désœuvré – s’était pris d’intérêt pour cette affaire.
Il connaissait maintenant le sort qui avait soustrait aux siens le disparu. C’étaient ceux-là, les hommes blancs, qui en étaient les responsables. Ce ne serait pas la première fois – et malheureusement pas la dernière – que des expéditions menées par des trafiquants usaient de la force pour s’octroyer les services des populations locales. L’esclavage clandestin n’avait pas encore été éradiqué dans les régions les plus reculées de l’Afrique.
Le comportement de la troupe, une fois son campement établi en bordure du lac, étonna le Seigneur de la jungle : manifestement, ces hommes ne s’apprêtaient pas à organiser une battue. Devait-il en conclure que la chasse n’était pas le mobile de cette expédition ? Il est vrai que les éléphants et les rhinocéros n’étaient guère présents aux frontières du royaume de Ménélik. Mais les lions pouvaient intéresser des pourvoyeurs de parcs zoologiques ou des chasseurs à la recherche de nouveaux trophées pour décorer leur salon.
Une fois persuadé que le campement ne serait pas levé avant le lendemain, Tarz›an s’éloigna rapidement en quête de nourriture. Les baies et les racines comestibles ne manquaient pas à qui savait les reconnaître. Une fois rassasié, il retourna au lac et se glissa dans un amas de buissons suffisamment proche des tentes pour tenter d’en apprendre davantage. Mais il ne perçut rien d’autre que de banals propos sur la faune et la flore environnante, rien qui lui permette de découvrir la raison d’être de cette expédition. Cependant, deux éléments nouveaux le confortèrent dans l’idée qu’il ne s’agissait en aucun cas d’un safari ordinaire. En premier lieu, l’indigène konso avait été entravé et allongé dans l’une des tentes devant laquelle un des hommes blancs montait la garde. Quant à celui qui voyageait sur la chaise portée, un vieil homme au teint blême, installé près du feu de camp, il était aux soins de la jeune femme qui lui faisait avaler un bouillon à l’aide d’une cuillère de bois. Pourquoi un homme âgé, dans un état de fatigue aussi évident, se retrouvait-il dans de telles contrées inhospitalières, c’était un mystère que l’homme singe se jurait bien de découvrir.
Le soleil n’était pas encore levé lorsque les hommes plièrent les tentes, avalèrent un frugal déjeuner et se mirent en route. Plein sud, en direction des hauts plateaux.
L’homme singe se demanda ce qui pouvait bien les attirer dans cette direction. À sa connaissance, il n’y avait rien à espérer du côté des montagnes. D’abord, il fallait traverser une forêt vierge particulièrement touffue et redoutable. Et c’étaient ensuite de nombreux volcans en activité qui rendaient la région sujette à de fréquentes coulées de lave et autres éruptions. Il finit par se convaincre que cette troupe d’apparence pacifique – à l’exception de la présence du prisonnier konso – se destinait à l’exploration de territoires inconnus de l’homme blanc et il envisageait de s’en retourner dans son domaine lorsqu’une halte, provoquée par quelque malaise du vieil homme sur la chaise, le retint dans son intention.
Les nombreux massifs épineux qui parsemaient les lieux lui permettant de se rapprocher sans risque, Tarz’an se glissa à faible distance de la colonne. Étendu à terre, l’homme peinait à respirer. La jeune femme, une infirmière sans doute, tentait de lui faire avaler un peu du liquide contenu dans une fiole tandis que celui qui se faisait appeler William lui éventait le visage avec un morceau de tissu. Les propos qu’ils échangeaient ne laissaient aucun doute sur leur impatience à parvenir au but de leur voyage ; le vieillard – un certain prince Dakkar – étant sur le point d’expirer.
« Notre guide affirme que nous n’en avons plus que pour deux à trois jours avant de parvenir à la source, déclara William.
— Mais tiendra-t-il jusque-là, » fit la jeune femme avec un long soupir.
L’homme qui se trouvait en queue de colonne se rapprocha à grands pas. Regard fuyant et visage en partie mangé par une abondante barbe, il demanda d’une voix impatiente et dans un mauvais anglais ce qu’il se passait. Allait-on bientôt reprendre la route… car la journée avançait.
