Am, stram, gram
Pikê, pikê kollégram
Bourré, bourré rattatam
Am, stram, gram...
Un, deux, trois
Vole, vole hanneton
Cours, cours cavalier
Un, deux, trois…
Morgane quitta son domicile comme à l’accoutumée à huit heures précises. C’était devenu depuis longtemps une sacro-sainte habitude : lever au carillon de la cathédrale, petit déjeuner au chocolat chaud et biscottes recouvertes de confiture, toilette méticuleuse au lavabo en émail blanc. La vieille chapelle qui se mourrait à quelques pas la renseignait sur son exactitude à coups de cloche fêlée tandis qu’elle tournait la poignée puis faisait claqueter le pêne de la serrure en verrouillant la porte d’entrée. Il lui restait encore une petite heure pour traverser l’avenue, pénétrer dans l’enceinte du jardin botanique, s’installer sur l’un des bancs et lire quelques pages d’un ouvrage emprunté à la bibliothèque municipale. Elle s’asseyait toujours au bord du ruisselet victime d’un parcours sinueux imposé par l’architecte-paysagiste et, de temps en temps, elle quittait des yeux les lignes d’écriture imprimée pour regarder l’eau couler entre les herbes envahissantes.
De longues minutes passaient alors. L’esprit de la jeune femme se vidait de ses obligations quotidiennes qu’elle détestait au plus haut point et les laissait s’enfuir au fil du courant. Les derniers fantômes de la nuit s’effilochaient eux aussi dans l’onde claire. Bizarrement, elle prenait la pleine conscience de son corps en perdant la notion du temps et de l’espace environnant. D’obscures envies surgissaient durant ces moments-là dans quelque recoin de son cerveau : elle les chassait en rougissant comme toutes les filles trop sages et jetait alentour un regard furtif pour s’assurer que personne ne l’avait surprise dans l’évocation intérieure de son petit secret. Puis le cours d’eau retenait à nouveau toute son attention, et les instants s’écoulaient, étendant la paix sur son visage d’adolescente.
Jusqu’à neuf heures.
La cloche de la chapelle la tirait alors de cette extase pour lui rappeler que l’atelier attendait sa nouvelle journée de travail.
Cela durait depuis plusieurs mois, peut-être plusieurs années. Depuis qu’un beau jour de mai elle était arrivée dans la ville avec une valise et un parapluie noir et s’était installée dans sa tranquille demeure.
La journée, elle travaillait dans une petite entreprise où elle montait des cartes électroniques. Elle se présentait toujours à son établi à dix heures moins dix et ne le quittait qu’à dix-huit heures. Le déjeuner à la cantine était tellement insipide qu’elle le sautait la plupart du temps. Lorsqu’elle se retrouvait chez elle, vers dix-neuf heures, elle extirpait un petit opuscule du tiroir d’une commode et lisait longtemps. Elle connaissait par cœur chacune des strophes de chaque psaume. Mais jamais elle n’en repoussait la lecture. Sa vie entière était inscrite dans ce vocabulaire d’un autre temps, dans ces évocations transmises de génération en génération depuis la nuit des temps. Et elle avait, avant de s’endormir, une pensée affectueuse pour le petit ruisseau du Parc qu’elle savait retrouver le lendemain matin.
Les samedis et les dimanches, la jeune femme était encore plus occupée. Elle cousait, lavait, faisait la poussière sur les meubles et écrivait parfois quelques notes fugaces dans son journal : des mots qui n’avaient de sens que pour elle seule. Quelquefois, un mince sourire traversait son visage ordinairement fermé.
Elle n’était pas véritablement belle ; du moins, pas selon les canons traditionnels. Mais ses yeux, immenses, offraient une profondeur inhabituelle qui donnait l’envie de s’y noyer. Les lèvres ourlaient délicatement une dentition blanche et aiguë ; les joues étaient creuses ; le cou, trop gracile, évoquait quelque gallinacé. Malgré cela, les hommes se retournaient sur elle avec des regards de désir.
