Le Martien


Par la fenêtre toute grande ouverte, je regardai tomber les premières gouttes de pluie. Il avait fait une chaleur éprouvante et la nuit arrivait enfin, apportant, sinon de la fraîcheur, du moins un orage tonitruant : des éclairs qui dessinaient des lézardes violettes dans l’atmosphère prête à se fendre. Inconsciemment, je comptai les secondes avant le choc…

… et quelque chose bondit dans la pièce.

Je me retournai sans prêter attention au terrible craquement qui secoua tout le village. Il était là ; il me regardait et s’esclaffa d’un rire qui ne fit qu’ajouter un peu plus à mon désarroi.

Il n’avait guère que la taille d’un marmot de huit ans et dissimulait mal sous une étrange visière frontale une laideur curieusement agréable : un nez grotesque, étiré devant une figure triste ; des yeux vitreux et fixes qui l’obligeaient à bouger la tête en permanence ; et deux doubles oreilles velues qui pointaient vers l’arrière. Sa chevelure flottait dans un désordre insouciant et s’étalait bas dans le dos, rousse et flamboyante. Une seule chose choquait vraiment chez ce gnome d’apparence sympathique : les membres. À cause de la transparence de l’épiderme, qui dévoilait des veines jaunâtres, et à cause de leur curieuse élasticité qui provoquait une démarche, semblait-il, hésitante et, dirais-je, aquatique.

Il me dit alors tout de go, et d’une voix suraiguë :

« Rrrra Goueb ! A plus B au carré ! »

Et il reprit son rire de clochette.

Je me surpris à rire à mon tour, mais davantage par contagion – ou par contenance – que par conviction, à moins que ce ne soit à cause de cette lèvre qui se retroussait sur des dents larges et espacées, laissant le reste du visage aussi froid qu’un iceberg.

Je sus dès cet instant qu’il arrivait d’un autre monde et je ne doutai pas un seul instant qu’il ne fût un Martien. (Je ne suis pas ignare et il m’arrive d’aller quelquefois au cinéma.)

Je décidai aussitôt de lui faire le meilleur accueil ; ce n’est pas si souvent qu’on a l’occasion d’avoir un invité de marque, et moins encore un visiteur de l’espace. Aussi lui fis-je signe de me suivre dans le salon. Qu’auriez-vous fait à ma place, je vous le demande ?

Il m’y suivit.

Élise, en revanche, n’apprécia pas du tout cette intrusion. Le petit bonhomme, naturellement, ne s’était pas annoncé et j’avais omis de prendre les devants. Je dus lui tamponner les yeux et lui distribuer quelques claques sur les joues pour l’extraire de sa stupeur. Je la raisonnai ensuite à l’aide d’une eau-de-vie de prune dont je ne vous dis que ça. Elle eut l’air de comprendre. Puis elle vaqua sans autre cérémonie à ses habituelles occupations avant de se réfugier dans un fauteuil.

Le Martien, que j’avais négligé durant cet intermède, était demeuré immobile, n’ayant d’yeux que pour moi. C’est du moins ce qu’il me sembla, non pour flatter mon ego mais en raison de la fixité déroutante de son regard.

Je lui tendis un siège puis m’assis pour lui montrer l’art et la manière d’accommoder son postérieur sur l’objet. Il éjacula un nouveau grelot de rires, découvrant une langue verte et sale. Puis il m’imita, avec gaucherie, en s’efforçant soigneusement de ne pas dégringoler.

Dès lors, perché comme il le fut, il semblait plus grotesque encore. Les fesses – si fesses il y avait ? – se situaient pour ainsi dire au milieu de son dos. Les jambes, ainsi qu’une bonne partie de son corps, pendaient lamentablement sans aller toutefois jusqu’à toucher le sol. La tête n’atteignait pas le haut du dossier ; elle branlait lors de ses éclats vocaux comme une énorme pivoine sur sa tige.

Et il récidiva :

« Rrrrrrrrrra Goueb ! A plus B au carré ! »

Je lui souris, par compassion, me demandant si ses congénères ne s’étaient pas débarrassés d’un débile encombrant comme nous autres, humains, jetons nos déchets au vide-ordures. Il reprit son ricanement clochetant avant de rejoindre le sol pour arpenter la pièce, paraissant s’empêtrer dans ses jambes élastiques.

Mes réflexions me portaient de plus en plus à croire qu’il venait de la planète rouge ou d’une planète de plus faible gravité que la nôtre car il se déplaçait avec difficultés ; donc pourquoi pas de Mars en dépit des assertions des pontes de la science officielle. Je ne connais pas grand-chose à l’astronomie, mais je sais bien qu’il n’existe nul autre endroit dans notre système solaire où les conditions soient aussi favorables à un être de son espèce.

Et il allait. Et il venait. Le manège dura bien une heure sans que je puisse le tirer de sa méditation itinérante. Les mots passaient sur lui sans qu’il daigne hisser le moindre regard au-dessus de ses paupières flasques. Je fumais pipe sur pipe. Élise, quant à elle, évitait de se montrer et restait plantée devant la télé.

Vint l’heure du souper.

Nous nous mîmes à table sans avoir pu troubler son va-et-vient et nous commencions à manger, lentement à cause de sa présence importune. Soudain, il nous agressa d’un de ses fracas sonores si inopinément que ma femme faillit basculer tête première dans la soupière tandis que je fus à deux doigts de restituer dans mon assiette les quelques cuillerées de potage que je venais tout juste d’ingurgiter. Je crois qu’il ne soupçonna jamais jusqu’à quel point ses rires tintinnabulants pouvaient être insupportables.

