Sénéchaz Gostra Ramirez y Serbal tourna des yeux furibonds en direction de son secrétaire et celui-ci comprit au même instant qu’il avait failli perdre la vie. Il termina néanmoins sa phrase, mais dans une sorte de râle qui se voulait une simple quinte de toux. Le généralissime se détendit alors. Un large sourire vint illuminer son visage couperosé. D’un geste négligeant, il attrapa un mince et long cigare dans le coffret d’or serti d’opales qui ornait son bureau encaustiqué et lança, avant d’en sectionner l’extrémité :
« Voyez-vous, Serviteur, les choses, en fait, ne sont pas tout à fait aussi sereines et définitives que le ton de mon secrétaire pourrait le faire supposer. N’en doutez pas, s’il y a un peu d’agitation dans certains secteurs, c’est la conséquence du changement brutal de régime. Les imbéciles ont toujours envié les êtres supérieurs comme les pauvres convoitent les biens des plus fortunés. Tout rentrera cependant dans l’ordre. Je m’en porte garant. Non que j’escompte faire mieux que mes devanciers ; je suis au contraire parfaitement conscient des difficultés qui m’attendent. Mais avec l’aide de ceux qui m’entourent, je compte bien calmer les irréductibles et refroidir les têtes chaudes. Déjà, mon Ministre de l’Intérieur met en place des patrouilles dans les quartiers les plus agités et, si vous voulez mon sentiment, votre visite, hormis le plaisir qu’elle me procure, me semble inappropriée. »
Erwin Rom Zarko ne se départit nullement de son calme. Il affecta même une certaine indifférence teintée, peut-être, d’un soupçon d’étonnement. Son corps se pencha à peine en avant tandis qu’il plantait ses yeux verts dans ceux de son vis-à-vis.
« Mon cher Ramirez, fit-il d’un ton faussement amical qui déplut au Généralissime, vous vous méprenez autant sur mes intentions que sur les motifs de ma venue. Vous avez appris mon arrivée. Vous en avez déduit je ne sais quelle menace et, dès lors, vous vous efforcez par tous les moyens de détourner mon attention ou de m’aiguiller vers Arn d’Eusk seul sait quelle direction. Ignoreriez-vous que les Serviteurs peuvent faire ce que bon leur semble et qu’il leur arrive parfois de se prendre d’envie de visiter simplement une ville parmi d’autres ? Vos problèmes internes ne me concernent pas si la Ville y consent et tant que vous n’avez pas sollicité mon intervention. Vous m’accueillez ? Fort bien. Dans ce cas, contentez-vous de m’offrir le gîte et le couvert sans chercher à me noyer dans un flot de phrases contradictoires. À moins que vous n’ayez réellement besoin de moi ; et dans ce cas...
— Nullement ! riposta Ramirez en surveillant du coin de l’œil le secrétaire ventripotent et imprudent. Je peux même dire que ce serait vous faire injure que de vous consulter pour quelques peccadilles. Je suis en tout cas heureux de vous savoir intéressé par notre cité. Si vous le désirez, je mettrai à votre disposition un guide expérimenté qui vous fera découvrir les plus beaux joyaux de notre patrimoine. Et j’ose espérer que vous accepterez d’honorer de votre présence notre repas de ce soir ?
— J’accepte le souper, sourit Erwin, mais je saurai me passer des services d’un guide. La flânerie favorise mieux les espérances du touriste que je suis. Je veux pouvoir vaquer çà et là sans désobliger quelqu’un par mes sautes d’humeur. »
Il se tourna à demi vers Houniaz, le secrétaire, qui n’avait pas encore tout à fait retrouvé son assurance :
« Je suppose que vous pourrez me fournir une documentation détaillée des lieux de loisir et des monuments à visiter ? »
L’homme bredouilla. Le général Ramirez laissa passer un ange avant de susurrer :
« Mais bien entendu !... Vous avez compris, Houniaz ? » Il ajouta ensuite à l’intention du Serviteur : « C’est le plus fidèle de mes compagnons encore en vie, mais il manque un peu de jugeote. C’est peut-être d’ailleurs ce qui lui vaut d’être toujours de ce monde ! » Et il éclata de rire.
Erwin devina que l’entretien se terminait. Il se leva, inclina la tête pour saluer Gostra Ramirez et virevolta gracieusement, laissant sa longue cape former un instant un éventail aux reflets sanglants. Malgré lui, le généralissime frissonna. Il retrouva pourtant très vite sa superbe et appuya sur un bouton encastré dans le bois du bureau, à droite du tiroir central. La porte s’était refermée sur le Serviteur de la Ville. Un meuble glissa – une petite bibliothèque garnie de bibelots – découvrant un couloir obscur.
« As-tu entendu ? » demanda Ramirez au nouvel arrivant, un homme tout de noir vêtu.
Le secrétaire, qui avait accompagné Erwin, réapparut à cet instant dans l’entrebâillement de la porte mais il s’éclipsa tout aussitôt sous le regard acéré qui se posait sur lui. L’Homme Noir s’installa dans le siège vacant et enchaîna :
« En effet ! Et si j’ai bien compris, je dois avoir le Serviteur sous ma garde ?
— Cela me semble la précaution la plus élémentaire. »
Le généralissime eut un sourire significatif. En face de lui, le visage émacié et couturé ricana. L’œil glacial, le front plissé, la peau jaunie, l’individu ressemblait à une caricature d’être humain, un collant noir faisant ressortir atrocement son ossature. Son souffle était rapide et douloureux. Les moindres de ses mots s’entrecoupaient d’un sifflement désagréable évoquant la tuberculose ou l’asthme. Haroun el Irouy n’avait pourtant rien du cadavre auquel il faisait songer. Seuls les hasards de la guerre avaient aggravé quelques tares congénitales.
« Faut-il en rester là ? demanda-t-il encore en laissant l’index de sa main droite s’égarer le long d’une blessure ancienne qui lui coupait le menton.
— Bien entendu ! Quoique je te laisse seul juge. Car si notre client se montrait un peu trop curieux...
— Dangereux ! le coupa Haroun. La Ville le protège.
— Tu es assez malin pour éviter le pire, ricana le Gouverneur.
— Je le crois, » fit Haroun.
Il se releva sans même attendre une réponse et s’éloigna par le couloir secret. Il savait ne devoir compter que sur lui-même. Le général Ramirez était trop lâche pour le couvrir s’il commettait la moindre erreur. Mais Haroun s’en moquait ; il avait pour lui l’intelligence et la chance, ainsi que la population dans sa presque intégralité.
Le corridor était sombre, mais l’Homme Noir le connaissait pouce par pouce. Dix pas d’abord. Un coude à droite. Quinze pas ensuite. Trois marches à descendre. Encore deux pas. Une porte.
Haroun traversa la cave et grimpa lestement l’escalier qui conduisait au rez-de-chaussée de l’immeuble en face du Palais. Dans l’arrière-boutique se trouvait, comme à l’accoutumée, la vieille Nourine, occupée à éplucher des pommes de terre en dodelinant de la tête. Haroun ne la salua pas. La femme n’entendait rien et ne voyait pas davantage. Il passa dans la salle du bar. Un gamin était accoudé au comptoir.
« Salut Pedro ! lança-t-il. Veux-tu gagner un peu d’argent ? »
L’adolescent ne le regarda même pas. Au timbre rayé, il avait reconnu son interlocuteur.
« Je ne refuse jamais une bonne affaire, mâchonna-t-il avant de vider le reste de l’absinthe.
— Un travail de tout repos, enchaîna Haroun qui s’installait à son tour devant le zinc. Tu trouves Malverde au plus vite et tu lui dis ceci : “Le pisteur doit jouer sur le rouge.”
— C’est tout ?
— Ajoute encore : “Case un”.
— C’est comme si c’était fait ! »
Le gosse attrapa la pièce que Haroun lui lançait. Puis il sauta en bas de son siège et fila dans la ruelle. Haroun fit un signe au patron de la taverne et celui-ci lui servit un alcool de maïs teinté d’extraits de pamplemousse. L’Homme Noir claqua la langue avec satisfaction après avoir dégusté la première gorgée. À présent, il devait répartir les autres membres de son équipe aux endroits stratégiques. C’était assez simple pour qui connaissait comme lui les moindres recoins de la cité mais, avec un Serviteur, rien ne l’était. Il acheva son verre et s’éloigna après un bref salut.
