L'Auguste Comte

(Lautréamont)

 

« Si vous considérez mes paroles plutôt comme une simple forme impérative que comme un ordre formel qui n'est pas à sa place, vous montrerez de l'esprit, et du meilleur. »

FRANS DE HAES : Je commencerai cet entretien par une autocritique. Je suis venu vous voir, il y a bien des années, en 1971 je crois, pour vous parler de Lautréamont. Un an après je vous ai vu à Cerisy et nous avons parlé de Bataille ; on a parlé à ce moment-là de façon tout à fait différente d'ailleurs, de façon déjà un peu moins académique... Alors, je me suis rendu compte qu'on vous interroge finalement toujours sur autre chose... Comment cela se fait-il ?

PHILIPPE SOLLERS : Ce n'est pas sûr, après tout, qu'on m'interroge sur autre chose... Ce n'est pas sûr que le fait de demander à quelqu'un de s'expliquer sur un nom qui fait problème, sur une signature qui reste énigmatique, sur le cas d'un individu ou d'un sujet par rapport auquel on recommence sans cesse le commentaire, l'interprétation, ne soit pas au fond une façon de convoquer une vacillation de l'identité ; qu'il s'agisse de moi en train de parler de Lautréamont ou de Bataille ou de n'importe qui d'autre, de Dante, de Sade, de Virgile, d'Homère, de Lucrèce, de Shakespeare, d'Artaud, de Kafka, de Joyce, ou qu'il s'agisse de quelqu'un d'autre, peu importe, ce qui est intéressant c'est de savoir si, dans ce frottement des noms les uns par rapport aux autres, va se dire quelque chose tout à coup à travers une voix singulière, qui va nous faire apparaître que ces signatures, ces noms, composent un drôle d'espace, un drôle de... paradis ou d'enfer, où ces différents noms rentreraient sans fin les uns dans les autres ; si un nom résiste, en général c'est quand il s'agit de littérature que la chose apparaît de la façon la plus massive parce qu'on ne sait jamais qui est derrière cette signature et ce nom, et on aimerait bien saisir, on aimerait bien capter enfin, c'est-à-dire tuer, l'identité qui s'énonce derrière non seulement cette signature et ce nom mais tout le discours qui sort et qui rentre dans ce nom et qui semble pouvoir en sortir et y rentrer sans cesse à nouveau et sans cesse d'une nouvelle façon qui reste aiguë... qui fait interrogation... qui fait meurtre par conséquent pour la communauté parlante. Alors, ça ne me gêne pas du tout, parce que pourquoi ne pas passer à une limite mégalomaniaque minimale, froidement et ironiquement, et dire tout simplement : eh bien, Lautréamont c'est moi... Artaud, c'est moi...

F.D.H. : Une question à laquelle je songeais l'autre jour c'est que la forme de publication de Paradis m'a fait penser notamment à celle qu'avait choisie Isidore Ducasse à la fin de sa vie – parlons de lui encore une fois ! – lorsqu'il a commencé à publier cette chose étrange qui s'intitule Poésies et qu'il présente comme des sortes de « livraisons » dont il serait « le gérant »...

PH. S. : C'est un point clé. Quand je dis « c'est moi » à propos de Lautréamont ou d'Artaud ou de qui vous voudrez, finalement c'est une proposition qui, immédiatement, provoque, j'en suis très conscient, une répulsion ou un geste d'accablement de la part de qui l'entend, mais ça n'est pas plus fou, ça l'est même beaucoup moins – et je voudrais insister deux secondes là-dessus – que la fameuse formule de Nietzsche : tous les noms de l'Histoire, au fond, c'est moi... ou encore la formulation très sérieuse d'Artaud : « Prévenu d'être dieu... », etc.

F.D.H . : ... mais « laissons là M. Nietzsche »...

