La voix de Joyce

 

Joyce ? Il suffit d'entendre sa voix. Très précisément, son enregistrement d'un fragment de Finnegans Wake. Déclaration des droits de la liberté d'invention verbale. De sa liberté. De sa souplesse irréductible. Ecoutez ça, vous en apprendrez plus en dix minutes qu'en dix ans de lectures : écoutez ça, je vous en supplie, ou alors ne citez pas Joyce, ne faites pas semblant de vous intéresser à lui1.

Qu'est-ce qu'on entend là pour la première fois ? La flexibilité ; l'audace ; la multiplicité des rôles, du grave à l'aigu, du chuchoté au presque crié ; la parodie ; la stupéfaction renouvelée que ce soit aussi merveilleux et bête, l'histoire humaine ; l'émotion délicate ; l'imitation du soupir, et du soupir du soupir ; la tombée de la nuit et l'écoulement des eaux et du temps ; la ténacité de la vie et la fatigue de la mort ; le grondement des fleuves et le roulement des cailloux de leurs fonds ; le vent dans les feuilles ; le gémissement d'envie enfantin ; la lubricité folle et contenue ; le maniérisme féminin...

Flip ! Flep ! Flap ! Flop ! Il faut se porter, en écoutant, aux pages 213 à 216 de Finnegans Wake. Illisible, ce livre ? Intraduisible ? Ecoutez, écoutez. Aussitôt, du fond de la nuit, monte cette voix étrangement assurée, un peu emphatique, rusée, durcie par cent et cent chagrins, mais toujours mélodieuse ; cette voix ferme d'aveugle écartant les branches et les rideaux du sommeil, et c'est comme si le vieil Homère, là, toujours jeune, venait vers vous à travers le tissage de mille aventures, de mille récits, de mille et une langues rencontrées dans sa pérégrination sous-marine, syllabes se répondant et s'éclairant les unes les autres, vivifiées par un souffle neuf. Lord save us ! Ho, talk save us ! Sauve-nous, Dieu de parole ! Pour tous et pour toutes, voici l'éclat, l'étincelle qui n'en finit pas dans les ténèbres. Simplement les mots, pris d'une certaine façon, roulés d'une certaine façon dans le son. Night ! On attend la résurrection avec une désinvolture ironique. Wake ! C'est l'attente veillée vers l'aube, pleine de douleur, de fous rires et de compassion.

C'est un opéra, c'est un oratorio, c'est une messe. Pour la fin des temps, bien sûr, mais la fin des temps n'a rien d'obscur et encore moins d'obscurantiste ; l'apocalypse ne hausse pas le ton, rien n'y est sans issue, pas de désespoir. Catholique, Joyce ? Mais oui, en dehors de toute dévotion niaise, dans une chambre d'échos ardents et blasphémateurs. C'est l'instant où tout s'élève et se mêle dans une vibration universelle et unique. Moment où l'on raconte l'incroyable épopée des illusions et désillusions. Vous ne pouvez pas lire Joyce ? Alors ouvrez au moins l'un des meilleurs romans que l'on ait jamais écrits, sa biographie par Richard Ellmann2. Vous y verrez à l'œuvre l'un des rares héros des temps modernes, avec Freud. La science des rêves ? Mais la voici : « Savez-vous que quand nous rêvons, nous lisons ? Je pense vraiment que nous parlons pendant notre sommeil. Mais nous ne pouvons pas parler aussi vite que nous lisons et nos rêves inventent une raison pour justifier la lenteur. »

Voici Joyce, le nomade, entre sa femme qui ne comprend rien à ce qu'il écrit, son fils Giorgio et sa fille Lucia en train de devenir folle. Le voici, maquereau de génie se faisant payer ses livres par des protectrices ahuries. Voici Joyce noyé de vin blanc et perdant peu à peu ses yeux, mais acharné sur des manuscrits invraisemblables, véritables bibles sans fin recopiées (l'éditeur Garland vient de publier ça à New York, il faut voir les couleurs du manuscrit d'Ulysse, la fine écriture inlassable, flottante). Voici Joyce dont le secrétaire passager est un jeune homme qui s'appelle Samuel Beckett, lequel fera parler de lui, un jour. Voici Joyce, l'artiste irréconciliable, dandy pour l'éternité, anarchiste métaphysique, le meilleur produit des jésuites dont l'inintérêt pour la littérature aura donc finalement engendré le plus grand écrivain moderne. Voici Joyce ayant « déclaré la guerre à l'anglais » et annonçant qu'il « ira jusqu'au bout ». Voici James Joyce n'hésitant jamais à se brouiller avec la terre entière dès qu'il s'agit de son œuvre. Le voici S'étonnant de la grossièreté de Jung à son égard et indiquant au passage que pour en comprendre la raison il suffit de traduire son nom en allemand, Joyce = Freud. Comme qui dirait, en français, Joyeux ou Joyaux.