« Il est hors de question de repartir avant que le prince ait recouvré ses esprits, mon cher Grigori Efimovitch, répondit la jeune femme sans lever les yeux et d’une voix qui n’autorisait aucune réplique. Mais rien ne vous interdit de prendre les devants.
— Vous savez bien, miss, que je ne connais rien à cette région.
— Dans ce cas, je vous suggère de reprendre votre place et d’attendre. »
Le dénommé Grigori regagna en bougonnant l’arrière de la colonne et alla s’asseoir au pied d’un arbre rabougri. Il porta à ses lèvres une gourde qu’il portait accrochée à son ceinturon et avala plusieurs gorgées, de la bière de mil obtenue au dernier village borana qu’ils avaient traversé l’avant-veille. La tiédeur du breuvage lui arracha une grimace. Après avoir rebouché la gourde, il s’épongea le front avec l’écharpe qui flottait autour de son cou et ferma les yeux en entamant une sorte de prière dans une langue que Tarz’an ne connaissait pas.
Pendant ce temps, le prince semblait peu à peu reprendre ses esprits. La chaleur était déjà suffocante. Sans doute n’était-elle pas étrangère aux difficultés à respirer du vieil homme. Finalement, au bout de quelques minutes, et sur un signe de la tête affirmant qu’il se sentait mieux, il fut hissé sur la chaise et soulevé. William donna aussitôt le signal du départ et la colonne reprit sa marche en avant en direction de la forêt et des montagnes de feu.
À la mi-journée, une courte pause fut décidée pour se restaurer de quelques morceaux de viande séchée et souffler un peu.
« Lucy ! Nous devrions atteindre les abords de la zone boisée un peu avant le crépuscule, déclara William qui s’en revenait à ses côtés après avoir consulté leur prisonnier. Nous y établirons le campement. La journée de demain devrait nous permettre de traverser la jungle.
— Nous en crois-tu capables ? La fatigue commence à se faire sentir et cette forêt pourrait bien se révéler plus vaste que tu ne le supposes ?
— La carte en notre possession est suffisamment précise et le récit de l’oncle Louis ne laisse guère de doute à ce sujet. Par ailleurs, notre prisonnier, qui connaît parfaitement cette région, m’a assuré qu’elle ne constituerait guère un obstacle.
— Ce récit, tu penses vraiment qu’il est fiable ? Ce ne sont que quelques feuillets. Et l’ouvrage paru en librairie…
— Je sais, la coupa-t-il. Les deux écrits diffèrent considérablement quant à la situation géographique de la cité. Mais il y a de bonnes raisons à cela : Leo Vincey ne tenait pas à ce que des aventuriers sans scrupule viennent souiller les lieux et s’emparer d’un tel secret. C’est pour cela qu’il a intimé à notre oncle l’ordre de déplacer la cité beaucoup plus au sud dans le manuscrit qui a été remis au célèbre romancier. Quant au texte véritable, il aurait été confié au prince, voici quelques années, lors d’un rare accostage du sous-marin, et pour une raison que j’ignore. Aussi, ma chère sœur, je suis persuadé que nous ne sommes plus guère éloignés de la ville souterraine.
— Penses-tu qu’il puisse y demeurer des survivants ? demanda-t-elle.
— C’est en effet une possibilité. Et dans ce cas, pas sûr qu’ils nous accueillent les bras ouverts ! fit-il sur un ton qui frisait la plaisanterie.
— Mais nous sommes solidement armés, n’est-ce pas ?
— En effet ! Seulement, nous ne sommes que deux… trois en t’incluant, car nous ne pouvons pas compter sur l’aide de nos porteurs. Et nous avons aussi à protéger un homme dont la vie ne tient qu’à un fil. Un fil qui pourrait à tout instant se rompre s’il venait à être blessé. »
Le disque rougeoyant était déjà bien bas sur l’horizon lorsque la ligne verte de la jungle se dessina enfin quelques hectomètres en avant de la troupe. Impulsivement, les hommes accélérèrent l’allure sans qu’il soit besoin de le leur commander.