PH. S. : ... Peut-être que Nietzsche n'a pas pu laisser si gaiement que ça M. Nietzsche, puisqu'il y a eu bel et bien en effet un Nietzsche prostré, un Nietzsche obligé de se limiter finalement à deux noms, c'est-à-dire « Dionysos » et « le Crucifié ». Il semble qu'il ait tourné dans cette ellipse à deux foyers alors que c'est très intéressant de voir qu'il a été amené, tout en pensant que tous les noms de l'Histoire c'était lui, ce qui est en effet beaucoup trop, à finir par tourner autour de ces deux noms, n'est-ce pas, Dionysos et le Crucifié. Je crois que penser que tous les noms de l'Histoire c'est soi, relève en effet d'un délire – cela dit sans aucune intention péjorative, bien au contraire, parce que le délire c'est toujours d'une certaine façon la vérité – mais que ça peut amener, si on croit que tous les noms de l'Histoire c'est soi-même, à restreindre les foyers de noms autour desquels on va tourner, par exemple à ne plus en prendre que deux : d'un côté c'est trop et de l'autre pas assez. Pour en revenir à Lautréamont, il a en effet inauguré un geste très bizarre, de bien des points de vue à la fois, avec ses Poésies qu'il s'était résigné à appeler « publication permanente » dont il aurait été le seul... non seulement écrivain, mais éditeur, distributeur... « Cette publication permanente n'a pas de prix »... Il est probable qu'avant de mourir de cet acte – et probablement de nul autre –, Ducasse s'aperçoit très bien de l'extraordinaire falsification de la circulation des discours, des textes imprimés, de la façon dont ils sont disposés, socialement et historiquement – il s'aperçoit qu'il y a là comme une sorte de théâtre très bizarre, c'est-à-dire qu'évidemment les auteurs sont assignés à des tombeaux, autrement dit à des livres, à des œuvres, et que cette circulation passe par un enjeu de pouvoir qui est découpé et qui est distribué selon des stratégies qui ne sont pas du tout innocentes ; il essaie donc de renverser cela au terme probablement d'une crise très profonde telle que la lucidité occidentale, quand elle écrit, n'en a pas connu de plus grande, puisque rien ne nous permet de penser qu'il ait été fou, bien au contraire, n'est-ce pas. La procédure qui consiste pour lui, dans les Poésies, à réintégrer tous les noms non pas de l'Histoire, mais de la formulation en discours de cette histoire, pour les co-signer et les re-signer, est une opération particulièrement insolite qui est du même ordre que celle d'instaurer une publication permanente qui n'aurait pas de prix, opération qui est particulièrement exorbitante de plusieurs points de vue ; c'est le moment où celui que nous continuons à appeler, stupidement et scolairement, Lautréamont reprend son nom d'Isidore Ducasse pour faire cette opération. Il abandonne le pseudonyme qu'il s'était donné pour retrouver son nom qui donc n'allait pas de soi (alors que pour la plupart des gens il semblerait que leur nom aille de soi). Lautréamont, c'est quelqu'un qui a besoin de passer par une opération pseudonymique particulièrement complexe pour re-trouver son nom et quand il signe les Poésies (publication permanente qui n'aurait pas de prix) qu'il interrompt très vite par la mort, comme une signature de l'époque, il reprend son nom. Ce nom c'est Isidore Ducasse. J'ai eu la curiosité – je ne sais pas si vous avez fait attention à ça, je ne sais même pas si je l'ai écrit – j'ai eu la curiosité de me poser la question de savoir un petit peu ce qui se passait autour de cette question du nom d'Isidore Ducasse. L'Histoire du pseudonyme est bien connue : Lautréamont – Latréaumont – Eugène Sue – etc. Mais il ne semble pas qu'on se soit posé la question de ce qui pouvait faire nœud pour Ducasse, fils de François Ducasse, autour de son prénom d'Isidore. Il se trouve qu'un matin en me réveillant, tout à fait par hasard, j'ai eu l'idée de regarder quels étaient les prénoms d'Auguste Comte. Vous savez que François Ducasse, le père d'Isidore, était un fervent admirateur d'Auguste Comte ; il faisait des conférences sur le comtisme en Amérique latine, il s'intéressait beaucoup à ça. Le comtisme et toute la philosophie positiviste imprègnent d'ailleurs la question des Poésies d'une façon sous-jacente mais très subvertie et... je trouve qu'Auguste Comte ne s'appelait pas simplement Auguste Comte. Son premier prénom qu'il a laissé tomber dans la publication de ses livres ensuite, c'était ISIDORE. On a donc, écrit sur la page, si on se soucie du dictionnaire : ISIDORE AUGUSTE COMTE1. Vous voyez tout de suite qu'on peut mettre une virgule après Isidore et qu'Isidore devient un auguste comte ; pourquoi pas un auguste comte de Lautréamont ? Ce qui ensuite... lorsqu'on va pouvoir dans l'opération d'écriture qui est en même temps une opération de pensée, de subversion philosophique des principes mêmes du rationalisme et de sa religion, lorsqu'on va... quand on est Lautréamont... se persuader qu'on a enfin traversé toute cette mythologie paternelle, laïcisée, on va pouvoir traverser l'auguste comte et retrouver Isidore et Ducasse ; le nom n'a plus aucune importance parce que du même coup il revient à écrire que tous les noms qui ont écrit se sont quelque part trompés sur une opération de renversement, de retournement et de critique interne de ce qu'ils auraient écrit ; et que ce soit Pascal, Vauvenargues, La Rochefoucauld, finalement la loi qui est découverte est extensible à l'infini... – Isidore Ducasse, qui n'a pas plus d'importance alors que l'un des noms que vous trouvez dans le Bottin, peut à ce moment-là affirmer en toute connaissance de cause, c'est-à-dire en toute logique de l'écriture qu'il met en place, que tous les noms qui ont dit quelque chose, en effet, c'est lui...