Pedro découvrit Malverde dans la taverne de la rue Paco Camillo. Il répéta scrupuleusement les paroles de l’Homme Noir et ajouta sans sourciller :
« Tu me dois 15 crédits ! »
Malverde échappa un gros rire, mais porta néanmoins la main à sa bourse. Il connaissait Pedro depuis longtemps. Une fois le gosse parti, l’homme éleva la voix et tout le monde se tut dans la salle aux voûtes basses et à l’atmosphère enfumée.
« J’ai besoin de quatre gaillards décidés et astucieux ! lança-t-il à la cantonade.
— Si tu précisais ? fit quelqu’un.
— Un client à ne pas perdre de vue. Il vient de quitter le palais et il semble qu’il s’agisse d’un Serviteur. Qui est volontaire ? »
Plusieurs hommes se redressèrent. Malverde les scruta un à un de son œil noir unique. Il se passa une seule fois la main dans les cheveux, roux et luisants de graisse. Après une longue minute de silence, il finit par désigner ceux qui lui paraissaient convenir.
« Venez à cette table ! fit-il. Les autres peuvent continuer de s’amuser. Jusqu’à ce que j’ai besoin d’eux. »
Malverde avait deux qualités rares ; il était aussi méticuleux qu’il était sale et vouait une obéissance inconditionnelle à l’Homme Noir. Lui seul savait sans doute pourquoi. Pour tous les autres, le colosse représentait une garantie. C’était lui qui avait passé avec Haroun l’Accord qui leur assurait tranquillité et impunité et nul n’aurait songé à lui disputer la position qu’il occupait depuis. D’ailleurs, Malverde était homme à se défendre et son assurance ne laissait planer aucun doute sur ses capacités. Les anciens, de toute façon, le reconnaissaient comme le plus habile d’entre eux depuis l’époque où il fallait savoir jouer de la navaja ou du pistolet à aiguilles.
« Il ne s’agit, pour l’immédiat, que de surveiller cet homme, expliqua-t-il. Mais c’est un Serviteur, et la tâche ne sera donc pas des plus faciles. Interdiction formelle de l’accoster ou de l’importuner. Toutes les demi-heures, je veux être tenu au courant de ses faits et gestes. Si vous deviez le perdre de vue, vous connaissez le tarif ! »
Les gaillards acquiescèrent en silence puis se levèrent l’un après l’autre, visage fermé. Malverde attendit qu’ils aient quitté la salle pour fermer son œil unique et reprendre son somme. C’était pour lui l’heure de la sieste et il n’aurait pour rien au monde failli à son habitude. Mais il savait pouvoir compter sur ceux qu’il avait choisis. L’esprit serein, il ne tarda pas à s’endormir, malgré le bruit, malgré les mouches.
Au même instant, Erwin Rom Zarko passait le portail de la cour du Palais. Sa longue cape flottant derrière lui attirait irrésistiblement le regard des passants. Sans plus y prendre garde le Serviteur s’engagea sur le trottoir de l’avenue Francisco de Goya.
L’Homme Noir s’engouffra sous le porche monumental de la Maison Violette, ainsi nommée à cause du blason d’améthyste qui en ornait la clé de voûte. Son visage ne bougea pas lorsqu’il lança entre ses dents le mot de passe au guetteur caché dans l’ombre. Il s’avança jusqu’à l’escalier à vis qui s’ouvrait vers les étages au niveau de la cour intérieure. Au troisième, un autre guetteur était appuyé négligemment sur le parapet. Un chapeau à larges bords cachait ses traits, mais Haroun reconnut Loroño et il le salua.
La porte s’ouvrit avant même qu’il n’en atteigne la poignée.
Haroun el Irouy traversa le hall et gagna son bureau en quelques enjambées nerveuses. Deux personnes l’y attendaient. Deux vieillards.
Il prit le temps de s’asseoir avant de répondre aux salutations qu’ils lui avaient prodiguées à son arrivée. Un sourire indéfinissable flotta sur ses lèvres. Il paraissait à présent très calme.
« Je sais pourquoi vous êtes ici, lâcha-t-il enfin en rejetant son corps contre le dossier du fauteuil. Toi, Renzo da Méon, tu as perdu ton fils ce matin même et toi Esteban, ton tiroir-caisse est vide depuis que les bijoux anamorphiques ont eu l’heur de plaire à nos femmes. Mais vous savez l’un comme l’autre que je ne puis ressusciter un mort ou arrêter l’avance du progrès. Et vous êtes cependant venus me voir, espérant que je saurais adoucir vos peines ou vous sauver de la ruine prochaine. Vous comptez sur moi pour retrouver le sourire et le sommeil... Est-ce que je me trompe ? »
Les deux hommes approuvèrent en bredouillant. Haroun put même entendre l’un d’eux déglutir avec difficulté.
« Il m’est impossible de faire des miracles, reprit-il. Ton fils aura une sépulture digne de lui, Renzo. Autant son travail fut obscur et efficace, autant il a droit à ma considération. Ce sont les humbles qui font marcher le monde même si les puissants se bercent de l’illusion de le conduire. Supprimez tous les inconnus des ateliers ou des serres et la cité se meurt inéluctablement ! Mais ton fils ne reviendra pas mon ami. Il fut toutefois de ceux qui permettent aux autres de poursuivre la route, d’espérer ; et l’espoir, c’est la vie, Renzo. N’oublie jamais cela. Tu as encore une fille. Sois heureux avec elle et pour elle. »
Il ajouta alors à voix basse, pour lui seul peut-être : « Moi, je n’ai personne. » Puis il se tourna vers l’autre visiteur.
« Quant à toi, Esteban, je te promets de mettre en œuvre mes faibles moyens pour te permettre d’écouler ton stock. Tu auras aussi les marchés nécessaires pour te réapprovisionner en bijoux du nouveau modèle. Un de mes hommes, qui se présentera en mon nom, se chargera de ta boutique le temps nécessaire à sa remise à flots. À présent, laissez-moi ! J’ai besoin de réfléchir. »
Il baissa la tête et parut ne pas les entendre qui remerciaient et s’éloignaient. Si quelqu’un avait pu alors voir les yeux d’Haroun el Irouy, celui-là n’aurait pas manqué d’être surpris.
L’Homme Noir pleurait.
Il pleurait la détresse des deux visiteurs. Curieusement, alors qu’ils avaient recouvré la sérénité, Haroun se retrouvait brisé, rempli de remords sinon de souffrances et sans plus d’énergie qu’un homme sentant sa fin très proche. Il devait pourtant lutter, car le danger se faisait à chaque instant plus menaçant pour lui et pour la cité. Le Serviteur bien sûr... Mais Haroun avait-il encore envie de se battre... pour d’autres ? Un jour, il le savait, il ne le pourrait plus. Et ce moment-là l’effrayait, car il serait celui-là même de sa mort ; une mort qui cumulerait les tourments de toutes les agonies de ceux disparus avant lui ; une mort qui prendrait cent visages : ceux de la peur, de l’oubli, de la détresse, avec leurs râles interminables, insupportables pointes de feu dans une chair pourrissante.
Haroun sursauta. Quelqu’un venait d’entrer dans la pièce. Il se recomposa un masque impassible et releva la tête.
« Le Serviteur se dirige vers la périphérie, commenta Loroño qui portait le message des pisteurs.
— Je m’en serais douté, murmura l’Homme Noir. Que l’on se limite à cette surveillance. Mais les soudoyeurs et les kidnappeurs doivent se tenir prêts. Envoie un message aux enrôleurs et aux recruteurs. Aucun Externe à moins de trois kilomètres de la barrière. »
L’homme inclina la tête et se retira. Haroun se félicita d’avoir deviné juste : le Serviteur connaissait les démêlés avec Sévilla-Nueva et il était évident que les choses devaient en arriver là. Depuis que Ramirez avait accédé au pouvoir, les raids s’étaient intensifiés et la voisine réagissait. Ses dirigeants n’avaient pas mis beaucoup de temps pour deviner que Granada pouvait être à l’origine de leurs ennuis.