La nuit survint presque inopinément alors que le dernier des cinq abris de toile venait d’être monté. Au centre du cercle, les premières flammes s’élevaient d’un tas de branchages recueillis sur la fin du parcours par quelques indigènes. William, qui tirait avec un évident plaisir sur le tuyau d’une courte pipe, observait les allers et venues. Le prince Dakkar était aux soins de Lucy. La jeune femme s’était débarrassée de son casque de brousse, déroulant librement sa chevelure blonde sur ses épaules. Le vieil homme lui souriait. La fraîcheur soudaine semblait l’avoir ragaillardi car il échangeait parfois quelques propos avec son infirmière. Quant à Grigori, il se tenait près des flammes que l’autre homme entretenait avec un des porteurs et se grattait pensivement la barbe. Il était malaisé de deviner ce qu’il ruminait. L’homme singe lui trouva un côté sournois et décida de surveiller un peu plus attentivement ses faits et gestes, craignant que l’individu ne prépare quelque mauvais coup.
Les autres indigènes s’étaient regroupés à part et se partageaient des injeras qu’ils garnissaient de viande ou de poisson séché. Le prisonnier konso avait été autorisé à se joindre à eux. On lui avait libéré les mains et il mangeait de bon appétit. Mais, bien qu’ils lui accordent de la nourriture, les boranas le tenaient à l’écart et se gardaient bien de lui adresser la parole.
Tarz›an s’éloigna. Il lui fallait se sustenter et se trouver un abri pour la nuit. Il gagna la forêt et s’enfonça sous le couvert. S’il était resté quelques minutes supplémentaires, sans doute aurait-il remarqué que, profitant de ce qu’on lui avait détaché les mains pour lui permettre de se restaurer et du manque de surveillance de la part des porteurs, le guerrier konso s’était peu à peu éloigné avant de disparaître à la faveur de l’obscurité.
Peu après, son évasion remarquée, il était trop tard pour espérer le retrouver.
« Bah ! s’exclama Lucy, nous sommes presque arrivés et n’avons plus autant besoin de ses services.
— Prions pour que vous ayez raison, prononça sentencieusement Grigori en levant les bras au ciel.
— Il n’empêche, rétorqua William. Une fois la zone boisée franchie, nous aurons peut-être un peu de mal, malgré la carte, à trouver le bon chemin que lui seul connaissait pour l’avoir emprunté avec notre cousin Leo.
— Que voilà par conséquent une excellente raison d’aller très vite nous coucher afin de nous lever le plus tôt possible, proposa Lucy en hochant la tête. La traversée de cette forêt et la recherche de la piste qui nous conduira à la cité demanderont sans doute plus de temps que prévu, et le temps presse ; la santé du prince ne va pas en s’améliorant. »
Sur ces mots, elle s’éloigna, silhouette gracieuse et gracile, en direction de sa tente, suivie du regard trouble de Grigori qui la couvait littéralement des yeux.
L’aube éclairait à peine le camp que les hommes démontaient déjà les abris afin de s’enfoncer au plus tôt dans la sylve, dernier obstacle avant d’atteindre le lieu de leur quête. Lucy se frottait les yeux sans parvenir vraiment à s’éveiller bien qu’elle ait ingurgité un ersatz de café que lui avait préparé William. Grigori Efimovitch, un peu à l’écart, affectait de se recueillir pour une prière matutinale. N’était-il pas un starets déjà reconnu dans sa lointaine Sibérie ? Le prince Dakkar se tenait étonnamment debout près de la chaise. Manifestement, la proximité du but qu’il s’était fixé lui avait procuré un regain d’énergie, et sans doute devrait-il avancer par ses propres moyens durant cette journée qui s’annonçait délicate à circuler dans la végétation luxuriante.
Des hurlements venus de la lisière les prirent tous au dépourvu. Le temps de se ressaisir et ils aperçurent, non sans stupéfaction, un groupe armé qui se ruait vers eux, javelots ou shotels à la main, et, à leur tête, leur captif konso évadé la veille.