F.D.H. : Je reprends une formule que vous avez employée tout à l'heure : « la formulation en discours de cette histoire... » Il y a quelque chose de cela, et de très fort, qui se joue dans Paradis ; Paradis qui se présente comme une espèce de batterie, comme une série de coupes, de prélèvements, de radiographies... Radiographies de quoi ? Des langues qui nous consolident, qui, je dirais, extorquent notre consentement sur fond de 2000 ans de christianisme très mal digérés. En lisant Paradis, en se laissant emporter, on retrouve, on ré-écoute, les langues « littéraires », les langues « philosophiques », toutes les langues « psycho » qui foisonnent, les langues « politiques », les langues « porno » et les langues « religieuses », les langues « scientifiques », etc. Ce texte charrie, c'est le moins qu'on puisse dire, une énorme érudition. Alors ma question serait : comment s'opèrent ces coupes, prélèvements... car il est évident que ce ne sont pas des prélèvements simples, des collages, mais la mise en action, avec prélèvements entre autres moyens, d'une langue et d'une rationalité nouvelles ?

PH. S. : Après Lautréamont, qui en effet est un événement que nous pouvons prendre pour aussi important que Galilée, dans l'ordre de la transformation de ce qui se produit comme sujet dans la parole et dans l'écriture, il est venu un autre individu très étrange qui s'appelle James Joyce, qui a commencé à travailler d'un tout autre point de vue. Parce que toutes ces expériences sont très différentes les unes des autres et c'est parce qu'elles sont très différentes les unes des autres que c'est la même. C'est la difficulté que nous avons à éclairer. Il n'y a rien de plus différent que Mallarmé ou que Joyce ou que Lautréamont ; ce n'est que lorsqu'on s'aperçoit à quel point ils sont singuliers qu'on s'aperçoit qu'ils font tous, rigoureusement, la même opération, dans un espace qui reste à définir, parce que c'est un espace qui ne fait pas communauté d'une façon égalisante... Joyce, lui – je réponds à votre question indirectement parce que je suis obligé de passer par mes différentes incarnations pour arriver jusqu'à un moi qui n'existe pas et qui s'incarnera par conséquent d'une autre façon plus tard –, Joyce s'est mis à faire une opération très significative en utilisant quelque chose comme dix-sept langues... Il les fait miroiter en anglais... et bien entendu s'appuyant mythologiquement sur une théorie de l'Histoire, si on peut appeler ça une théorie, qui est celle de Vico, il découvre l'évidence, à savoir que tout ce qui peut se dire, voire se passer, ou plutôt tout ce qui peut se dire déjà d'un certain point de vue qui explique que rien ne se passe sans se dire, puisqu'au commencement était le Verbe et que tout a été fait avec lui et par lui, il s'aperçoit donc, en s'appuyant sur Vico, que l'Histoire est une éternelle répétition – intuition de Nietzsche par ailleurs –, éternelle répétition simplement déplacée dans des boucles rhétoriques et dans des effets de discours qui sont superposables exactement mais d'une tout autre façon comme au Moyen Age où on avait, avec cette magnifique théorie des quatre sens superposés, trouvé la clef qui permettait – à Dante, par exemple – de se déplacer dans n'importe quel événement historique, n'importe quel événement philosophique, n'importe quel événement « scientifique » pour en composer une sorte de tissu qui à chaque instant dise au moins quatre choses à la fois... Voilà. Alors... je prends un fragment de Finnegans Wake qui est une phrase comme ça, n'importe laquelle, pas tout à fait n'importe laquelle, mais mettons celle-là, voilà : « The seim anew ». Le mot anew (a-n-e-w) n'existe pas en anglais, s-e-i-m non plus. Alors, si je demande à quelqu'un qui connaît un peu l'anglais ce qu'il voit ou entend là-dedans (the seim anew ! the seim anew !) il entend « the same a-new », c'est-à-dire « le même de nouveau », « l'éternel retour du même », « le retour de l'identique ». En même temps, puisque « anew » s'écrit en un seul mot, on sent très bien que c'est en effet « à nouveau », mais on peut très bien entendre le a comme a « privatif »... « a-new » : ce qui n'est pas nouveau, ou « a new » : « l'un nouveau », et puis bon, voilà, blocage. Qu'est-ce qu'il y a d'autre dans the seim anew ! the seim anew !... alors là il faudrait tout à coup entendre quelque chose qui serait comme du français prononcé avec un fort accent anglais : the seim anew ! the seim anew ! anew... anew... aniouw... c'est l'agneau, bien sûr... Et ça fait immédiatement surgir que dans « seim » il y a « sem » (sémite, semence), « Sem » le nom, etc. Toujours le même agneau sémite, l'agneau mystique, toujours le même agneau, c'est peut-être toujours du même agneau qu'il s'agit autrement dit : derrière toute cette question des noms, il s'agit peut-être toujours d'un seul qui est nouveau et pas nouveau mais qui se répète indéfiniment comme étant le même. Il s'agirait peut-être tout simplement du Christ, mais d'un drôle de Christ, puisqu'il serait comme ça dispersé dans chaque initiative verbale, autrement dit dans chaque initiative d'un sujet à l'intérieur des langues. Donc : the seim anew ! the seim anew ! simenew... simenew... Voilà, il y a tout ça, et autre chose, qui permet d'évoquer furtivement non pas l'éternel retour du même mais l'éternel non-retour du différent2... Chez Joyce le procédé est constant et ça donne lieu à cette espèce de surface qui doit se voir mais qui doit en même temps s'entendre comme si l'œil et l'oreille étaient en train de déraper sur quelque chose qui à la fois insiste constamment, se répète, et s'étend, s'étend... à quoi ? A n'importe quoi, voilà tout. Ça ne veut pas dire que ça dise n'importe quoi. Non. Ça dit quelque chose de très constant, très insistant, mais qui se transforme incessamment... La plupart des gens que ça rend vite complètement aveugles ou sourds – parce que nous ne sommes pas faits pour fonctionner de cette façon-là, nous ruminons une position du sujet tout à fait pauvre, qui se déplace circulairement autour de quelque chose qui est à évoquer sous forme de conjuration dans la pensée ; nous ne fonctionnons pas du tout de cette façon effervescente et en même temps sans cesse transformée, non, nous fonctionnons comme les criminels que nous sommes virtuellement, par rapport à un nom ou à deux noms sur lesquels nous venons buter : le nôtre d'abord, celui de notre père ensuite parce que nous essayons de penser que c'est le même – nous venons buter sur cette volonté de meurtre. Evidemment, chaque sujet se retient, il est éduqué pour avoir à se retenir, de ne pas passer à l'acte dans ce meurtre, mais de temps en temps l'ensemble de ces rétentions, de ces hésitations à passer au meurtre fait que l'Histoire se charge de charniers, c'est-à-dire qu'on fait communauté pour tuer ensemble... Alors, dans cette affaire, il faut dire la chose suivante, n'est-ce pas : l'inconscient est structuré comme un lynchage... c'est-à-dire que le langage qui s'y déplace est constamment imprégné de cette nécessité de conjurer ce qui pourrait surgir comme subversion du nom pour celui qui est en train de parler. Ça a l'air compliqué ce que je vous dis là, obscur, mais pas du tout : c'est ça qui fait que les êtres humains se mélangent et tournent... Alors, de temps en temps, il y a quelqu'un qui perce, qui fait cette percée dans son nom, le sien, le sien absolument... et Joyce fait ça. Il est certain qu'il passe à travers son nom, qui est l'opération la plus invraisemblable qu'on puisse accomplir et c'est pour ça que cette affaire a de temps en temps, dans ce qu'on appelle la littérature, une conséquence, un effet, un relief tout à fait singuliers... En même temps que de passer à travers son nom... il s'agit d'avoir à sa disposition quelque chose qui n'arrête pas de dire la même chose dans toutes les langues et, quoi qu'on dise – c'est-à-dire le contraire même du n'importe quoi dont nous nous habillons pour répéter la rumination du lynchage primordial dont nous sommes habités comme les criminels que nous sommes et qu'évidemment nous n'acceptons à aucun moment de nous avouer que nous sommes –, il est bien clair que toute la culture est construite pour nous donner la bonne conscience que l'inconscient n'est pas nous.