Haroun se leva. Il devait se rendre sur place sans plus attendre, d’autant plus qu’il venait de promettre à Esteban de redresser son commerce. Et les souks de Sévilla-Nueva faisaient d’excellents fournisseurs.
*
* *
Les immeubles de la périphérie formaient comme une vaste muraille au-delà de laquelle des terrains vagues marquaient la frontière entre les deux cités. Au nord, Sévilla-Nueva ; au sud, Granada. Entre elles... autre chose qu’un simple désert de buissons et d’amas de ferraille rouillée.
L’existence du no man’s land remontait sans doute à plusieurs siècles, à une époque où les responsables des deux municipalités s’étaient refusés à la fusion de leur population. En général, personne ne traversait la zone bien que cela ne fût nullement défendu. Il n’était pas rare pourtant d’y apercevoir des cadavres en décomposition. De l’avis général, l’insensé qui s’aventurait dans ce secteur avait toute les chances de recevoir une décharge de courant à haute tension ou une flèche tétanisante avant d’avoir effectué la moitié des trois cents mètres de détritus amoncelés par le temps. Certains supposaient que les policiers « d’en face » se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux terrasses des habitations de bordure pour faire un mauvais sort à ceux qui tentaient de fuir leur ville ou de s’y introduire. En tout cas, les habitants des blocs limitrophes ne parlaient pas de l’entre-deux-villes. Nulle fenêtre d’ailleurs ne s’ouvrait sur ce territoire comme si, délibérément, chaque cité voulait ignorer qu’au-delà d’elle-même il pouvait exister autre chose.
Appuyé à l’angle de l’une des constructions, Erwin Ron Zarko laissait son regard explorer les tas de pierres, les ronces et les carcasses de véhicules entassées à quelques pas. Rien de ses sentiments ne transparaissait sur son visage. Mais se posait-il seulement la moindre question ? Peut-être se contentait-il d’enregistrer ce qu’il voyait comme un passant remarque un étalage sans essayer d’en tirer des conclusions ou d’en analyser les causes. À moins encore qu’il n’attendît tout simplement l’événement qui pouvait se produire à tout instant à proximité d’un semblable endroit. Il était de notoriété publique que la plupart des voyous trouvaient dans ces lieux le refuge ou les « contacts » pour un éventuel « transfert » vers les espaces extérieurs, surtout lorsque leurs affaires tournaient mal.
Pourtant, il ne se passa rien au cours des longues minutes durant lesquelles il demeura immobile, à scruter les environs. Un sourire flottait néanmoins sur ses lèvres lorsqu’il se retourna pour regagner le centre. Erwin était satisfait : il venait de faire diverses constatations qui lui serviraient sans doute dans un avenir proche.
Le problème qui se posait à lui n’avait en fait rien de très compliqué. C’était la manière de l’aborder qui se révélait délicate. D’un côté, une cité qui se plaignait d’actions subversives un peu trop fréquentes. De l’autre, un changement brutal de régime et le calme presque absolu qui avait suivi. De là à accuser Granada d’être à l’origine des mauvais coups qui pleuvaient sur sa voisine du nord, il n’y avait qu’un pas qu’Erwin se gardait cependant de franchir. Une querelle séculaire existait en effet entre les deux agglomérations, querelle qui pouvait être la cause de bien des exagérations.
Mais il n’en était pas moins vrai que la tranquillité qui régnait à Granada n’avait rien de normal. Un bouleversement politique est toujours suivi d’une période de flottement durant laquelle la police a bien trop à faire, en assurant la sécurité des nouveaux dirigeants, pour éviter que ne se commettent de nombreux larcins, rapts, hold-up et attentats déjà fréquents en période de calme. Or, justement, rien de tel ne s’était produit ici. Comme si un contrat avait été passé entre les dirigeants et la pègre. Mais il secoua la tête. Un tel marché était-il seulement concevable ?
Il ne savait pas à qui s’adresser. Il ne savait pas comment déceler la faille. Toutefois, sa visite à la zone périphérique n’avait pas été tout à fait inutile. Le sol portait les traces d’un va-et-vient certain entre les deux cités. C’était donc la preuve que, de ce côté-ci de la frontière, l’on fermait les yeux sur ce qui provenait de l’Extérieur.
Interroger des gens ? Erwin y songeait tout en accélérant l’allure pour arriver à l’heure au souper du nouveau Gouverneur. Mais il lui faudrait se montrer prudent et perspicace et il n’était pas certain que cela serve à quelque chose. Une telle méthode pouvait même se révéler dangereuse car, s’il n’obtenait pas rapidement un résultat, on comprendrait que le Serviteur n’était pas venu en simple touriste comme il l’avait prétendu.
Rencontrer quelqu’un suffisamment bavard et bien renseigné eût été une aubaine. Mais qui ? Le secrétaire de Ramirez ? Insensé. L’homme était futé, contrairement aux assertions du généralissime. Ne l’avait-il pas entretenu de troubles ayant accompagné l’accession au pouvoir du dictateur alors que, justement et curieusement, il n’en avait rien été ? Malheureusement, Erwin n’avait aucun informateur sur place...
... et il ignorait à cet instant que son vœu allait bientôt être exhaussé : Haroun avait décidé de le rencontrer après le repas. Une conversation pouvait arranger les affaires de tout le monde et permettre d’éviter le pire.
Tandis que Erwin Rom Zarko pénétrait dans la cour du Palais, l’Homme Noir se coulait dans la nuit d’une ruelle. Il avait encore une démarche à accomplir. De toute façon, il serait prévenu à temps de la sortie de celui qu’il lui fallait tout à la fois craindre et protéger.
Erwin Rom Zarko venait de franchir le portail d’honneur et s’apprêtait à traverser l’esplanade pour regagner son hôtel. Son regard parcourut négligemment la pénombre. Quelques véhicules stationnaient de guingois ; un couple enlacé se promenait en murmurant ; l’endroit respirait le calme des nuits de Nengaraï où il résidait lorsqu’il n’était pas en mission. Nulle menace ne sourdait des recoins les plus sombres. Aucun cri ne montait des profondeurs de la cité. Il semblait que la vie se soit arrêtée ou pétrifiée, bien que cette sensation fût parfaitement illusoire. Erwin aurait dû se sentir oppressé : il était au contraire très à l’aise et il aurait même pu avouer qu’il se sentait joyeux.
Étonné de sa désinvolture, mais de plus en plus porté à une insouciance que les vapeurs des vins du repas entretenaient, il ne sourcilla pas en voyant s’approcher l’inconnu : une sorte de grand manteau noir surmonté d’un visage au regard acéré.
L’homme s’inclina et l’invita :
« Veuillez me suivre, Serviteur ! J’habite à deux pas. »
Erwin n’hésita pas et ne questionna pas davantage. Il lui sembla tout naturel d’emboîter le pas au personnage. Ce regard l’avait non pas subjugué, mais convaincu de l’importance de l’entretien qui n’allait pas manquer de suivre. Il traversa une rue, puis une place bordée de jardins, avant de pénétrer dans un hall aux piliers de marbre blanc. Pas une fois son guide ne se retourna pour s’assurer que le Serviteur de la Ville le suivait. Il escalada vivement un large escalier sans plus d’explications, poussa une porte sur un salon sobrement décoré pour s’asseoir enfin de l’autre côté d’une table basse désignant le seul autre siège, en face de lui.