Vivien, lui, ne remarqua que la fixité du regard empreint de fièvre. Légèrement penchée pour mieux observer le flot, la jeune femme donnait l’impression de vouloir se jeter dans le courant où batifolaient des poissons aux écailles sombres. Le jeune homme demeura un long moment immobile, le cœur affolé par l’inquiétude, avant de reprendre les deux bras de sa brouette lorsque la jeune femme se redressa enfin. Elle lui semblait issue d’un rêve. À partir de cet instant, il songea à elle comme à la flamme d’une bougie vacillant sous un courant d’air. Et il n’eut plus d’autre envie que de s’y brûler les ailes.
Le lendemain, il se décida et la suivit jusqu’à la sortie. Il put l’apercevoir qui descendait la rue du Chat perché, mais il la perdit bientôt de vue. Sans doute devait-elle travailler dans quelque commerce du quartier Chambige. En revanche, les jours suivants, il se mit à la guetter de plus en plus tôt, repérant ainsi son cheminement dans les allées jusqu’à son banc habituel. Il ne s’était pas écoulé plus d’une dizaine de jours lorsque, depuis l’entrée du Parc, il put l’apercevoir quittant une maisonnette de l’autre côté de l’avenue. Il sut, dès lors, qu’il oserait bientôt lui adresser la parole.
« Bonjour ! » lui dirait-il, un matin, tandis qu’elle franchirait le grand portail du jardin. (Devait-il ajouter mademoiselle ? À vrai dire, il ignorait si elle l’était, bien qu’il n’ait pu apercevoir la moindre alliance à sa main gauche.) Donc il lui dirait : « Bonjour ! Il fait vraiment beau aujourd’hui. Un temps idéal pour se promener. Avez-vous vu comme les roses trémières embaument ? C’est moi qui les ai plantées l’an passé. »
Il essaya d’imaginer quelle serait sa réponse, mais ne put trouver aucune phrase satisfaisante. Et lorsqu’il eut enfin le courage de l’interpeller, le résultat ne fut aucunement à la hauteur de ses espérances.
Il l’accosta sous un platane séculaire.
« Mademoi... Euh !... Je... Excusez-moi ! » bredouilla-t-il avant de s’éloigner, tête basse, sous le regard étonné de la jeune femme. Il était rouge de honte.
Une longue semaine s’écoula sans qu’il ait pourtant renoncé à son projet, mais sans avoir pu le mettre à exécution. Ce fut elle, finalement, qui l’aborda en prononçant, d’une voix sereine :
« Ne vouliez-vous pas me dire quelque chose, l’autre matin ? »
Il hocha la tête et rougit.
« C’est vous, le jardinier ? » reprit-elle devant son silence.
Vivien acquiesça d’un nouveau mouvement de la tête, sans pour autant parvenir à émettre le moindre son. Morgane ne renonça pas pour autant.
« Les roses trémières sont vraiment belles cette année.
– Vous aussi, vous avez remarqué, » parvint-il enfin à murmurer dans un effort inouï.
Il ne sut pas si elle avait retenu un rire ou si, tout simplement, elle s’amusait de sa timidité car, déjà, elle s’éloignait vers le cours d’eau.
Ce soir-là, en regagnant son domicile, la démarche de la jeune femme avait quelque chose d’aérien. Un léger sourire illuminait son visage d’ordinaire moins enjoué. Tout juste si la comptine qui lui trottait dans la tête ne dépassait pas la commissure de ses lèvres. Am stram gram… Pikê, pikê kollégram…
Une fois la porte refermée, Morgane tira de derrière une armoire une plaque de carton, la déposa sur la table de la cuisine et, à l’aide d’un feutre extrait d’un tiroir du vieux buffet bancal et d’une longue règle en bois, elle commença à dessiner à grands traits. La tâche achevée, elle attaqua la découpe à l’aide d’une paire de grands ciseaux de couturière. Le pliage serait réalisé plus tard, lorsque le moment serait venu.
Lorsqu’elle rangea son œuvre sous le grand lit, au-dessus de découpes précédentes, il était près de vingt et une heures. Juste le temps de préparer un potage, d’avaler le frugal souper et de se remettre à la lecture.