F.D.H. : Kafka aussi rumine son nom : Kavka, en tchèque, c'est le choucas... Et c'est vous qui avez rappelé cette phrase de Kafka : écrire serait « faire un bond hors du rang des meurtriers », ce qui rejoint cette question du lynchage primordial...

PH. S. : Absolument. L'inconscient est structuré comme un lynchage. Ecrire, c'est tenter de sauter hors de ça, de se mettre à part.

F.D.H. : Ce qui me frappe également, à travers la forme de publication de Paradis, son côté « feuilleton » de longueur très inégale, c'est la répétition des « thèmes » – mot pauvre mais je n'en trouve pas d'autres –, thèmes qui seraient par exemple « l'incarnation », « l'accouchement » et puis cette façon bizarre dont s'intercale en langue la Raison et cela au moment de... ou en dessous ou au-dessus de cette « incarnation »... Pourquoi cette répétition ?

PH. S. : La question serait plutôt : pourquoi avons-nous si peu conscience de la répétition ? Pourquoi sommes-nous tellement persuadés que quelque chose d'autre que la répétition a lieu ? Pourquoi repérons-nous de temps en temps, dans une sorte de somnambulisme, que quelque chose se répète ? C'est assez rare. La plupart des gens – voyez Kierkegaard qui tourne autour de ça – tout le monde tourne autour de ça... Nietzsche, ça lui procure tout à coup une extase en pleine nature et puis il rentre en lui-même et il en a un frisson qu'il communique par chuchotements à ses interlocuteurs... c'est très étrange de penser que la plupart des individus, des animaux parlants, vont passer leur vie en ayant repéré peut-être... quelques faits de répétition... quelque chose qui... et puis ils vont mourir, voilà. Et ils auront cru avoir une vie où peut-être à un certain moment ils auront senti que quelque chose s'était répété, mais ce n'est pas sûr. C'est très étrange, c'est extrêmement étrange. Parce que la répétition c'est notre lot, c'est notre constitution, c'est notre loi, c'est notre damnation... qui, si nous la ressentions comme telle, serait tellement intolérable, tellement insoutenable que nous exploserions sur place... dans l'image que nous nous faisons d'être un corps individué qui va... d'un point à un autre. Le miroir que nous sommes volerait en éclats. Donc, si ça se répète, ça veut dire tout simplement que ça approche de la vérité du réel... puisque la vérité du réel et le réel de la vérité ce n'est que ça... ce n'est que ça parce qu'il se trouve que les thèmes dont vous parliez, eh bien, ils sont en effet tellement nucléaires au sens d'une émanation radioactive constante qu'il n'y a pas moyen de dire autre chose, non pas que... non pas une chose... l'incarnation, l'accouchement, disiez-vous... qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ?... Donc ce qui se répète c'est ce qui est évident, tout près de ce qui passe pour « sacré » aux yeux de l'humanité. Et qu'est-ce qui passe pour « sacré » aux yeux de l'humanité ? C'est cette histoire-là : la vie, la mort, la reproduction, et puis c'est tout. Avec ça on