« Serviteur ! murmura-t-il comme Erwin s’installait, vous allez commettre une grave erreur en vous mêlant des affaires de notre cité. Je sais que Sévilla-Nueva s’agite. Pourtant, il n’y a rien à modifier ici. RIEN. Granada connaît un équilibre précaire certes, mais qui peut et doit être consolidé. Quelques instants de paix ne valent-ils pas quelques sacrifices ? »
Erwin s’agita un rien, comme pour interrompre son interlocuteur. Celui-ci poursuivit néanmoins sans en tenir compte :
« Voyez-vous, Serviteur, les gens d’ici sont heureux. Heureux parce qu’ils sont libres, forts et en sécurité. Du moins le croient-ils ; et seule cette satisfaction a de l’importance à mes yeux. Sevilla-Nueva a des problèmes ? C’est regrettable. Que notre voisine les résolve comme nous l’avons fait et le faisons chaque jour avec les nôtres. Nous sommes une ville portuaire. C’était au port que les marins accostaient après la dure traversée des mers. Le but atteint, ceux-là se reposaient avant de regagner le large. Nous avons appliqué cette règle ici et nous nous en portons fort bien. Je suis, en quelque sorte, le gardien du phare. »
L’homme n’avait pas levé la tête durant ce monologue prononcé sur un ton égal et éraillé. Il plongea soudainement son regard dans celui, un rien intrigué, de son interlocuteur. Il parut alors à Erwin que ses craintes devenaient sans objet et que ses interrogations étaient dérisoires. Seul résista son désir de profiter du séjour à Granada pour enrichir ses connaissances des sociétés humaines. Il se détendit sur son siège et admira une magnifique tapisserie d’orient qu’il n’avait pas remarquée, bien que couvrant tout le mur qui lui faisait face.
L’Homme Noir eut un sourire – une grimace – et ajouta :
« Vous ne comprendrez certainement pas, Serviteur. Non par manque d’intelligence, mais plutôt par défaut de sensibilité. Au fond, votre mission a-t-elle tellement d’importance ? »
Erwin s’ébroua puis fronça les sourcils avant de répondre :
« Je viens de croire un court instant qu’elle n’en avait pas. » Il s’avança sur le bord du fauteuil. « Auriez-vous tenté de m’hypnotiser ?
— Le croyez-vous ?
— À vrai dire, non ! Je suis censé être protégé contre ce genre de suggestion. Mais vous ne pouvez pas être étranger à ce fléchissement de ma volonté. À votre place, je n’aurais pas dévoilé le pouvoir que vous paraissez détenir. » Il se rejeta en arrière, l’air satisfait. « J’ai du moins acquis la conviction que je vous gêne et, à l’avenir, je saurai mieux me protéger. La Ville accorde toujours aux siens les moyens de faire front aux situations les plus délicates. »
Haroun échappa cette fois un rire de crécelle, mais il redevint vite tout aussi ténébreux que le manteau qui paraissait soudé à son corps squelettique.
« Vous n’y êtes pas du tout, Serviteur ! Comment pourriez-vous vous défier de moi ? Je ne vous ai nullement agressé ainsi que vous paraissez le croire. Non ! Vous êtes bien cuirassé contre les autres... » Il ajouta alors dans un souffle : « Mais pas contre vous-même.
— Ce qui signifie ?
— Ne vous ai-je pas dit que vous ne pourriez pas comprendre ? »
Erwin hocha la tête.
« Vous voyez en moi un ennemi, reprit Haroun el Irouy. Et vous vous trompez. Vous refusez la vérité sur ma personne et sur ma cité et je vous dis que vous avez abordé votre travail par le mauvais angle. Il faut regarder les choses de l’intérieur. Vous, vous raisonnez en étranger. »
Une fois encore, Erwin hocha la tête. Il sentait qu’il avait un besoin urgent de réfléchir, de s’échapper à cette sorte d’emprise que l’Homme Noir faisait peser sur son cerveau. Les lois de chaque cité étant souveraines, la guerre entre elles admise, il ne voyait plus aucune raison d’intervenir. Qu’aurait-il bien pu entreprendre, d’ailleurs ? Et cet homme, en face de lui, que représentait-il ? Certainement pas le pouvoir suprême. Et même s’il occupait une position intéressante dans le gouvernement de Ramirez, il y avait gros à parier qu’il avait dû prendre ses précautions avant de recevoir le Serviteur. Tenter quoi que ce fût contre lui serait donc voué à l’échec.
Sevilla-Nueva lui avait pourtant demandé d’agir à l’encontre de Granada et la ville ne s’était pas opposée à une telle intervention. Elle devait donc admettre qu’une action en profondeur était nécessaire. Mais comment ? Où et qui frapper ? Et pourquoi pas à Sevilla-Nueva même ?
Erwin ne devait surtout pas perdre de vue que les querelles entre cités faisaient partie de la réalité globale de la Ville. Elles assuraient un équilibre à leur puissance et permettaient aux citoyens de libérer leur trop-plein d’agressivité. Par ailleurs, en supposant qu’une réunification définitive des cités soit envisagée dans l’avenir, il semblait indispensable que celle-ci fût la résultante de la lassitude à combattre ou de l’impossibilité de prolonger les conflits. En affaiblissant Granada au profit de Sevilla-Nueva, par exemple, Erwin risquait donc de rompre l’équilibre, et cette deuxième agglomération pourrait alors profiter de ce surcroît de puissance pour s’attaquer à une autre voisine.
En se décidant à répondre à l’Homme Noir, Erwin se montra doublement prudent. Il fallait rassurer l’inconnu et se garder de révéler l’incertitude qui le tenaillait.
« Je vais vous faire un aveu, déclara-t-il. Je suis venu à Granada pour deux raisons bien distinctes. La première, c’est le calme qui règne ici depuis l’avènement de Ramirez. C’est surprenant et j’aimerais – à titre purement personnel – comprendre cette apathie de la population. La seconde... Eh bien ! comme je l’ai dit à votre Gouverneur : je suis en vacances...
— Sevilla... susurra Haroun.
— Ainsi, vous croyez que... Vous avez raison ! admit Erwin. Sevilla-Nueva m’a contacté. Mais nous recevons chaque jour des dizaines de plaintes de cités mécontentes. Nous avons pour règle de ne pas intervenir dans les conflits interurbains qui ne menacent pas l’intégrité de la Ville. »
L’Homme Noir se leva brusquement :
« Dans ces conditions... »
Il allait déjà s’éloigner. Il se ravisa :
« Vous me plaisez, Serviteur ! Et je souhaite que vous réussissiez à comprendre... avant qu’il ne soit trop tard. »
Erwin Rom Zarko se leva à son tour.
« Heureux d’avoir fait votre connaissance, Señor…
— Moi aussi ! » souffla Haroun sans prononcer le nom que le Serviteur attendait. Il se dirigea vers la porte et disparut avant qu’Erwin ait fait un pas.
Lorsqu’il atteignit la rue, le Serviteur se demanda s’il n’avait pas été joué.
Erwin avait l’impression de s’agiter dans un brouillard de plus en plus épais. Loin de le rassurer, sa conversation avec celui qu’il appelait l’Homme Noir, faute d’une autre identité, n’avait fait que semer le trouble dans ses pensées. À présent, il ne savait vraiment plus quelle conduite adopter. Il lui semblait avoir en main toutes les données du problème mais, comme avec un puzzle, encore fallait-il en rassembler les éléments. Son seul sujet de satisfaction résidait dans l’intérêt que le personnage mystérieux lui avait témoigné. Les gens de Granada s’inquiétaient donc de sa présence, et cela entrait dans son plan.
« Ne vous inquiétez jamais de votre ennemi
Mais faites que cet ennemi s’inquiète de vous. »
Cette vieille devise d’un certain Général Patton servait de précepte aux Serviteurs. Jusque-là, Erwin pouvait se féliciter de l’avoir appliquée scrupuleusement. Sa venue avait été remarquée. Dans l’ombre, il pouvait imaginer les sbires chargés de surveiller ses moindres faits et gestes. À présent, il lui fallait forcer les responsables à l’action. De celle-ci surgirait inévitablement la réponse à ses questions.
Au lieu de se rendre à son hôtel, Erwin s’enfonça au cœur du vieux quartier central. Les rues pavées se mouillaient déjà de la brume nocturne. L’éclairage diffus des tavernes découpait des tranches de trottoir dans l’obscurité. Quelques formes s’agitaient comme des plongeurs en eau trouble avant de disparaître dans les ténèbres. Une odeur de moisissure et d’eau croupie assaillait les narines d’Erwin qui avait frileusement refermé les pans de sa longue cape.
Il se décida devant un bouge duquel suintaient des accents de guitares et de tambourins et, lorsqu’il poussa la porte, le Serviteur devina que la chance lui souriait. Peut-être avait-il enfin trouvé le fil conducteur de son problème ? En tout cas, son entrée n’était pas passée inaperçue. Un garçon s’étrangla en achevant de vider son verre. Un grand diable roux ferma à demi son œil unique puis cracha sur le sol.