Dégainant le révolver dont ils ne se séparaient que pour dormir, les trois hommes firent aussitôt feu tout en cherchant un abri inexistant tandis que Lucy se précipitait vers son paquetage contre lequel était appuyé son fusil. La première salve avait abattu trois agresseurs, deux autres à la seconde, tandis que plusieurs lances se fichaient dans le sol à quelques pas. Mais, déjà, les survivants avaient fait demi-tour, sans doute effrayés par le vacarme des armes ou par leur efficacité.
Une minute, deux peut-être s’écoulèrent. Lucy avait récupéré sa Winchester. William, le prince Dakkar et Grigori se concertaient sur la conduite à tenir. Les boranas s’étaient reculés, tremblant de peur, ne sachant s’ils devaient rester sur place ou s’enfuir.
Les bagages ainsi que les sacs à dos furent rapidement entassés pour servir d’abri, rempart dérisoire en cas d’attaque conséquente. Mais, dans l’urgence, ils ne disposaient de rien d’autre pour se protéger. Les armes en réserve furent distribuées aux porteurs qui en connaissaient l’usage. C’est alors que se produisit la deuxième charge.
Cette fois, les assaillants étaient deux fois plus nombreux, certains munis d’un bouclier peint d’étonnants motifs tribaux. Aussitôt agenouillés ou allongés derrière leurs abris de fortune, les membres armés de l’expédition déclenchèrent un tir nourri tandis que dards et javelines pleuvaient autour d’eux. Soudain, William émit une plainte auquel nul ne prêta attention car, par-dessus le bruit de la mitraille et les vociférations des sauvages, énorme, puissant, retentit depuis la lisière le cri de guerre des grands singes. Et Tarz›an jaillit du couvert des arbres, expédia quelques flèches à l’encontre des attaquants avant de s’élancer vers les assiégés qui se demandaient quel était cet individu surgi de nulle part tandis que leurs adversaires s’en retournaient dans la forêt, abandonnant derrière eux plusieurs des leurs fauchés par les balles.
Mais le soulagement fut de courte durée. William, un javelot fiché dans la poitrine, agonisait déjà. Dès qu’elle s’en aperçut, Lucy poussa un hurlement. Grigori et le prince la regardèrent d’un air effaré avant de découvrir l’état du malheureux. Mais déjà les forcenés revenaient à la charge.
Il se passa alors une chose effarante. Comme vomis par le monde vert, une horde de gorilles, sans doute alertés et galvanisés par l’appel du Seigneur de la jungle, se précipitait à leur secours. La mêlée qui s’ensuivit dura peu : en un rien de temps, les grands anthropoïdes s’étaient saisis des forcenés, les projetant dans les airs ou les étouffant contre leur torse avant de retourner dans leur domaine forestier sur un nouvel ordre de Tar’zan.
« John Graystoke ! » se présenta l’homme singe en rejoignant les membres de l’expédition. Puis, avisant le corps de William qui n’était déjà plus qu’un cadavre : « Malheureusement, je m’aperçois que je suis arrivé trop tard. »
Lucy, en larmes, se redressa et lui tendit timidement la main.
« Comment ne pas vous remercier, dit-elle entre deux sanglots. Sans votre intervention, nous serions tous morts.
— Savez-vous qui sont ceux qui nous ont attaqués, et quelle était la raison de leur colère ? » interrogea le prince Dakkar qui venait de se redresser non sans difficulté.
Tarz›an se tourna du côté des nombreux corps étendus à proximité.
« Je n’en ai pas la moindre idée. Ce n’est pas ici mon territoire. Mais sous leurs peintures de guerre, ce sont des hommes blancs comme vous. »
Le prince demeura un instant sans voix.
« Dans ce cas, je crois comprendre à présent… Mais permettez-moi de vous présenter Miss Lucy Holly, le staretz Grigori Efimovitch Raspoutine qui a bien voulu se joindre à nous au départ de Djibouti et notre malheureux ami William, le frère de Miss Lucy, qu’il va nous falloir rapidement inhumer. Je suis le prince Dakkar, responsable de cette expédition. »
Il chancela soudain, épuisé sans aucun doute par le combat mené, l’émotion causée par la perte de William et la réponse qu’il venait de fournir. Tarz›an se précipita pour le soutenir. Lucy tira d’une de ses poches le petit flacon du médicament qu’elle lui administrait régulièrement et lui en fit avaler une petite gorgée à même le goulot.