 

Tout dans le langage ! Tout pour la musique ! Voici Joyce, enfin, tel que nous le montre le merveilleux livre de Mercanton, Les Heures de James Joyce3 : « Je vais travailler jusqu'à cinq heures du matin. Puis j'irai à Saint-François-Xavier pour l'office. Si vous voulez me rejoindre, il faudra vous lever tôt. » Et en août 1939 : « Qu'ils laissent donc en paix la Pologne, et s'occupent plutôt de Finnegans Wake ! » A son enterrement, à Zurich, le ténor Max Meili chante « Addio terra, addio cielo », de Monteverdi. La voix, encore et toujours.

Chers Français, vous ne voulez pas trop de ce Joyce, vous le subissez malgré vous. Malaise et quasi-censure à la N.R.F., excepté Larbaud. « Faux chef-d'œuvre », grogne Gide à propos d'Ulysse. Hostilité de Breton et des surréalistes, malgré Soupault (chaque fois, donc, Joyce trouve un dévouement traducteur). Procès à Londres ; interdiction à New York. Condamnation par Radek à Moscou. Ignorance des uns et des autres. Quel penseur, quel philosophe s'est vraiment rendu compte que, de ce côté de la diction et du chant, tout basculait à la veille du troisième millénaire ? Que l'on sortait enfin du XIXe siècle si admirablement bouclé par Proust ? Lacan tente d'accrocher son wagon ? Pourquoi pas ? Pudeurs et malheurs. Pudibonderies et calomnies, voilà l'existence de notre aventurier des vocables. Le seul journal qui ait rendu compte favorablement de la publication de Finnegans Wake est l'« Osservatore Romano ». « Un vieux cardinal, dit Joyce, qui a voulu me faire une blague. »

« Puissance de la parole », écrit Poe. « Epiphanie », répond Joyce (épiphanie, du grec épiphaneia : apparition). Il me paraît très significatif que trois enregistrements de voix d'écrivains dominent le charnier de la première moitié du XXe siècle. Le récitatif de Finnegans Wake lu par Joyce comme une clé du monde futur. « Pour en finir avec le jugement de Dieu », d'Antonin Artaud. Le disque où Céline, enfin, semble improviser sur son art romanesque (l'affaire des fameux « trois points », encore une question de ponctuation, donc d'oreille). Joyce, Artaud, Céline. Enfermez-vous un ou deux mois avec ça, et vous ne ressortirez pas de votre chambre intact. On vous parle d'un autre monde dans un autre rythme, on vous achemine prestissimo vers un autre néant. Autre horreur. Autre contre-attaque. Autre rire.

Il est dommage que l'on n'ait pas demandé à Joyce d'enregistrer le monologue de Molly, que tout le monde croit connaître. On aurait vu ce qu'on aurait vu, notamment qu'un homme capable d'écrire à ce point une femme de l'intérieur renverse les annales de la psychologie. Mais Joyce a laissé une autre clé enregistrée. C'est la conférence d'Ulysse où il est question de Moïse. Les Egyptiens essaient de persuader le prophète de se couler dans la force de la grande civilisation du temps. Israël est faible, sans ressources, pourquoi s'obstiner, pourquoi ne pas adorer tout simplement Isis et Osiris, Horus, Amon-Rê ? La réponse qui est donnée ici est celle de tout écrivain qui a eu sa révélation, celle du défi, encore à venir, de Joyce lui-même. « Cependant, mesdames et messieurs, le juvénile Moïse eût-il prêté l'oreille et admis cette façon de voir ; eût-il courbé la tête et soumis sa volonté et son esprit même à cette insolente exhortation, qu'il n'aurait jamais délivré le peuple élu de la maison de son esclavage ni suivi de jour la colonne de nuées. Il n'aurait jamais conversé avec l'Eternel parmi les éclairs sur le sommet du Sinaï et ne serait pas redescendu le visage éclairé par les feux de l'inspiration et portant entre ses bras les Tables de la Loi gravées dans la langue des hors-la-loi. » Là encore, il faut entendre l'humour, la ferveur et la joie de la voix de Joyce. Il sait qu'il gagnera. C'est fatal.


1 Enregistrement réalisé en août 1929 pour C.K. Ogden à Londres.

2 Gallimard, 1962.

3 L'Age d'homme, 1967.