« Saludo ! » lança Erwin en avançant nonchalamment vers le comptoir.
Quelques personnes occupaient les diverses tables réparties à travers la salle, mais un nombre plus important était rassemblé autour d’une sorte d’estrade. Le Serviteur discerna très vite la jeune fille au type basané et aux yeux bridés qui s’apprêtait à y grimper. Elle aurait pu être très belle sans les stigmates d’une fatigue irréductible et les traces douteuses qui la souillaient. Il découvrait dans le même temps des visages étrangers à force d’être torturés : un ramassis d’individus de la pire espèce dont la peau témoignait des nombreuses bagarres auxquelles ils avaient dû être mêlés.
Le patron de la taverne restait invisible. Sans doute se méfiait-il de la réaction de ses hôtes. L’homme roux, par contre, avait déjà fait un pas et Erwin, retrouvant ses capacités, voyait cette scène comme un film projeté au ralenti. Les regards se déplaçaient du borgne au Serviteur avec une lenteur désespérante. L’ambiance sonore s’était effondrée. Dans le silence glacial, Erwin se sentait parfaitement à l’aise.
L’homme roux n’était plus qu’à deux pas lorsque, comme par enchantement, l’arme surgit dans le poing du Serviteur qui n’avait pas cessé de sourire.
« Pourquoi s’énerver ? souffla-t-il à l’adresse du géant. Je viens juste pour causer un peu.
— On n’a rien à dire, riposta l’homme. Foutez le camp !
— Pas gentil, ça ! » remarqua Erwin, qui, sans en avoir l’air, ne perdait pas de vue les autres personnes immobiles. Et il fallait un œil exercé comme le sien pour percevoir l’infime mouvement de la main du cabaretier, enfin surgi de l’ombre, qui glissait sur le comptoir.
« Qu’est-ce que vous attendez ? reprit le borgne.
— Je vais sortir puisque vous m’y invitez si gentiment… mais pas tout seul, proposa Erwin. Qui veut bien m’accompagner ? »
Nul ne bougea. À présent, l’épaule du patron de la taverne effectuait un lent mouvement giratoire.
« Pourquoi pas la demoiselle ? proposa Erwin. J’aime les jeunes filles et si elle accepte, je saurai... »
Au même instant, son bras se détendit. Il y eut un éclair dans sa main. Avant que quiconque ait pu comprendre, Erwin se retrouvait dans sa position première tandis que, derrière son comptoir, le tavernier regardait ses doigts, incrédule. L’index était tranché au niveau de la première phalange. Le faisceau l’avait sectionné en même temps que la crosse de l’arme qui était tombée sur le sol. Mais il ne saignait pas ; la plaie s’était déjà cicatrisée.
Un bref frisson passa sur l’assistance. Le borgne cracha une nouvelle fois et grinça :
« Gézina ! Tu peux le suivre. »
Le Serviteur hocha la tête et rangea lentement son arme. Il savait que plus personne ne l’importunerait. Il recula vers la porte, l’ouvrit, laissa passer la jeune femme avant de s’enfoncer à son tour dans la nuit.
*
* *
Erwin et Gézina avancèrent en silence jusqu’à l’hôtel du Serviteur.
« Avez-vous dîné ? » s’inquiéta brusquement Erwin comme ils pénétraient dans le hall.
Elle secoua la tête. Le Serviteur lui fit servir un repas copieux puis l’entraîna dans sa chambre.
C’était en fait un petit appartement avec un grand salon, plus la chambre proprement dite pourvue des bains et des commodités. Il lui laissa le temps de se livrer à une toilette complète et ne la rejoignit que lorsqu’elle fut couchée.
« Ça va ? » demanda-t-il depuis la porte.
Elle approuva sans autre commentaire. Erwin lui souhaita alors la bonne nuit et s’éloigna. L’exclamation le fit se retourner :
« Mais !... Vous ne... restez pas ? »
Erwin sourit paisiblement :
« Pour quoi faire ? Je vous ai invitée dans le seul but de profiter d’une agréable compagnie... Et puis, vous me faisiez pitié, toute seule au milieu de ces hommes. »
La jeune fille haussa les épaules et eut une moue désappointée :
« J’ai l’habitude, lui fit-elle remarquer, mais... vous ne pouvez tout de même pas me laisser comme ça ?
— Je suis un Serviteur, lui rappela Erwin. Ne comprenez-vous pas ? »
Gézina secoua la tête. Puis elle haussa les sourcils.
« Il existe une différence, et de taille, entre un homme normalement constitué et un Serviteur, expliqua-t-il. Voyez-vous, Gézina, à force de rechercher le plaisir, on finit par ne rencontrer que d’amères et fugaces sensations qui sont autant d’insatisfactions et d’échecs. Il arrive donc un temps où l’on a soif de tendresse. Le but, avoué ou non, de l’accouplement reste la procréation ; or, comme tous les Serviteurs, je suis stérile. Par contrecoup, il m’est tout aussi impossible d’aimer. Alors, voyez-vous, le coït ne représente plus pour moi qu’un jeu absurde. »
Il s’approcha du lit et lui prit délicatement la main.
« Tenez ! Imaginez que vous jouiez une partie de poker sans le moindre enjeu et, donc, sans qu’il y ait de gagnant ou de perdant. Vous n’y accorderiez pas le moindre intérêt, n’est-ce pas ? »
Elle hocha la tête. Erwin la lâcha et s’éloigna lentement. Gézina était pourtant très belle à présent, mais il ne la désirait pas. Il ne désirait plus la moindre femme depuis... Cela s’était passé quelques mois auparavant : l’impression de tenir un rôle grotesque, de parodier quelque cérémonie d’un culte disparu. Comme détaché de lui-même, il avait assisté à ses propres efforts pour atteindre un orgasme dérisoire qui ne conduisait nulle part. La fille était splendide et semblait éblouie sous le soleil rougeoyant qui incendiait la plage – c’était à Nicosie, il ne l’oublierait jamais. Mais elle n’était en fin de compte qu’une étrangère entre ses bras, et lui, rien de plus qu’un objet de luxe pour femelle de grande classe ; un olisbos vivant duquel ne jaillirait jamais la moindre étincelle de vie.
Il ne put retenir un ricanement qui fit sursauter Gézina et referma la porte. Pourquoi penser encore à cela ? Il avait bien autre chose à faire et, en particulier, à se préoccuper de l’affaire qui l’avait conduit dans cette cité. Après tout, n’était-il pas un serviteur ? Une sorte d’esclave de la Ville ; pas un homme !
« Je suis bien d’accord : on ne peut pas rester comme ça les bras croisés. Ce type va tout foutre par terre.
— On aurait dû le flinguer dès qu’il est arrivé !
— C’est un Serviteur ! nota Malverde sans sourciller.
— Tu parles ! »
Tout le monde causait à la fois. Le géant roux décida d’en finir avec les palabres. Il grimpa sur une chaise et leva les bras en hurlant :
« Fermez-la ! Ça n’avance à rien de piailler comme des moineaux. D’abord, moi, j’ai confiance en Gézina. C’est une gamine épatante et intelligente. N’empêche que le gars commence à me taper sur les nerfs et m’est avis qu’il faut que ça cesse.
— Un mot et je le descends, murmura un jeune dégingandé qui jouait avec un vieux soufflant dont la crosse était striée de nombreuses encoches.
— Fiche-nous la paix idiot ! Il n’est pas question de toucher à un seul cheveu de ce type. Haroun ne tient sûrement pas à ce que la Ville nous tombe sur le dos. Mais on peut l’inciter à vider les lieux.
— Faut lui flanquer la trouille ! proposa quelqu’un.
— Ah oui ! ricana Malverde. Parce que tu crois qu’on peut faire peur à un Serviteur ?