Le prince parut se remettre. Il chercha un endroit pour s’asseoir, aperçut son siège à quelques pas. Lucy fit aussitôt signe aux porteurs qui se tenaient à l’écart, encore figés par l’épouvante. Ils accoururent et rapprochèrent la chaise sur laquelle le vieil homme s’installa avec un geste de reconnaissance.
« Je dois vous dire, émit-il dans un souffle…
— Plus tard, riposta Lucy d’une voix tremblante. Reprenez quelques forces. Cela peut attendre. Nous devons d’abord nous occuper de mon frère, » acheva-t-elle tandis qu’un nouveau flot de larmes coulait sur ses joues.
Tarz›an s’avança près du corps de William, le souleva et l’emporta en direction d’un rocher qui émergeait du sol à proximité de la forêt et contre lequel il l’adossa. Grigori et Lucy l’avaient suivi.
« Je crois qu’il sera bien à cet endroit, déclara-t-il. Les esprits de la sylve et ceux de la brousse veilleront sur lui. »
Plusieurs boranas les avaient rejoints, après s’être munis de pelles. Ils commencèrent à creuser. Grigori entama une prière qui pouvait être une litanie monocorde. Tarz›an s’était légèrement reculé, par déférence pour la jeune femme qui ne parvenait pas à surmonter son chagrin. Sur son siège, le prince avait ôté son casque et, tête inclinée, adressait une ultime pensée à celui qui avait été pour lui un véritable ami.
Ainsi demeura à jamais en terre africaine William Holly, proche parent de celui qu’avait aimé Ayesha et auquel elle voulait accorder l’immortalité.
La traversée de la forêt s’effectua dans de bien meilleures conditions que les uns et les autres n’avaient osé l’espérer, grâce à lord Graystoke, leur hôte inattendu. Le Seigneur de la jungle savait comment éviter les chausse-trappes, les fondrières, les plantes venimeuses et trouver le meilleur passage possible pour ne point perdre un temps précieux. Souvent, par la voie des airs, il allait de l’avant puis s’en revenait pour les remettre dans la bonne direction et leur assurer que les rescapés de l’attaque du matin ne songeaient plus à les agresser. Ainsi le prince Dakkar put passer une grande partie du parcours sur son siège de fortune et le campement fut dressé au pied des monts bien avant le crépuscule.
« Demain, parviendrons-nous à la cité ? interrogea Lucy alors qu’ils partageaient le repas, assis près du feu.
— Il serait grand temps, fit Dakkar qui mâchonnait une part de viande sèche. Je ne me sens plus la force d’aller encore très loin malgré le remède miracle que j’ai pu sauver de mon Nautilus.
— Et il me tarde, quant à moi, d’avoir la révélation de l’esprit saint, car il ne peut s’agir que d’une manifestation de sa part pour accorder le miracle de la vie si l’on en croit le récit de votre parent, » ajouta Grigori en s’adressant tout particulièrement à la jeune femme dont il tentait d’imaginer la gracieuse académie sous les vêtements de brousse.
Tarz›an ne s’était guère exprimé jusque-là :
« Si j’ai bien compris les propos que vous m’avez tenus depuis ce matin, la cité que vous recherchez serait quasiment inhabitée et se situerait dans le flanc de l’un des volcans que nous apercevons d’ici.
— J’ai une formation d’archéologue, expliqua la jeune femme. C’est la raison pour laquelle j’ai insisté à accompagner mon frère ; il se pourrait bien que nous nous trouvions en présence de l’un des rares vestiges d’un monde aujourd’hui disparu et que Platon appelait l’Atlantide. Mais là n’est pas le seul motif de notre quête. Le prince Dakkar qui nous a financés avait une raison sans doute plus impérieuse de retrouver cette cité.
