L'Observatoire

 

Il y a, dans Les Vertes Collines d'Afrique, d'Ernest Hemingway, un passage magique. Il est à la chasse, il s'éloigne seul un moment, s'appuie contre un arbre et se met à lire un livre de Tolstoï, Sébastopol. Puis, il rêve un peu, se retrouve à Paris en imagination, revoit le boulevard de Sébastopol, évoque son ancien appartement, rue Notre-Dame-des-Champs, et là, donc, physiquement en pleine chaleur africaine, pense à la fontaine du début des allées de l'Observatoire, « au ruissellement de l'eau sur le bronze de la crinière des chevaux, les épaules et les poitrails de bronze, verts sous le mince filet d'eau ». Il continue par l'anecdote de l'inauguration d'un buste de Flaubert dans le jardin du Luxembourg. Voilà : nous entrons, à travers le Kenya, la Russie, et grâce à un écrivain américain, dans un pays réservé, celui où j'habite, celui que j'aime. Le Luxembourg, les allées de l'Observatoire, l'ancien Port-Royal, l'église du Val-de-Grâce, et, bien sûr, la Coupole, le Dôme, la Closerie des Lilas.

En 1925, auraient pu se rencontrer ici, sur un banc : Hemingway, donc ; Joyce ; Faulkner (dont le roman Sanctuaire – on s'en souvient peut-être – s'achève étrangement au Luxembourg : « où, dans de sombres trouées entre les arbres, rêvaient les reines mortes figées dans leur marbre terni, jusque dans le ciel prostré, vaincu par l'étreinte de la saison de pluie et de mort ») ; Fitzgerald ; Picasso. Toute l'explosion du XXe siècle, en somme. Mais, dans la chapelle et le cloître de Port-Royal, voici le spectre de Pascal. Et, dans l'église du Val-de-Grâce, le souvenir de pages fulgurantes de Saint-Simon. Et, rue Cassini, tout près, Balzac. Pour un écrivain, la géographie est une vision d'autres écrivains. Ce sont eux, peut-être, qui ont réellement vécu dans l'espace et le temps ; réellement respiré l'air des saisons, observé les mouvements des corps, les maisons, les fleurs, les couleurs. Un des aimants les plus forts, un des « sanctuaires » les plus magnétiques se trouve ici, dans cet axe. Que ce soit celui de l'Observatoire de Paris a quelque chose d'impeccablement logique. Télescope vers les galaxies. Zodiaque de la baroque fontaine de Carpeaux. On dirait l'aménagement discret d'un temple pour atterrissage d'habitants solaires. Avec, en plus, au carrefour Vavin, le menhir dressé de la statue de Balzac par Rodin, chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, scandale pour son temps et question pour le nôtre. Mais on peut aussi descendre jusqu'à Saint-Sulpice, construction merveilleuse et méconnue, saluer, au-dessus d'une autre fontaine débordante, incessante et fraîche, argentée, Bossuet et Fénelon, adversaires réconciliés dans la pierre ; entrer dans l'église pour imaginer Delacroix peignant sa chapelle pendant les messes. Ici même ont été baptisés Sade et Baudelaire. Mais oui.

Il y a le Paris de la Concorde, des Champs-Elysées, de l'Assemblée nationale, des Tuileries et du Louvre. Et puis celui, antagoniste, du Luxembourg, du Sénat, de l'Observatoire et de Port-Royal. Notre-Dame, elle, est au centre, un Paris à elle seule (avec ses échos architecturaux, tout autour). Mais l'endroit le plus « à part », le plus étrangement calme, le plus enfoncé dans une méditation permanente, est l'avenue de l'Observatoire. La nuit, comme un fleuve divisé de feuillages, y semble plus longue qu'ailleurs. Une heure du matin. Silence agité de vent. Une page de plus. On écrit en continuant dans la nuit, en devenant la nuit qui s'approfondit et s'efface. Le parc et la végétation obscure vous prêtent de nouveaux poumons. La faculté de pharmacie, toute proche, déserte, représente la puissance dangereuse ou bénéfique de la chimie. De temps en temps, de longs hurlements de chiens viennent déchirer l'air : ils sont enfermés là pour des expériences, je suppose. Leurs cris viennent frapper de plein fouet la phrase que j'essaie d'écrire. C'est le rappel de la mort. Vers trois heures du matin, il ne doit plus y avoir qu'eux et moi à planer au-dessus du sommeil. Eux, dans une souffrance insupportable. Et moi, dans des questions d'adjectifs.

Les allées au petit matin : massifs et statues, tunnel vert des marronniers touffus. Deux Chinois sont là, gestes lents, tournants ; gymnastique portant directement, semble-t-il, sur la circulation du sang. Je me retrouve à Shanghai, sur les quais, où ils sont des milliers, comme ça, tous les jours, en train de pénétrer, par une nage ultra-décomposée, dans l'interminable silence de l'espace. Je m'assois près de la fontaine. Je vois celle de Bernini, sur la Piazza Navona, à Rome. L'idée est la même : « les quatre parties du monde ». Sauf que Bernini, lui, avait du génie. Mais la sphère est là, pourtant. Elle tourne. L'eau fait un bruit de Venise. Au fond, les coupoles blanches rappellent le temps sidéral.