Le silence revint dans la salle. À présent, chacun réfléchissait et se rendait compte, du même coup, qu’il ne serait pas aussi simple de se débarrasser d’Erwin Rom Zarko. »
*
* *
Deux filles plantureuses sur les genoux – il y en avait une troisième qui s’évertuait à se dévêtir, croyait-elle avec grâce, devant une cheminée où flambait une grosse bûche –, le généralissime Sénéchaz Gostra Ramirez y Serbal sirotait avec un sourire béat un alcool glacé. Il ne pensait à rien en particulier sinon à sa puissance. Pouvoir s’offrir les meilleures liqueurs et autant de femmes qu’il le désirait créait en lui un sentiment ineffable. Et c’était bien cette capacité d’accéder aux plaisirs les plus rares qui lui procurait ces instants de bonheur, plus que les plaisirs eux-mêmes.
Il laissa une de ses mains courir le long d’une cuisse brûlante. La fille gloussa et feignit d’interdire l’accès de son sexe en serrant soudain les jambes. Ramirez posa son verre et employa les deux mains à l’exploration charnelle de ses partenaires qui s’étaient enlacées en riant.
L’Homme Noir toussota. Surpris, le gouverneur leva les yeux et repoussa les deux filles :
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il avec un soupçon de mauvaise humeur dans la voix.
— Un soulèvement populaire ! laissa tomber Haroun en regardant les femmes à demi dévêtues réunies devant la cheminée.
— Mais... Tu... Pourquoi laisses-tu faire ? bredouilla Ramirez.
— Le Serviteur ! C’est à cause de lui que l’émeute s’est organisée. Le peuple veut lui faire comprendre que sa présence est indésirable. C’est aussi une façon de lui démontrer que le calme ne règne pas à Granada comme il le suppose.
— Dangereux ! s’exclama le gouverneur. Nos troupes vont devoir assurer sa protection. Ça risque de mal finir. »
Ramirez serra les poings.
« Mais enfin, pourquoi laisses-tu faire ? demanda-t-il. Ce Serviteur ne nous gêne pas. Il serait bien parti à la longue...
— Ce n’est pas aussi simple. S’il est ici, c’est parce que quelque chose inquiète la Ville. Je ne sais pas ce dont il s’agit, mais nous avons intérêt à le découvrir avant le Serviteur lui-même, sans quoi...
— Sans quoi ? s’inquiéta Ramirez.
— Tu pourrais perdre ta place. Moi de même. Mais surtout, » Haroun regarda à nouveau les filles et baissa le ton, « surtout, l’Organisation s’écroulerait et cela... je ne le veux pas ! »
Le gouverneur se mordit les lèvres et détourna les yeux. Il y avait eu autrefois un accord entre eux ; Haroun facilitait son accession au pouvoir ; en échange, il laissait l’Homme Noir organiser ce qu’il appelait un « système de récupération de la pègre à des fins politiques. » À présent qu’il avait pris le pouvoir, Haroun le couvrait avec son système. Mais le généralissime devait bien s’avouer que la force occulte de l’Organisation lui pesait. Il était improbable toutefois que son ancien acolyte ait conçu le moindre soupçon...
« Que veux-tu que je fasse ? demanda-t-il d’un ton qu’il voulut rassurant.
— Va trouver le Serviteur toi-même ! Garantis-lui la sécurité mais prie-le de partir. Il ne pourra pas s’y soustraire sans enfreindre les lois-mêmes de la Ville.
— Et si la Ville me forçait à démissionner ?
— Pourquoi le ferait-elle ? ricana l’Homme Noir. Tu remplis ton devoir de gouverneur, qui est d’assurer l’ordre à l’intérieur de ta propre cité. Le Serviteur trouble celui-ci ; il doit donc s’en aller. »
Ramirez se leva et avança vers la cheminée, comme pour demander leur soutien aux filles présentes.
« Mais s’il refuse tout de même de quitter Granada ? »
Les yeux d’Haroun se fermèrent presque complètement et son visage parut un instant se décomposer.
« Je t’ai dit que c’était impossible. À moins que...
— À moins que... hoqueta le gouverneur, pris d’une quinte de toux.
— À moins que quelqu’un d’ici ne l’ait impérativement sollicité. Et tu es le seul à pouvoir demander à un Serviteur une mission dans notre cité.
— Évidemment ! s’empressa de dire Ramirez.
— Dans ce cas... » L’Homme Noir s’éloigna vers la porte dérobée et ajouta avant de disparaître : « Ne perds pas trop de temps ! Il risque d’y avoir un massacre, et celui-là pourrait bien t’emporter. »
Sénéchaz Gostra Ramirez y Serbal laissa passer quelques instants avant de saisir son verre qu’il vida et projeta violemment dans les flammes.
« Le salaud ! » rugit-il.
Il tira un cordon pour appeler son secrétaire et lança à l’adresse des femmes :
« Qu’est-ce que vous attendez pour foutre le camp ! »
Erwin Rom Zarko réfléchissait. D’ailleurs, il n’avait pas fait autre chose depuis qu’il était arrivé à Granada et cela commençait à lui peser.
Deux démarches avaient suffi pour provoquer un certain nombre d’événements aussi inattendus qu’intéressants. En premier lieu, sa visite aux confins de la cité : elle avait poussé l’Homme Noir à le rencontrer. En second lieu, son intervention dans le cabaret : l’émeute qui grondait dans la rue constituait un aboutissement à la peur d’une fraction de la population envers la Ville. À présent, il devait tirer les conclusions qui s’imposaient et agir.
Il entendit la porte de la chambre s’ouvrir et se retourna.
Gézina lui montra un visage bouleversé.
« C’est à cause de moi, n’est-ce pas ? bredouilla-t-elle.
— Je n’en sais rien. Mais il se pourrait bien que l’on craigne tes confidences ou d’autres initiatives de ma part. Je crois que mon séjour à Granada touche à sa fin.
— Vous le regrettez ?
— Pas du tout ! Je suis un Serviteur. Je ne dois rendre de compte qu’à la Ville seule. Si celle-ci ne désire pas que je reste davantage, je partirai. »
Il y eut une rumeur dans le couloir. Quelqu’un frappa à la porte. Erwin Rom Zarko s’avança pour ouvrir.
« Je vais devoir faire mes adieux, » dit-il en déverrouillant.
Sénéchaz Gostra Ramirez y Serbal entra dans la pièce, suivi de son secrétaire et d’un officier de police.
« Vous me voyez fort ennuyé, » commença-t-il en parcourant la pièce des yeux. Il s’interrompit en apercevant la jeune fille. « Qui c’est, celle-là ? grogna-t-il en fronçant les sourcils.
— Une amie ! commenta le Serviteur en refermant la porte. Et que me vaut cette visite, Généralissime ? »
Ramirez sursauta comme piqué par un insecte. Sans doute venait-il de prendre enfin conscience de l’incongruité d’une telle démarche. Lui, le gouverneur de Granada, dans cette chambre d’hôtel, à l’instar d’un vulgaire agent de l’ordre ! Il recouvrit toutefois son assurance et sourit au Serviteur.
« En fait, ma visite n’a d’autre motif que celui de vous être le plus agréable possible. Comme vous le savez, je suis très respectueux des règlements et je ne voudrais pas que la Ville puisse me reprocher...
— Si vous en veniez au fait ! le coupa Erwin, agacé. Il y a une émeute, ou plutôt une manifestation en bas. Et cela vous gêne, n’est-ce pas ?
— Votre sécurité, expliqua Ramirez, votre sécurité nécessite...
— Je puis fort bien l’assurer moi-même, » riposta Erwin.
Le visage du Gouverneur s’empourpra.
« Laissez-moi parler ! rugit-il. Dans la rue, il y a des gens qui s’énervent. Je ne sais pas ce que vous leur avez fait mais votre présence les gêne et...
— Pourquoi ne me dites-vous pas de partir ? fit Erwin d’une voix doucereuse. Je ne suis ici qu’en simple touriste, rappelez-vous. »
Le gouverneur serra les poings et afficha une moue inquiète. Il hésitait manifestement à prendre une décision, mais il finit par se tourner vers l’officier de police et son secrétaire et ordonna :
« Embarquez-moi cette fille et attendez-moi dans le couloir ! »
Il fit quelques pas, tête basse, tandis que les hommes quittaient la pièce en entraînant Gézina. Puis il s’installa sur une chaise et releva les yeux vers le Serviteur.