fabrique tout : la mythologie, la religion – la philosophie finalement qui, si on y regarde, n'est que l'approximation de cette insistance du passage d'un corps, de l'apparition du corps spatio-temporel jusqu'à un évanouissement dont on se demande bien ce qu'il peut vouloir dire... Prenez l'être, le non-être, le néant : immédiatement, derrière toutes ces spéculations philosophiques, même en lisant Heidegger, vous allez voir qu'on peut très bien entendre que la philosophie elle-même ne parle que de quelque chose qu'elle ne peut pas parler autrement, qu'elle parle comme elle peut, avec ses instruments, c'est l'histoire de la métaphysique... Le néant, par exemple, eh bien, disons que c'est une façon qu'a le participe passé du verbe « naître » de fréquenter une certaine inquiétude du participe présent ; et quant à ce passé dans le participe présent, le fait d'être né et d'être en même temps en train de naître, eh bien, tout ça se néantise... et puis tout ce que vous voudrez... on peut jouer à l'infini sur le fait que tous les concepts, toutes les images, toutes les représentations, toutes les obsessions, toutes les inquiétudes, toutes les interpellations et tous les symboles de l'humanité tournent incessamment, rituellement autour de cette... affaire, d'où émergent, si vous voulez, des « thèmes » que chacun gère, que chaque civilisation gère à sa façon, que ce soit Lascaux, ou l'Egypte, ou la Chine, ou l'Inde... autour de cette affaire... : qu'est-ce que c'est que les morts, les rites funéraires, les tombeaux, d'où viennent les mythologies, d'où viennent les enfants, etc. Bien. Alors, ce qui est nouveau, c'est que l'accélération de la ci-vi-li-sa-tion (comme on dit) pla-né-taire restreint de plus en plus les rodomontades balivernes bavardages qu'on peut fabriquer autour de cette affaire... Il y aurait comme qui dirait le fait que le cercle se circularise et se rétrécisse en s'étendant, ce qui fait que nous sommes là, c'est clair, en train d'avoir parfaitement la conscience ef-frayée que cette petite planète est ronde et qu'aucun de ses points ne nous échappe plus, puisque toutes les informations sont en train de circuler dans tous les sens au moment même où je parle, par satellite et par tout ce que vous voudrez... depuis le fin fond de la pré-HIS-toire jusqu'à ce qu'on appelle encore HIS-toire mais qui n'est déjà plus une Histoire, puisqu'il est bien difficile de savoir à quel point d'une prétendue Histoire nous sommes situés au moment où cela a lieu... Alors, dernière résistance : chaque un, chaque petite famille, chaque petit clan, chaque petit banquet va essayer de penser qu'il est en train de suivre une Histoire, qu'il y a quelque chose qui est en train d'évoluer, d'arriver, mais enfin vous voyez bien que la tenaille de l'espèce est en train de se refermer – pour peu qu'elle ait d'ailleurs jamais été ouverte (drôle d'illusion) – sur une sorte d'unicité de cette aventure ; et finalement, si la littérature ne parle pas de ça, à quoi sert-elle ?