— Un instant, miss Lucy, l’interrompit le prince. Permettez que j’explique moi-même la raison de notre présence ici. »
Il avala une gorgée d’eau au gobelet de métal qui était posé devant lui avant de reprendre :
« J’avais édifié un monde merveilleux sur une île désormais engloutie, tout autant pour réaliser un rêve ambitieux que pour y finir mes jours dans l’étude et la méditation. Mais le destin n’en a pas décidé ainsi. Je n’ai eu que le temps de m’enfuir dans mon cher Nautilus que j’ai dû abandonner lorsqu’une tempête le fracassa sur des rochers. Mais, alors que tout me semblait perdu, ruiné qui plus est, une espérance s’offrit à moi alors que je gisais dans le fond marin. Pour cela, il me suffisait de convaincre les Holly de financer cette expédition. Grâce à un petit appareil de secours, j’ai pu rejoindre Djibouti d’où j’ai envoyé une missive au regretté William en lui disant que je tenais à sa disposition un manuscrit authentique de son parent, Louis-Horace, et que je pouvais le conduire à la cité où lui et Leo Vincey avaient rencontré la reine Ayesha. Un mois plus tard, alors que je survivais dans l’un des rares et incommodes hôtels de la ville, William et sa sœur me rejoignirent. Pour ma part, il ne m’importait plus que de survivre. J’espérais retrouver les lieux où la reine immortelle avait vécu et régénérer mon corps à la source de vie. Voilà toute l’histoire. »
Il marque une pause pour reprendre son souffle après cette longue explication débitée d’une traite.
« Quant à Grigori, reprit-il, un moine errant qui se dit en quête de vérité, il nous a été signalé alors que nous préparions l’expédition et recrutions des porteurs. Ayant surpris quelques-unes de nos conversations, il s’est proposé pour se joindre à nous en qualité de contremaître, se trouvant sans emploi. Le reste n’est plus qu’une succession de mésaventures et d’erreurs. Le manuscrit faisait état de quelques indigènes ayant accompagné les deux hommes. Nous avons fini par retrouver l’un d’eux et, comme il se refusait à nous accompagner, nous avons dû user de la manière forte. Je pense que c’est lui, une fois évadé, qui a alerté ceux qui nous ont attaqués. Soyez persuadé que nous ne lui voulions aucun mal. Mais il était notre garant pour atteindre la cité souterraine. »
Le prince se tut, exténué. Ses yeux brillaient, reflétant les flammes du brasier. D’ici moins de vingt-quatre heures, songeait-il, la vie renaîtrait en lui et, quelque part, il ne savait où encore, il pourrait reconstruire ce que les hommes et la nature lui avaient ôté, son rêve de bonheur et de félicité.
« Un dernier mot à mon sujet, finit-il par ajouter après un long silence. J’ai repris mon identité première afin de tourner définitivement la page sur mon passé et entamer une nouvelle existence, mais aussi parce que le monde entier ne supporterait pas de savoir toujours en vie le capitaine Nemo. »
La piste pour retrouver le volcan où se blottissait la cité d’Ayesha n’était guère apparente et il fallait un œil exercé comme celui de Tarz’an pour ne point s’en écarter. Sans sa présence, il n’est pas certain que les survivants de l’expédition, en l’absence de leur guide, soient parvenus à la découvrir. C’est vers la mi-journée que la fameuse montagne leur apparut : cône volcanique quasiment dépourvu de végétation. Une fois à proximité, un dallage leur apparut, qui conduisait à un tunnel guère perceptible à plus d’une centaine de mètres : l’entrée de la cité telle que décrite dans le manuscrit remis au capitaine Nemo et, à quelques embellissements littéraires près, dans l’ouvrage publié par Rider Haggard le romancier.
Le prince demanda aux porteurs qu’ils le déposent à terre. Il désirait rejoindre à pied et par ses propres moyens l’entrée de la cité.
« Permettez que j’entre le premier en ces lieux ! Je ne crois pas avoir à craindre une intervention des gardiens… s’il en reste encore. »
Nul ne s’y opposa. La jeune femme, depuis qu’elle avait perdu son frère, n’était guère que l’ombre d’elle-même. Raspoutine n’était guère téméraire et sa foi n’allait pas jusqu’à mettre sa vie en danger. Quant au Seigneur de la jungle, il se trouvait en ces lieux comme témoin et garant de leur sécurité. Ils regardèrent donc s’éloigner, chancelant, l’homme qui avait fait trembler le monde et qui allait chercher la flamme qui lui rendrait la vigueur et la jeunesse perdues.
