Éloge de la casuistique

(Gracian)

 

Comme Machiavel, mais d'une façon immédiatement plus métaphysique, Baltasar Gracian (1601-1658) pense que la comédie du pouvoir est une province de la rhétorique. Son Prince, c'est le Criticon, l'homme détrompé, la fonction critique faite homme, parce qu'elle a appris les détours de l'illusion de l'apparence universelle, le maniement d'une parole qui peut faire apparaître ce qu'elle veut quand elle veut. La théorie du verbe jésuite consiste à introduire une coupure décisive entre l'humain et le divin, entre deux verbes : l'un poussé aux limites de son mensonge, l'autre à celles de son énergie. La contre-réforme, le baroque, c'est bien cela : une offensive théologique dans les formes, une protestation contre ce qui proteste en voulant réduire le sens à un signe unique. Non, le bien n'est pas de ce monde, et il n'est pas de ce monde car le langage, en ce monde, est en trop, est la figure même d'un excès qui indique, comme à l'envers, le trop-plein divin qui vide et gonfle en même temps les phénomènes. L'art jésuite, si méconnu dans son ironie fondamentale et sa dérision exhibée de toute sensualité ; cet art qui, au fond, a inspiré Pascal, ressemble aux opérations tortueuses, délicates, mais sourdement centrées du jeu d'échecs. Beaucoup de circonvolutions, de volutes, pour arriver au point mat du silence efficace, de la parade mortelle. Le grand principe jésuite est de traiter le mal par le mal : la chute du verbe par un verbe en chute. Loyola : « Il faut user des moyens humains comme s'il n'y en avait pas de divins et des divins comme s'il n'y en avait pas d'humains. » Formule que Gracian commente en ces termes : « Règle de grand maître, il n'y a rien à ajouter. » On reconnaît l'évidence initiale de la loi mathématique et anti-naturelle de l'échiquier : renforcer les points forts, jamais les points faibles.

 

« Machiavélique », « jésuitique », ces interpellations péjoratives du sens commun sont les symptômes d'une angoisse humaine, trop humaine, devant les possibilités du langage. Il n'est pas admis que l'on soit lucide sur le pouvoir et que l'on considère la politique comme l'un des beaux-arts. Il n'est pas toléré qu'on ose révéler la toute-puissance de la ruse et de l'artifice, l'insondable enchevêtrement des discours de toute diplomatie. Il n'est pas bien vu de dire carrément que l'homme court vers la mort en agençant des phrases comme autant de masques de sa volonté de puissance. Mais Gracian va plus loin que nos moralistes qui, d'ailleurs, l'imitent. Il fascinera Schopenhauer. Il annonce la vision pan-esthétique de Nietzsche. Son analogie de l'équivoque, de l'écoute, de la double-entente ; son art d'un théâtre qui déduit toute chose de l'apparence la plus ténue, voilà un bréviaire pour psychanalyste. Bref, c'est un grand écrivain, et sa façon de jouer sur les mots, pour les ramasser ou les étendre aussi loin que le veut l'élasticité infinie de leur nature trans-humaine, se rapproche d'une théologie verbale elle aussi venue de l'éducation jésuite : celle de Joyce.

 

Modernité de Gracian : le mal est radical, la mort débordante, il y a urgence à parler pour vivre et survivre, et l'homme est libre, est l'arbitre de son propre sort. Gracian a écrit un traité de l'agudeza, mot intraduisible, c'est l'art de la pointe extrême du discours, une acuité qui se confond, par prouesse technique, avec la grâce, comme le nom même de son auteur (seule prédestination à admettre, et c'est vrai que Machiavel, à côté de lui, a l'air, comme son nom l'indique, d'un simple serrurier : Maclé). La grâce dans l'acuité est à la fois brièveté et prolixité. Le style sera donc soit « laconique, si semblable à la divinité, qu'à son image, même dans la ponctuation, il renferme des mystères » ; soit, au contraire, « redondant, enflé, asiatique, exagéré, dilaté ». Les jésuites sont héraclitéens et chinois. Concentration et surabondance. Seule façon de comprendre que « tous ceux qui le paraissent sont des sots, plus la moitié de ceux qui ne le paraissent pas ». L'apparence prise à la lettre refuse la prétention d'un sens caché : tout est déployé, visible ; le secret, c'est qu'il n'y a pas de secret. « Là où vous voyez qu'il y a de la substance, tout n'est que circonstance, et ce qui vous paraît le plus solide est le plus creux, et tout ce qui est creux est vide. » Et ce cri, déjà purement mystique : « oh ! que le néant est beaucoup ! ». Il ne s'agit de rien moins, en effet, que de s'élever, comme singularité absolue, au-delà même de l'infini : « que tous te connaissent, que personne ne perce tes limites car, par cette ruse, le modéré paraîtra beaucoup, le beaucoup infini, et l'infini, davantage ». L'éducation interne se fait à travers l'image que l'on apprend à donner de soi. La comédie est de plus en plus vérité, le jeu oblige à dépasser la borne que l'on tend à être. Les partisans de l'authentique sont des aphasiques du ressentiment : la positivité du langage est sans limites. Rien n'a été fait sans le verbe, le verbe peut donc nous accompagner au-delà des fins de tout ce qui a été fait et se fera jamais. « Le bon joueur ne joue jamais la pièce que l'ennemi suppose, encore moins celle qu'il désire. » Dans la vision méta-cosmique de Gracian, l'ennemi c'est le monde entier contre la singularité du sujet irreproductible. Il s'agit d'un art de la guerre, qui rappelle par bien des points l'admirable Sun Tseu : même l'ennemi est utile, car « souvent l'hostilité pousse à vaincre des montagnes dont aurait détourné l'amitié ». Gracian, ou l'enthousiasme de la contradiction, la stratégie de l'écart et des décalages. Il n'y a jamais eu de nature originelle, il n'y a pas d'autre faute, ou péché, que de ne pas s'en rendre compte en parlant. L'inconscient est structuré comme un langage ? Bien sûr, et c'est la raison pour laquelle il n'y a plus qu'à se débarrasser de plus en plus des embarras de la conscience croyant être le langage de toute structure. Le monde ne nous paraît infini que parce que nos mots ne roulent pas au-delà de lui. Voilà comment le néant est un bien supérieur au mal prétentieux de l'être, voilà en quoi la joie d'une éternité libérée peut se dire dès maintenant dans les fêtes de la désillusion rythmée, qu'on appellera, par facilité, la pensée.