Vivien était atterré. La veille, il était resté interdit, cloué par la terreur, alors que la conversion s’était engagée. Lorsqu’il s’était enfin arraché à sa léthargie, il s’était précipité vers l’avenue, mais la jeune fille avait déjà disparu. Le soir, une fois retourné à son domicile, il avait décidé de lui écrire un mot : tant qu’à oser, autant aller jusqu’au bout ; il lui expliquerait quels sentiments étaient les siens.
Il rédigea sa lettre à la hâte.
« Mademoiselle,
Je ne sais si vous vous souvenez de moi. Je suis le jardinier du Jardin. Vous savez ? Nous avons échangé quelques mots. À propos des roses trémières…
Et patati, et patata… »
Et il signa : Vivien.
Une fois le stylo bille reposé, il relut son hésitante prose puis, satisfait, la glissa dans une enveloppe dont il lécha la bande de colle avant de la fermer. Il hésita alors quelques instants. Devait-il y inscrire quelque chose sur l’enveloppe ? Il finit par y renoncer. Il avait déjà son plan dans la tête. Il guetterait l’instant où elle quitterait son domicile, puis il glisserait la lettre sous sa porte. Elle ne pourrait pas la manquer lorsqu’elle rentrerait chez elle. Elle l’ouvrirait forcément, intriguée sans doute, curieuse certainement. Et là, elle saurait ce qu’il ressentait pour elle. Le lendemain, elle chercherait à le rencontrer. À son tour, elle lui avouerait qu’il ne lui déplaisait pas, qu’ils pouvaient passer des moments ensemble. Il ne pouvait en être autrement. Ils se promèneraient dans le Parc, d’abord en se tenant timidement par la main. Puis ils s’enhardiraient jusqu’à enlacer leurs épaules. Il la raccompagnerait chez elle. Sur le seuil, peut-être lui volerait-il un premier baiser. Peut-être… Non ! Pour une première fois, elle ne l’inviterait pas à entrer. Le jour d’après, en revanche… Il ferma les yeux, grisé par cette évocation.
Il regarda l’heure à la petite horloge qui lui venait de sa mère et qui trônait sur le bahut en chêne. Il était tard déjà. Il se déshabilla et gagna le coin alcôve où était encastré son lit. Mais il mit plus longtemps que d’habitude à s’endormir : la jeune fille occupait toutes ses pensées.
Le plus difficile dans ce qu’entreprenait Morgane, c’était la disposition des maquettes, depuis la plus petite jusqu’à la plus grande. Elle en avait pourtant l’habitude, mais la jointure entre les découpages nécessitait un soin tout particulier. Les pièces gigognes devaient s’emboîter à la perfection. La face intérieure des découpes était soigneusement peinte. Elle y plaça les signes de telle sorte qu’ils n’attirent pas l’attention et invoqua à mi-voix en les traçant l’ange qu’ils représentaient : Abrahel, Alastor, Asmodée, Astaroth, Baël, et jusqu’à Samaël. Il lui faudrait, se souvint-elle, dégager l’étagère du haut de la vitrine. La place commençait à manquer.
Durant la pause de midi, elle déserta la cantine pour se rendre à la supérette en haut de la rue où elle fit l’achat de quelques boîtes de pâtée pour chat, d’un camembert et d’un sachet de pain de mie. Elle évita le Parc pour s’en retourner chez elle. Elle ne tenait pas à rencontrer le jardinier. Pas ce jour. Demain peut-être.
Elle découvrit la lettre à peine la porte poussée. Avant qu’elle ne l’ait ouverte, elle devina qui en était l’auteur et son flair ne lui fit pas défaut. Un sourire détendit son visage, trop souvent austère, à la lecture des lignes passionnées. Puis elle gagna la cuisine et prépara le repas du soir.
Elle prit tout son temps pour se restaurer tout en repassant dans sa tête les moindres détails du montage à réaliser. Lorsque vint l’heure de la mise en place, elle savait très exactement comment procéder : ce n’était pas la première fois qu’elle répétait cette opération. Elle n’avait pas droit à la moindre erreur, surtout à la toute extrémité de l’assemblage, là où il fallait insérer la dernière pièce.