Le prince Dakkar atteignit l’entrée du tunnel, marqua un temps d’arrêt comme pour reprendre son souffle avant la plongée dans les entrailles de la cité souterraine. Puis il disparut aux regards de ses compagnons.
Quelques instants passèrent.
Miss Lucy et Grigori Efimovitch Raspoutine allaient s’avancer à leur tour lorsqu’un bruit effrayant secoua la montagne. Quelques blocs se détachèrent de son sommet, les incitant à reculer vivement. Le grondement s’intensifia. Et, tandis que chacun s’éloignait vivement, la montagne s’affaissa, obstruant l’entrée du tunnel tandis qu’une gerbe de flammes jaillissait de son sommet. Le volcan venait de se réveiller, engloutissant à jamais l’antique cité et celui qui avait été le capitaine Nemo.
Une fois suffisamment distants pour ne pas risquer d’être atteints par les déjections ardentes, Lucy, ses deux compagnons et les porteurs s’immobilisèrent, tout à la fois heureux d’avoir échappé à une mort certaine et bouleversés par le drame qui venait de se dérouler. L’éruption du volcan avait été si soudaine qu’ils se demandèrent si elle n’était pas le résultat de quelque piège protégeant la cité.
« On croira le capitaine Nemo au fond de l’océan, fit sentencieusement Raspoutine en se signant, or c’est sous un véritable enfer qu’il demeurera éternellement. Mais personne ne le saura jamais.
— Il est temps de nous en retourner, poursuivit d’une voix blanche la jeune femme. Il me tarde de retrouver Londres et la vraie vie. Une chose est sûre ; en aucun cas je ne reviendrai sur le sol africain.
— Je vais vous raccompagner jusqu’à Addis-Abeba. De là, vous trouverez facilement un transport jusqu’à la mer, leur proposa John Graystoke. Je ne rentre pas en Angleterre ; j’ai encore à faire avec les chasseurs d’ivoire qui sévissent plus au sud. »
La colonne se reforma et s’enfonça bientôt dans la forêt. La marche serait bien longue avant d’atteindre la capitale de l’Abyssinie.
Addendum
Pour leur concours involontaire dans ce récit, mes remerciements vont tout naturellement à :
Edgar Rice Burroughs (1875 – 1950), dont le Seigneur de la Jungle, Tarzan, Lord Greystoke, a servi de modèle à mon Tarz’an, Lord Graystoke.
Sir Henri Rider Haggard (1856 – 1925), auteur de She, et de Ayesha, le retour de She.
Hugo Pratt (1927 – 1995), qui a le premier recruté le moine Raspoutine dans sa série Corto Maltese.
Bien entendu Jules Verne (1828 – 1905) auquel nous devons le capitaine Nemo et son alter ego le prince Dakkar.
Sans oublier le regretté Francis Lacassin sans lequel je ne les aurais peut-être pas découverts.
La nouvelle qui précède n’aurait sans doute jamais vu le jour si Pierre Gévart, tout à la fois le directeur de la revue Galaxies et l’organisateur de la Convention française de science-fiction de 2014, ne m’avait sollicité pour lui écrire un texte dans le cadre d’un numéro qu’il désirait consacrer à cette occasion au capitaine Nemo, la susdite manifestation se déroulant à Amiens où vécut et mourut Jules Verne. J’avais bien une vague idée de récit qui ne trouvait pas de conclusion et dans lequel figurait un certain Seigneur de la Jungle. La proposition de Pierre tomba à pic pour fournir de l’eau à mon moulin ou, plutôt, de l’encre à ma plume. D’autres personnages vinrent ensuite compléter le tableau et cette sorte de ligue de personnages extraordinaires entreprit cette aventure qui n’est, en définitive, que le reflet de mes nombreuses lectures et admirations d’autrefois.
Première publication :
Revue Galaxies n° 30 – Juillet 2014
Version revue et corrigée à l’occasion de ce recueil.