F.D.H. : Une autre question qui a à voir avec tout ce que vous avez dit jusqu'à présent : ce qui me touche à la lecture de Paradis, c'est – pourquoi ne pas le dire ? – le courage et la légèreté sans respect qu'il faut pour faire et écrire ça. Je crois qu'on vous enterre chaque jour et je remarque, dans les quelques lieux que je fréquente, qu'on ne désire qu'une chose : que vous y mettiez fin, qu'on ne parle plus de Sollers et de ses vestes retournées, et puis merde. En attendant on vous plagie. On continue à faire de l'illisible contre « l'indélisable ». Et vous, « le monsieur qui écrit tout ça », « le piégé fou du murmure » comme vous l'écrivez, vous ne cessez d'intégrer à votre texte les commentaires, les réactions que ce texte provoque... Ça doit être angoissant parfois ?

PH. S. : Alors là... Si vous produisez cette dimension de langue, de langage, de discours, d'écriture, de mouvement dans le langage et dans l'écriture, tournant autour d'une répétition, qui elle-même tend à dire non pas quelque chose d'imaginaire, non pas quelque chose de littéraire, non pas quelque chose de fictionnel, mais tout simplement ce qu'il en est du vrai et du réel à chaque instant, cette expérience-là n'a rien à attendre de la reconnaissance communautaire. Elle n'a à en attendre que plus ou moins de haine. Car c'est finalement – et là je fais référence au dernier livre de René Girard qui montre très bien que la position d'une parole vivante est en fait toujours aux environs de ce qui se passe dans la position du bouc émissaire, de la victime émissaire... –, c'est le point de fuite de toute l'activité humaine, n'est-ce pas, de boucher sous la forme d'un lynchage, structure de l'inconscient, toute éventuelle sortie du manège humain. On ne peut donc atteindre qu'un plus ou moins grand coefficient de haine... Le moins possible ça permet de survivre... avec le plus, le risque serait en effet plus grand... et je ne plaisante nullement : la notion de risque n'est pas du tout aussi grossièrement physique que nous l'imaginons... le risque n'est pas seulement un risque mental, bien entendu, mais c'est un risque de chaque instant de voir implacablement et logiquement quelque chose qui se produit sous forme d'affirmation unique déclencher – et c'est fatal – la crise mimétique des doubles. Le double se met à proliférer partout où la question même du double est traitée. La doublure est quelque chose qui, comme sommeil incarné de l'espèce, la possède (au sens de Dostoïevski), la possède intégralement, de façon tout à fait immanente ; je ne pose aucune causalité transcendante dans cette affaire ; en fait, poser des causalités transcendantes – Dieu, le Diable – n'est qu'une façon de ne pas vouloir voir à quel point c'est encore beaucoup plus terrible qu'on ne croit.

F.D.H. : Autre chose qui m'a frappé à la lecture de Paradis, c'est le traitement des voyelles (i et é par exemple) qui se répètent, encore une fois, de façon très obsédante, aux rimes – et je mettrai ça en rapport avec le traitement, l'emploi excessif des participes passés, dont on a déjà parlé... participes passés qui, en fait, dans le traitement que vous leur infligez ne sont peut-être pas tout à fait « passés » et on se demande bien à quoi ils participent... « sucrés salés somatés... poulœufés... » etc. Comment est-ce que ça fonctionne ?