Le son éraillé de la cloche de la vieille chapelle égrenait les douze coups de minuit lorsqu’elle put enfin contempler son ouvrage. Elle était épuisée mais sereine. Tout était parfait : les formes pyramidales puis semi-coniques s’emboîtaient à merveille. Il ne lui restait plus qu’à accomplir le rituel. Ce serait fait juste avant l’aube, à l’heure où les ombres s’apprêtent à disparaître et où il est plus aisé de les capturer pour qui sait les retenir.
Elle traça dans l’air un petit signe en s’immobilisant quelques instants devant la vitrine où était rangée toute sa collection de souvenirs qu’elle regarda avec une infinie tendresse. Jamais elle n’était aussi heureuse qu’en ces moments d’attente fébrile. Puis elle se coucha, relut les couplets les plus importants du mystérieux bréviaire et mit la sonnerie du réveil un rien plus tôt qu’à l’habitude. Le sommeil la gagna très vite. À peine était-elle endormie qu’un rayon de lune traversa la petite ouverture en forme de cœur du volet de sa chambre et se posa sur sa joue. Comme si elle l’avait perçu, ses lèvres s’entrouvrirent en un sourire d’enfant sage. À cet instant, elle avait tout d’une innocente adolescente.
Vivien passa une journée affreuse, et pas seulement à cause de la pluie qui rendait son travail particulièrement pénible, mais parce que ce matin-là ELLE n’était pas venue au Parc. Il s’occupa à tailler quelques arbustes, nettoyer les espaces entre les haies et les grilles où des inconscients jetaient sans vergogne des sacs plastiques, des canettes de bière et des déchets de toutes sortes. Il consultait souvent sa montre, craignant de manquer l’heure où la belle inconnue emprunterait les allées du Jardin en revenant de son travail. Pourtant, il redoutait de la voir s’approcher, le rouge de la colère aux joues, prête à l’insulter et à le gifler pour lui avoir adressé anonymement sa missive téméraire.
À dix-huit heures quinze, et alors qu’il venait juste de ranger ses outils dans la cabane en bois, il la vit qui venait à lui, presque nonchalamment, le parapluie refermé dans sa main gauche. Il ne pleuvait plus depuis une bonne heure, mais elle chaloupait entre les flaques persistantes dans les allées sablées.
« J’ai lu votre lettre, commença-t-elle. Et je ne sais vraiment pas comment vous remercier pour les éloges que vous me faites. Je ne les mérite pas. » Elle s’interrompit pour le regarder mettre le trousseau de clés dans la poche de son blouson. « Puis-je vous proposer de m’accompagner jusqu’à la sortie ? Nous pourrons faire plus ample connaissance.
– Avec plaisir ! » parvint-il à répondre après avoir dégluti tant les mots avaient du mal à franchir sa gorge.
Elle avait déjà effectué quelques pas en direction du portail d’entrée. Il dut presque courir pour la rejoindre et se placer à côté d’elle. Il remarqua sa mine enjouée et découvrit le petit grain de beauté qu’elle portait sur la pommette gauche mais détourna les yeux très vite, craignant de l’incommoder par une contemplation exagérée. Ce fut encore elle qui reprit la parole devant son silence persistant.
« Cela fait longtemps que vous vous occupez du Parc ? »
Avant de répondre, il compta discrètement sur ses doigts.
« À peu près huit ans, plus les années d’apprentissage, fit-il fièrement. Et depuis qu’Antoine a pris sa retraite, c’est moi qui suis le responsable des plantations et de l’entretien. L’ingénieur paysagiste me donne toutes les indications nécessaires, surtout pour les massifs, mais après, je m’occupe de tout. Deux fois par semaine, un élève de l’école Saint-Barnabé vient m’aider les après-midis.
