Au commencement, donc, était Saint-Simon, c'est-à-dire la révélation de la comédie dans toute son étendue transversale. Pour saisir ce qui se noue, il faut faire, sans cesse et rapidement, des portraits, des « crayons » ; noter sur le vif, et montrer la sensation par rapport à l'intuition du Mal irréparable qu'elle comporte, derrière chaque attitude, chaque démarche, chaque intonation. Dubois ? « Méchant d'ailleurs avec réflexion, et par nature et par raisonnement, traître et ingrat, maître et expert aux compositions des plus grandes noirceurs, effronté à faire peur étant pris sur le fait ; désirant tout, enviant tout, et voulant toutes les dépouilles. » Le Duc d'Orléans ? « Rien ne le trompa et ne lui nuisit davantage que cette opinion qu'il s'était faite de savoir tromper tout le monde. On ne le croyait plus, lors même qu'il parlait de la meilleure foi, et sa facilité diminua fort en lui le prix de toutes choses. » Voilà, le rythme est donné, on peut grâce à lui traverser toutes les assemblées de son temps, du Temps. Saint-Simon ne présage pas nécessairement Proust, mais il lui est absolument nécessaire. Ajoutez les Mémoires d'outre-tombe et la rêverie intérieure comme couleur inventée par Chateaubriand, et vous avez les deux grandes colonnes de La Recherche. D'un côté : « Je n'ai pas craint d'écrire cette bagatelle, parce qu'il me semble qu'elle peint » (Saint-Simon). De l'autre : « Ce château, ces jardins, ces jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit, que sont-ils devenus ? » (Chateaubriand.) Et en route.
La grande, la stupéfiante nouveauté, c'est bien entendu Sodome et Gomorrhe. La scène fabuleuse entre Charlus et Jupien. Lisons bien : « La visite d'un insecte, c'est-à-dire l'apport de la semence d'une autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleur... » La métaphore végétale employée par Proust nous introduit, en réalité, dans le drame et la découverte la plus bizarre de son expérience. En effet le côté « Sodome » se prête particulièrement à la description détaillée, à la précision de l'entomologiste ou de l'anatomiste. Mille et une fois, Proust revient sur les scènes de gesticulations diagonales, de mimiques, de gestes, d'appels, de malentendus que suppose l'hypothèse sodomite. Ce repérage, de sa part, et les considérations qui s'ensuivent, ont toujours un aspect critique, une tonalité de jugement négatif plus ou moins apitoyé, indulgent : il s'agit de nécessité, de loi contre-nature de la nature, de contre-société rendue inévitable par la société. Presque toujours, les situations sont vaudevillesques ou grotesques (ainsi de l'aventure entre le Prince de Guermantes et Morel). Les corps sont difformes ou laids (« l'embonpoint du baron vieillissant » ; « l'air fat, négligent, ridicule ») ; ils n'atteignent une sorte de beauté que sous l'emprise d'une détermination qui se dévoile dans leur danse hypnotique. Les « insectes » sont pris dans un magnétisme, ils n'y peuvent rien. Ce sont des employés des fleurs. Mais les fleurs elles-mêmes ? C'est là où l'audace de Proust (qu'il faudrait approfondir, aggraver) est la plus neuve : les fleurs (l'élément féminin, les « jeunes filles » comme il préfère le penser), on ne sait pas très bien ce qu'elles ressentent, ce qu'elles font. Gomorrhe est infiniment plus troublante, noire, détournée, que Sodome. La scène entre Mlle Vinteuil et son amie est une expérience traumatique pour le narrateur, pas du tout celle entre Charlus et Jupien. A l'agitation bavarde de Sodome, correspondent le silence et la dérobade de Gomorrhe. Sodome est un « moyen » de Gomorrhe. Là est la vision de Proust. Que peut faire, en effet, une fleur directement avec une autre fleur, sans l'intermédiaire d'un « insecte » ?
Toute « l'affaire » Albertine est dans cette question, c'est-à-dire le suspense de La Recherche. « Derrière Albertine, je ne voyais plus les montagnes bleues de la mer, mais la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance. » Et encore : « A Mlle Vinteuil maintenant, tandis que son amie la chatouillait avant de s'abattre sur elle, je donnais le visage enflammé d'Albertine, d'Albertine que j'entendis lancer en s'enfuyant, puis en s'abandonnant, son rire étrange et profond. » « Chatouiller », « tomber », « s'abattre »... « Visage enflammé », « son inconnu », « rire étrange et profond »... Ce qui a lieu, ici, dans la chambre de Montjouvain, « en cette fin de journée lointaine » pour le narrateur « caché derrière un buisson », c'est, Proust nous le dit explicitement, la « voie du Savoir ». C'est en compétition ouverte avec Gomorrhe que toute La Recherche est construite. Etrangement, ou peut-être dans une logique vertigineuse, Sodome est inscrite dans la mécanique de la fécondation permanente et à peine dissimulée. Gomorrhe, au contraire, est une pure défense négative, une brûlure bien plus radicale, elle seule a droit au qualificatif de « jouissance ». C'est une autofécondation, une « fleur du mal », quelque chose qui n'a peut-être d'ailleurs rien de sexuel au sens habituel du mot, une perversion beaucoup plus grave (liée à la profanation de l'image du père, ne l'oublions pas : la photographie de Vinteuil joue un rôle décisif dans la chambre noire de Montjouvain), une chute, une vacillation en abîme de toutes les identités. Gomorrhe est un puits où l'on s'abat, Sodome une surface d'ambiguïtés et de miroitements, finalement plus comique que troublante. Quel est ce point de fuite, floral et systématiquement trompeur, qui fait voltiger, autour de lui, les insectes mâles ? A cette question, Proust a pu encore répondre par le sacrifice absolu de l'Art. Mais nous qui vivons une désacralisation mille fois plus acide et violente ? Nous, pour qui même Sodome et Gomorrhe se sont que des banalités triviales ? Nous qui entrons dans l'artificiel généralisé, y compris en termes d'insémination ? Pourrons-nous encore retrouver le Temps ? Et de quel temps s'agit-il encore ?
On se souvient que le narrateur de La Recherche est fermement décidé à se séparer d'Albertine, et que c'est en apprenant par hasard, dans le train, qu'elle connaît très bien Mlle Vinteuil et son amie, qu'il décide sur-le-champ de l'épouser. Son mouvement irrépressible est donc de se rapprocher au maximum de ce qui lui échappe sur place, le tourmente, le fait souffrir. Pour quelle raison Proust n'a-t-il pas accès, comme Baudelaire par exemple, au « rire étrange et profond » en lui-même ? Pourquoi ne s'y joint-il pas ? Autrement dit : pourquoi se sent-il exclu d'une jouissance dont il choisit d'imaginer qu'il n'arrivera pas à la connaître ? Pourquoi a-t-il besoin de cet inconnu-là ? Et si, même là, il n'y avait rien ? La littérature est-elle encore possible une fois les insectes complètement répertoriés, et les fleurs ramenées à leurs composants chimiques ? Quelle scène inédite et inouïe est, comme hier, mais autrement, à surprendre derrière les volets à demi fermés donnant sur la cour de l'hôtel des Guermantes, ou depuis le buisson ardent de Montjouvain ? Finalement, une seule chose est claire : un romancier est quelqu'un qui a vu, au moins deux fois, quelque chose qu'il ne devait pas voir, et qui en triomphe. C'est tout.
1984.