PH. S. : Il y a des rimes... Il n'y a même que ça. S'il n'y a que ça, c'est même qu'il n'y en a plus à la limite. Parce que là encore : ponctuation, rimes, autant de béquilles que les cerveaux mettent sur quelque chose qu'ils ne veulent savoir que très modérément sur la répétition. Il y a des rimes parce qu'il y a du crime... Le crime se fait autour de cette question de la répétition à laquelle je pense que nous sommes... absolument condamnés. Du fait d'être là, du fait justement d'être des participes passés... Quand il y a cette espèce de flux des voyelles ou des participes ou des mots qui sont en fait toujours des syllabes... évidemment ça ressemble beaucoup à des histoires qu'on trouve dans la technique indienne... mantras... tantras... Ce qu'il faut attraper dans cette espèce de rotation, c'est quelque chose qui est atomique et d'où après on tire des phrases, des paragraphes, des ensembles ; donc c'est quelque chose qui vient atomiser, bomber atomiquement ce que nous prenons pour les grosses particules macroscopiques que nous sommes, les grosses et lourdes particules qui sont toujours en train de vouloir donner à leur nom une « particule » justement imaginaire : parce que le fantasme fondamental d'aristocratie n'est jamais plus virulent que lorsqu'il n'y en a plus – c'est ça et rien d'autre. Ça se passe dans cette région-là qui est que nous sommes vraiment les animaux lourds et laboureurs de notre langage qui nous possède d'une façon beaucoup plus fine, beaucoup plus virevoltante, beaucoup plus explosive que nous ne nous permettons de le penser, parce que si nous nous permettons de le penser, il est très plausible que nous allons devenir fous, et il est encore plus plausible – et c'est encore pire – que nous allons découvrir le fond de débilité qui nous constitue, c'est-à-dire vraiment l'espèce de... l'espèce de... l'espèce de... (dégoût et rires) de... eh oui... l'espèce de drôle pas drôle... vous comprenez... de coma drôle pas drôle... qui fait que nous nous ébrouons comme de lourds animaux dans des jeux de mots très pauvres, de pauvres calembours... et que par rapport à tout ça nous sommes comme de pauvres mendiants, et puis : il y a une légèreté que nous ne connaîtrons jamais, incarnés-incarnassiers comme nous sommes...

F.D.H. : Il y a dix ans vous n'auriez pas mis, je crois, Dostoïevski parmi ceux (Lautréamont, Mallarmé...) qui « ouvrent l'espace de la modernité ». J'ai depuis des années l'impression que Dostoïevski, trop « métaphysique », trop « religieux », « réactionnaire », etc., a été complètement occulté en France. J'ai donc été surpris, agréablement surpris, de vous entendre parler, de façon aussi neuve, de Dostoïevski, de la « possession », de l'épilepsie. D'où vient le retour de Dostoïevski chez l'écrivain Philippe Sollers ?

PH. S. : Ah ! Ça c'est une drôle d'histoire. Comment est-ce que c'est venu ? J'étais en train de souffrir et de réfléchir... enfin, j'étais en train de réfléchir comme tous les jours à... notre matrice, au fait qu'on soit là, j'étais en train d'essayer de penser finalement à l'hystérie, qui me paraît de plus en plus un phénomène encore plus digne d'attention que même les psychanalystes ne se permettent de le croire. Il y en a quand même un qui a plutôt bien tenu, qui a fait son possible par rapport à ça, c'est Freud. Ça lui est apparu sous la forme de cette fameuse grossesse nerveuse, d'où est née la psychanalyse, c'est-à-dire de cette fonction qu'a le corps féminin de repousser à ce point le langage qu'il s'en trouve affecté d'un engendrement imaginaire. Entre parenthèses : ça prouve à quel point cette histoire de Vierge et d'engendrement symbolique n'est pas du tout une chose idiote. Ça recoupe le fond dont nous venons...

F.D H. : La Vierge et l'Agneau...

PH. S. : C'est ça : le fait qu'au commencement était l'hystérie et c'est pour ça qu'on croit qu'il y a une HYS-toire. Réfléchissant là-dessus, je me suis dit que Freud avait fait une communication, assez tardive d'ailleurs, sur Dostoïevski, et je l'ai lue. Et puis j'ai relu Dostoïevski : je ne me rappelais nettement que Crime et Châtiment, lu en une nuit à quinze ans... C'est vous dire... Je viens de trouver ça dans les carnets des Démons : « L'Esprit-Saint est la compréhension directe de la beauté, la conscience prophétique de l'harmonie, et par conséquent sa poursuite incessante. » Voilà.


1 Isidore-Auguste-François-Marie Comte est mort à Paris en 1857. De l'Ecole polytechnique au « culte de l'Humanité », etc. Isidore Ducasse vient en principe à Paris pour préparer Polytechnique... Et, en effet, s'agissant de littérature, il est polytechnicien.

2 Et aussi l'homme de la mer (sea-man) devenu nouveau (Simon) et sans cesse à nouveau (Simon Pierre : « tu es Pierre, et sur cette pierre », etc.). C'est aussi ce qui semble (seem) nouveau et n'est pas si nouveau, etc.