– Je vous envie de pouvoir exercer un métier en plein air. C’est mieux que de travailler en atelier. Sauf en hiver sans doute ou s’il fait un temps comme aujourd’hui. »
Il allait lui répondre que c’était une question d’habitude, qu’à la mauvaise saison, il y avait d’autres occupations comme les travaux dans les serres, mais ils venaient d’atteindre le trottoir.
« Puis-je vous inviter à prendre un verre chez moi ? lâcha-t-elle tout de go.
– Je ne… bégaya-t-il.
– C’est parfait. J’habite à deux pas comme vous le savez. »
Elle passa aussitôt son bras sous le sien et l’entraîna vers le passage pour piéton qui traversait l’avenue.
Lorsqu’elle poussa la porte d’entrée après avoir tourné la clé à deux reprises, il lui trouva un visage comme transfiguré. Radieux. S’il l’avait trouvée jolie, elle lui semblait soudain resplendissante alors qu’elle lui adressait un large sourire. Et bien qu’il n’y avait pas songé un seul instant, elle lui apparut vraiment désirable.
Lorsqu’il eut franchi le seuil, troublé au plus profond de sa chair, elle referma la porte et l’invita à gagner la salle de séjour tout au fond du couloir.
« Le temps de nous préparer deux cocktails de ma fabrication et je vous rejoins. »
Elle s’éclipsa dans la petite cuisine.
Le corridor, à l’extrémité duquel se devinait le salon chichement éclairé, était plongé dans la pénombre. Vivien s’avança. Le plafond, remarqua-t-il, présentait une curieuse déclivité qui l’obligerait sans doute à se courber avant d’en atteindre l’extrémité. Pourtant, au fur et à mesure qu’il avançait, l’espace qui l’en séparait demeurait le même. Il en conclut qu’il devait s’agir d’une simple illusion d’optique. En revanche, le parcours pour rejoindre la pièce du fond lui parut exagérément plus long que ce qu’il aurait dû, au point qu’il faillit appeler la jeune femme ; ce dont il se garda en définitive, par crainte du ridicule.
La pièce n’était pas très grande, guère plus de trois pas de côté. Curieusement, le mur devant lui était courbe ; concave très précisément ; et une pâle lumière d’origine inconnue semblait le traverser car il n’y avait pas le moindre luminaire dans la pièce. Mais ce qui le stupéfia le plus, ce fut l’absence de meubles, le sol carrément rugueux et ces barres verticales aux reflets métallisés.
Il s’en approcha, tendit la main au moment même où le sol tanguait et lui provoquait une irrépressible sensation de vertige ; puis il recouvrit son équilibre tandis que le plancher se stabilisait.
Le mur n’était pas un mur. Il pensa aussitôt à une grille et, presque aussitôt, à une cage. Entre chacun des barreaux il pouvait glisser sa main, mais pas davantage. Et au-delà, c’était le vide.
Il recula vivement et se retourna.
Le couloir avait disparu. À sa place se trouvait le même décor de barreaux qui se répétait tout autour de lui. Il se trouvait à l’intérieur d’une sorte de prison circulaire. D’un côté, il apercevait un vide presque insondable au fond duquel, peu à peu, son regard commençait à percevoir des objets gigantesques. À l’opposé, à une distance qu’il avait encore du mal à apprécier, se trouvait un mur ; un vrai cette fois ; qui s’élevait jusqu’à une hauteur si considérable qu’il n’en pouvait apercevoir le sommet. À sa droite et à sa gauche, assez loin, ses yeux s’accoutumant peu à peu à la demi-pénombre qui régnait, il lui sembla reconnaître d’autres cages, similaire à celle dans laquelle il se trouvait.