« Je suis embarrassé, fit-il. Ces gens, dehors, réclament votre départ. En principe, pour que l’ordre soit rétabli, je devrais accéder à leur souhait, seulement...
— Vous ne le pouvez pas ! acheva Erwin. Je m’en doutais. Voyez-vous, pour que la Ville ne se soit pas opposée à une action de ma part, il fallait qu’elle approuvât une demande d’intervention qui ne pouvait évidemment pas provenir de la cité voisine. Ce qui signifie que quelqu’un d’ici a sollicité mon aide. Et ce quelqu’un...
— Ce n’est pas moi ! » s’insurgea Ramirez manifestement paniqué.
Le Serviteur fronça les sourcils et reprit très vite.
« Pas vous ? Voudriez-vous me faire croire que votre autorité ne serait que relative ?
— C’est-à-dire... Eh bien ! J’ai demandé à la Ville des explications. Et si je vous affirme que vous ne pouvez pas partir, c’est que votre intervention a bel et bien été réclamée. La Ville a d’ailleurs entériné la demande. Ce qui fait qu’à présent, je me trouve dans une situation particulièrement délicate.
— Je comprends parfaitement ! en convint Erwin. Si je ne pars pas, on croira que je suis à Granada de par votre volonté. Et dans le climat actuel, le pire peut se produire. »
Gostra Ramirez hocha la tête.
« Avez-vous une idée de la manière dont la demande d’intervention a été formulée ? reprit Erwin Rom Zarko.
— Pas exactement ! balbutia Gostra Ramirez.
— J’ai rencontré quelqu’un, suggéra le Serviteur. Un homme vêtu de noir et qui paraissait jouir d’un certain pouvoir...
— Haroun ? » Ramirez ne put s’empêcher de rire. « Non ! Vous n’y êtes pas, Serviteur. Il est beaucoup trop respectueux de l’ordre comme de ma personne, trop tolérant aussi pour songer à engager une épreuve de force, fût-ce par l’intermédiaire d’un envoyé de la Ville. »
Erwin haussa imperceptiblement les épaules, mais ne laissa rien paraître des pensées qui l’agitaient. L’homme en face de lui n’avait pas l’envergure nécessaire pour diriger une cité et, de surcroît, il sous-estimait l’Homme Noir. Or celui-ci, respectueux des lois de la cité, excédé par la conduite dépravée et le comportement du gouverneur, avait fort bien pu s’adresser à la seule autorité supérieure susceptible de remettre de l’ordre. Décidé d’en finir avec le gouverneur – mais le plus légalement possible – il lui était facile de se procurer les documents nécessaires à la confection d’une demande d’intervention qui puisse abuser les enregistreurs de la Ville. Mais personne ne pourrait jamais rien prouver qui infirme ou confirme cette hypothèse à moins de soumettre l’individu au détecteur. Sauf qu’il était trop tard pour l’envisager, les événements nécessitant une décision rapide. Dehors, la foule s’amassait : on attendait qu’Erwin sorte et qu’il s’en aille. Il décida de se fier à son instinct.
« Je m’en vais ! dit-il. De mon propre chef. Ainsi, vous n’aurez aucun souci à vous faire. La foule sera apaisée et la Ville ne pourra rien reprocher à quiconque sinon à moi seul. Mais comme tout est calme à l’intérieur de vos frontières, je ne vois pas pourquoi je m’évertuerais à modifier une situation que l’on peut qualifier d’exemplaire. Il faudra mettre cette demande d’intervention sur le compte d’une erreur, et sans doute procédera-t-on à une enquête pour tenter de découvrir quelque vice de forme. Je vous tiendrai bien entendu au courant. »
Il prit sa cape et l’attacha à son cou en se dirigeant vers la porte.
« Vous venez ? demanda-t-il.
— Bien entendu ! » fit Ramirez en se levant.
Le visage du gouverneur s’était apaisé. Erwin put même percevoir une amorce de sourire au coin des lèvres. Mais il n’était plus temps d’étudier les jeux de physionomie du personnage. Il ouvrit et s’avança dans le couloir. Le secrétaire, l’officier et la jeune fille se tenaient immobiles à quelques pas. Erwin prit Gézina par le bras et l’entraîna dans l’ascenseur.
*
* *
Malverde repoussa une dernière personne et se retrouva enfin devant le perron de l’hôtel. Il s’apprêtait à y pénétrer. Le Serviteur apparut au même instant dans l’encadrement de la porte, laissa son regard s’attarder sur la foule rassemblée le long de l’avenue, aperçut enfin le géant roux et devina à quel point les événements avaient dépassé ses prévisions. Il pouvait lire dans le regard de Malverde un mélange de colère, d’appréhension et un rien de supplication que tentait de masquer une farouche détermination.
Durant quelques instants, tout parut se figer et Erwin put mesurer à quel point le calme régnant à Granada était fragile, sinon artificiel. Tout reposait sur la mystérieuse personnalité de l’Homme Noir : il était tout à la fois le véhicule et le moteur du problème. Et si le Serviteur avait pu, un moment, se croire le catalyseur des événements en cours, il devait à présent reconnaître qu’il n’était qu’un jouet parfaitement manœuvré par l’inquiétant – mais fascinant – personnage.
Tout allait être réglé dans les minutes à venir. Ou plus exactement, l’Homme Noir allait résoudre le problème que lui posait le gouverneur depuis son accession au pouvoir. Dans ce dernier combat pour une nouvelle direction de la cité, Erwin allait devoir tenir un rôle, aussi inattendu que pénible : celui d’exécuteur des hautes œuvres. Mais telle devait être aussi la volonté de la Ville.
Il se retourna et fit un signe à Gézina pour qu’elle le rejoigne avant de descendre les marches. Sénéchaz Gostra Ramirez passa alors sur le perron, serré de près par son secrétaire et l’officier de police. La foule poussa un hurlement. Un flux soudain précipita les personnes du premier rang au pied des marches, obligeant du même coup Erwin à reculer. Le reflux laissa le géant roux et le Serviteur l’un contre l’autre... et l’éclair destiné au Serviteur foudroya Malverde sans que personne ne puisse voir d’où venait le tir.
Le colosse tomba. Les vêtements qui le couvraient s’étaient instantanément consumés. Sa joue et son oreille droites avaient été arrachées ; un bras lui manquait et ses entrailles se répandaient sur le macadam. Pourtant, Malverde n’était pas mort. Pas encore. Il tenta même de se relever, mais son corps n’eut qu’un soubresaut ridicule. Seuls ses yeux purent atteindre le Serviteur et Erwin devina dans la douleur qui éclatait au fond des prunelles la volonté de crier le nom du meurtrier.
Il crut un instant qu’il allait réussir à prononcer le nom qui lui brûlait les lèvres, mais un flot de sang lui emplit la bouche et le colosse expira sans avoir pu proférer le moindre mot.
Au même instant, la colère du peuple éclata.
Ce fut quelque chose d’inouï : une rumeur comparable au heurt d’une vague déferlante contre un écueil. En un éclair, Erwin se trouva projeté par la meute hurlante en haut des marches. Des coups lui martelèrent le visage. D’une contorsion désespérée, il put retomber sur ses pieds et s’arracher à l’emprise de la foule. Il aperçut alors le porche ouvert. Dégrafer sa cape ne lui demanda qu’une fraction de seconde. Abandonnant celle-ci aux forcenés, il parvint à s’extraire des mains qui allaient à nouveau l’agripper et se mit à courir avec l’énergie du désespoir. Son pied heurta une marche. Il tomba, se releva, escalada à l’aveuglette pour se retrouver sous les combles. Percevant l’écho d’une poursuite, il dégagea son arme et attendit. Gézina entra alors dans le grenier, les vêtements presque en lambeaux. Il remisa vivement le pistolet dans son holster et la prit dans ses bras pour la rassurer.
Réprimant la colère qui grondait en lui, Erwin explora vivement le réduit et discerna un filet de jour qui perçait de planches disjointes. Il les arracha et découvrit une lucarne qui donnait sur la rue. Il se pencha. Les corps du gouverneur, de son secrétaire et de l’officier de police avaient été écartelés par la populace qui en emportait des bouts de vêtements et des membres arrachés comme des trophées.