Puis il entreprit l’escalade de la table en empruntant un itinéraire compliqué qui, comble de malheur, passait par les genoux de ma douce Élise. Parvenu près de mon couvert, il s’inclina vers ma bouche pour observer plus à loisir comment y pénétraient les aliments. Du coup, j’interrompis mon geste et regardai le gnome avec une franche colère, car il devenait carrément odieux. Être Martien n’interdit pas un minimum de savoir-vivre.

Pourtant il ne bougea pas, sa tête horrible tout près de la cuillère suspendue à moins de cinq centimètres de mes lèvres et le reste de son corps difforme à demi réparti sur un côté de la table et secoué d’ondulations spasmodiques. Très peu pour moi !

Élise se leva, le visage congestionné, les yeux emplis de larmes.

J’essayai bien de le raisonner et de corriger l’attitude de notre hôte. Mais allez donc expliquer à un Martien ce qu’est un protocole ! Sa riposte consista en un de ces éclatements de shrapnel sonore dont il avait le secret.

Ainsi s’acheva le repas. La table fut desservie et les plats remportés encore fumants que nous n’osions et ne pouvions plus absorber.

Je me calai dans le canapé, pris un livre dans la bibliothèque – très précisément le tome III du Manuel d’Histoire Sainte du Révérend Père Renié à une page qui s’interrogeait sur l’authenticité du Livre de Baruch, mise en doute en raison des difficultés de datation – et j’entrepris une lecture laborieuse en m’efforçant d’oublier le trublion. J’y serais presque parvenu sans une autre de ses facéties. Il s’était dirigé vers la cuisine où Élise lavait la vaisselle. Je ne saurai jamais quelle mouche le piqua pour qu’il se mette à pousser soudain une litanie de crissements perçants en jouant sur ses jambes comme sur des ressorts, risquant le pire en introduisant par inadvertance son crâne épouvantable sous les jupes de mon aimée.

Ma femme cessa alors toute activité et s’approcha de moi en sanglots, excédée par son manège indécent. Notre Martien se tut et se figea dans une immobilité insolite.

Il me sembla qu’il avait dû avoir très peur, mais rien n’était moins sûr et mes tentatives de communication, quelque peu laborieuses, ne pouvaient me le confirmer.

Je caressai tendrement mon épouse éplorée et la réconfortai de mon mieux. En vérité, elle avait suffisamment supporté l’intrus et il m’était impossible de lui demander le moindre effort supplémentaire. Elle me pria de la suivre dans notre chambre, ultime havre de tranquillité.

Je tentai quelques recommandations à mon Martien auquel j’indiquai le divan de la salle de séjour, suivis Élise à l’étage puis dans le Saint des Saints où nous nous enfermâmes en poussant un soupir de soulagement en même temps que le loquet. Demain, me dis-je, il serait bien temps d’envisager la situation sous un autre angle. Et puis je me sentais très fatigué.

C’est à l’instant précis où Élise, qui se débarrassait de ses derniers remparts vestimentaires, apparaissait enfin nue à mes regards concupiscents que le drame éclata.

Nous n’avions pas vu notre hôte se glisser subrepticement sous la porte. Il jaillit entre nous deux comme un diable de son coffret. Élise poussa un grand cri en s’écroulant sur le parquet. J’empoignai le Martien pour l’étrangler. Il glissa entre mes doigts et fila par le mince interstice entre le battant et le sol après s’être aplati comme une vulgaire crêpe.

Furieux, j’empoignai le réveil et me précipitai à sa poursuite. Il était encore sur le palier où il achevait de reconstituer sa silhouette initiale lorsque j’ouvris la porte. Le réveil rebondit sur son corps sans lui causer le moindre mal. Au contraire. Il répliqua à coup de clochettes fêlées. C’en était trop.

À droite de l’entrée de la chambre, sur un guéridon, se trouvait un vase avec des roses. J’empoignai le récipient sans songer à le priver de son contenu et l’expédiai de toute la force et l’adresse dont j’étais encore capable à cette heure tardive en direction du contrevenant qui descendait nonchalamment les escaliers.

Alors, pour la première fois, son visage s’éclaira. Ses yeux parurent revivre.

Mais tandis que l’eau ruisselait sur son petit corps monstrueux, il se mit à rapetisser, à rapetisser, jusqu’à devenir un tas de chairs informes qui se mirent à fumer avant de disparaître.

Quelle bonne idée elle avait eue, Élise, de placer des fleurs à cet endroit ! Finalement, j’avais offert à notre ami Martien de dignes funérailles. La conscience en repos, je pus retourner me coucher et m’endormir du sommeil du juste.

Je me suis rarement livré à l’écriture de textes humoristiques, bien que ce soit néanmoins le cas ici. Fredric Brown ou Jacques Sternberg en ont écrits bien avant moi et avec tellement de talent qu’il m’a toujours semblé vain de vouloir les rejoindre. À relire celui-ci, je me suis dit qu’il pourrait néanmoins s’insérer à merveille entre deux nouvelles plus conséquentes afin de proposer un espace de détente. C’est chose faite.

Première parution :

Fanzine Nyarlathotep n° 7 – décembre 1972

 

Autre publication :

Revue Science-Fiction Magazine n° 40 – janvier 2004

 

 

Version revue et corrigée à l’occasion de ce recueil.