Un visage, soudain, s’incrusta derrière les barreaux. Un visage immense qui occupa tout l’horizon du côté où se trouvait le précipice. Avec difficultés en raison des proportions gigantesques, il parvint à reconnaître les traits de la jeune femme. La peau était grêlée de trous, comme celle d’un varioleux, mais il finit par comprendre que c’était à cause d’un considérable grossissement ; comme s’il l’avait regardée au travers d’un verre grossissant. Un œil immense le fixait, dans la pupille duquel il crut lire une lueur de satisfaction. Il en fut un instant rassuré. Son hôtesse venait de lui faire la surprise de quelque tour de magie avant de lui offrir le verre qu’elle lui avait promis. Il l’appela. Il n’obtint aucune réponse en retour, mais l’inquiétude mit encore un peu de temps avant de s’insinuer dans ses pensées : le temps que l’attente commence à se prolonger ; le temps aussi qu’il tourne et retourne dans la cage et finisse par apercevoir, dans une des cages semblables à la sienne, un jeune homme aux vêtements en lambeaux et aux traits émaciés qui lui adressait un regard désespéré. Et tout en bas de l’abîme, il reconnut enfin des chaises autour d’une table sur laquelle se trouvaient quelques livres et, dans une énorme panière, des pelotes de laine.
Il s’effondra, gagné par une épouvante empreinte d’incrédulité ; au seuil de la folie ou de ce qui ne pouvait être qu’une invraisemblable illusion.
Morgane ne défit son jeu de construction que le lendemain matin. Elle prit soin de replier soigneusement chacun des éléments qu’il lui faudrait ensuite détruire patiemment avant de les déposer dans les containers jaunes des déchets recyclables. Elle se donnait toujours deux à trois mois avant d’acquérir les nouvelles plaques de carton qui lui serviraient à réaliser un nouveau piège. L’origami était une passion de son jeune âge. C’était un peu grâce à cet art qu’elle en était venue à réaliser son rêve.
Une fois les pièces démontées, repliées, déposées derrière l’armoire de sa chambre, elle rendit une première visite à son nouveau pensionnaire. Elle avait placé la cage sur la plus haute étagère de la vitrine, tout à côté de celle de Victor, son précédent visiteur, un garçon d’à peine dix-huit ans qui la désolait tant il était rebelle à sa nouvelle condition. Elle espéra que Vivien serait un peu plus raisonnable et qu’elle pourrait le conserver en vie aussi longtemps que son maréchal des logis, un dénommé Antony qu’elle avait séduit l’an passé et qui reposait sur l’étagère du bas dans un flacon de formol.
Elle prit délicatement la cage qu’elle avait confectionnée à l’aide d’un bouchon de liège et d’épingles et observa longuement le garçon qui, étendu de tout son long, épuisé après une nuit passée à se débattre et à tenter de s’évader, avait fini par s’endormir. Il était impossible de lui parler. Au début, elle avait cru pouvoir converser avec ses petits prisonniers. Mais elle avait rapidement réalisé qu’ils ne pouvaient pas l’entendre, pas plus que leurs appels ne lui parvenaient. Elle en avait été chagrinée. Puis elle s’en était félicitée. Rien de ce qu’ils tentaient de lui dire ne devait contrarier le plaisir de les regarder s’agiter dans leur nouvel habitat.
Demain, elle apporterait à Vivien son premier repas : de l’eau, bien entendu, dans le dé à coudre qu’elle avait sectionné au quart de sa hauteur la semaine précédente à l’atelier ainsi que des miettes de pain de mie imprégnées de confiture de fraise. Elle était certaine qu’il devait aimer la confiture de fraise. Son père, depuis longtemps décédé, adorait les fraises, sauf qu’il se gardait bien d’en manger car elles lui provoquaient des crises d’urticaire.
« Pauvre petit jardinier ! » chantonna-t-elle en reposant la cage alors que Vivien s’éveillait enfin sur un horizon de barreaux et le plus effroyable des cauchemars.
Le récit qui précède a mis de nombreuses années à mûrir. En fait, il dormait dans un carton avec d’autres projets avortés. C’est un peu le hasard qui l’a remis sur ma table de travail alors que je cherchais l’inspiration pour une éventuelle participation au numéro spécial de la revue de l’association Gandahar devant paraître pour le second salon des Aventuriales. Grâce soit rendue à Yves Dermèze, qui nous a quitté depuis longtemps, de m’avoir conseillé de ne point jeter au panier les textes inaccomplis.
Première parution :
Revue Gandahar hors série III – septembre 2016
Version revue et corrigée à l’occasion de ce recueil.