Un haut-le-cœur secoua le Serviteur. Il en avait pourtant vu d’autres depuis qu’il exécutait des missions pour la Ville, mais cette sauvagerie soudaine contrastait tellement avec le calme qui régnait quelques heures plus tôt que... Il se frappa la tête du poing. Ses yeux, brusquement, se dessillaient : Erwin venait de comprendre le rôle et le pouvoir d’Haroun le noir, mais il était trop tard. Peut-être, d’ailleurs, était-ce mieux ainsi.
Il attendit que la rue se vide puis il redescendit lentement en entraînant la jeune fille. À présent, Erwin pouvait quitter Granada. La cité allait se doter d’un autre gouverneur et les choses rentreraient dans l’ordre. L’Homme Noir deviendrait un chef et un symbole que l’on révérerait longtemps. Quant à la cause qu’il défendait, bien que discutable, elle avait le mérite d’utiliser les talents de chaque individu, sans distinction de classe.
Par un enchevêtrement de ruelles, ils gagnèrent une station d’hélico-taxis. Tout en cheminant, Erwin Rom Zarko achevait de réunir les pièces du puzzle. En définitive, l’affaire se révélait des plus simples, exception faite de détails qui s’éclaireraient lorsqu’il aurait remis son rapport à la Ville. Elle avait débuté quelque temps auparavant, lorsque Gostra Ramirez s’apprêtait à prendre le pouvoir. Un contrat d’union avait dû être établi entre le futur gouverneur et l’Homme Noir : le premier devait disposer de l’appui des forces de police ; le second de celui de la pègre. C’est seulement lorsque tout était à nouveau rentré dans l’ordre que le climat s’était détérioré.
Ils traversèrent une minuscule place et s’engagèrent dans une venelle où stagnaient des flaques de boue. Gézina lui avait conseillé cet itinéraire, plutôt désagréable, afin d’éviter les grands boulevards où ils risquaient d’être reconnus. Erwin scrutait l’alentour et son allure s’accélérait lorsqu’ils se trouvaient trop à découvert. Mais son cerveau continuait de rétablir l’historique de la crise dont il venait de vivre le dénouement.
D’un côté, Ramirez s’inquiétait de la puissance grandissante de l’Homme Noir sans savoir comment se débarrasser de lui. De l’autre, son ancien complice redoutait l’humeur fluctuante et l’incompétence d’un gouverneur plus à l’aise dans les soirées intimes que dans la direction des affaires courantes. Entre eux se trouvait Houniaz, le secrétaire, l’obscur : sorte d’Éminence Grise qui voulait profiter de l’animosité grandissante entre les deux hommes pour tirer son épingle du jeu et s’installer à la tête de la Cité.
Erwin venait enfin de comprendre de qui émanait la demande d’intervention. Pour les administrateurs de la Ville, il s’agissait bien du Généralissime. Dans la réalité, le secrétaire avait parfaitement manœuvré pour obtenir la signature et le cachet du gouverneur. Ainsi, les deux anciens complices devaient forcément se retrouver face à face. Et par la grâce du Serviteur, Houniaz s’installait à la tête de la municipalité.
Erwin interrompit une nouvelle fois ses réflexions pour accélérer l’allure. La station se trouvait à moins d’une cinquantaine de mètres de l’autre côté d’une avenue où ils venaient de déboucher. Il était heureux qu’il n’ait plus sa cape sur lui : sans elle, seuls ceux qui l’avaient côtoyé de près pouvaient le reconnaître.
Les choses, en tout cas, ne s’étaient pas déroulées selon le schéma prévu par le secrétaire. Si entrevue il y avait eu entre l’Homme Noir et le Généralissime, elle n’avait pas donné les résultats que Houniaz avait escomptés et, surtout, la manifestation réclamant le départ du Serviteur avait anéanti tous ses plans.
Alors il avait tenté un coup désespéré.
En acceptant de partir de son propre gré, Erwin innocentait Ramirez, calmait la colère de la foule et condamnait le secrétaire à plus ou moins brève échéance. En revanche, si le Serviteur trouvait la mort en sortant de l’hôtel, la faute retomberait inévitablement sur l’Homme Noir et le gouverneur : ils étaient chargés de sa sécurité, et chacun d’eux pouvait souhaiter sa disparition.
Le point le plus obscur du problème restait la personnalité réelle de l’Homme Noir. Comment avait-il pu reconvertir tous les truands au point d’en faire les soldats efficaces et dévoués de sa police parallèle ? Leur rencontre lui avait enseigné qu’un seul regard de cet homme pouvait plier les volontés les plus rigides. Par ailleurs, il avait déduit de sa visite à la frontière que les talents des pires malfrats continuaient de s’exercer à Sevilla-Nueva, refuge et protection leur étant accordés à l’intérieur de Granada, la contrepartie étant certainement le « don » d’une part de leur butin que l’Homme Noir distribuait sans doute aux plus nécessiteux.
Alors ? Un mutant ? Un être d’exception en tout cas que la Ville devait avoir sélectionné dès sa naissance pour accomplir quelque destin privilégié.
Ils venaient de pénétrer dans la station. Erwin entraîna Gézina sur l’esplanade par l’escalier central et s’accouda à la rambarde pour pouvoir surveiller l’avenue.
L’Homme Noir proclamait des idées humanitaires, ce qui lui valait la sympathie du Serviteur. Mais qu’une telle personnalité prenne trop d’envergure et ce pouvait être, à terme, un danger pour la Ville. Alors, un Serviteur devrait intervenir et...
Erwin haussa les épaules et se détendit en entendant le ronflement caractéristique d’une bulle de transport. Dans peu de temps, il serait à Nengaraï où il retrouverait Sehaïdi et N’Zonk... À cette pensée, son visage s’épanouit. Qu’importait Granada ? Pendant des siècles encore, les Serviteurs iraient d’une cité à une autre rétablir un semblant d’ordre. Mais la Ville le voulait sans doute ainsi et ce n’était pas le rôle d’un Serviteur de juger ses décisions.
Il regarda alors la jeune fille et une pensée un peu folle lui traversa l’esprit :
« Veux-tu venir à Nengaraï ? » lui demanda-t-il.
Gézina se tourna pour regarder la vieille cité. Au loin, elle devina les tours et les jardins de l’Alhambra qu’elle avait toujours rêvé de visiter. Elle comprit que, dans sa situation, ce rêve ne pourrait jamais se réaliser.
« Oui ! » fit-elle avec un pâle sourire.
Ils s’installèrent confortablement et ressentirent presque aussitôt la légère secousse du décollage.
*
* *
Dans un angle de la station, Haroun el Irouy voyait s’éloigner la bulle, étincelante sous le soleil d’Andalousie. Son visage était ridé comme une vieille pomme. Il baissa les yeux et gagna l’avenue : il devait se dépêcher pour achever son œuvre. Le temps qui le séparait de sa mort se rapprochait trop vite, aussi vite que le mal continuait de faire de nouvelles victimes dans Granada-la-Belle.
Les nouvelles qui composent le cycle des Serviteurs de la Ville, attendent toujours d’être réunies. Richard Comballot voulait s’y consacrer. La publication se fait attendre. En attendant, voici qu’elle en a été ma contribution. J’avoue pourtant ne plus me souvenir de ce qui m’a conduit à y participer. Dans la présentation de mon texte, Daniel Riche, pour un temps rédacteur en chef de la revue des éditions Opta, écrivait : « On l’attendait depuis longtemps, cette rencontre entre Jean-Pierre Fontana et le cycle protéiforme des Serviteurs de la Ville, cycle conçu, à l’origine, il convient de le rappeler, par Michel Jeury et Katia Alexandre et auquel ont déjà collaboré quelques-uns de nos meilleurs écrivains de science-fiction. Une telle “rencontre” ne pouvait déboucher que sur un récit haut en couleur, plein de péripéties et de rebondissements. Le voici, ce récit, où il est démontré qu’il arrive aux “Serviteurs” de n’être pas toujours les maîtres d’une situation. »
Première publication :
Revue Fiction n° 301 – mai 1979
Version revue et corrigée à l’occasion de ce recueil.