Il me semble qu'il y a deux moments clés dans la perception moderne de Bordeaux et de sa région. La première, dans le célèbre poème d'Hölderlin, Andenken, qui décrit, avec une exactitude intérieure stupéfiante, la révélation lumineuse, aérée, que le plus grand poète allemand a eue en découvrant le Sud-Ouest. La seconde, en 1828, dans Les Mémoires d'un touriste, de Stendhal, où ce dernier écrit : « Bordeaux est, sans contredit, la plus belle ville de France. » Ces deux événements, après la tourmente révolutionnaire et la fin de l'ancien monde, ont une valeur discrètement prophétique. L'Aquitaine, l'ancienne Guyenne, Bordeaux, deviennent le point d'aimantation, à la fois marginal et central, de toute une mythologie de l'art de vivre en train de disparaître rapidement en Europe et dans le monde entier. Bordeaux est un signe de ralliement « sudiste ».
Me voici dans une chambre du Grand Hôtel. La vue donne directement sur le théâtre construit par l'architecte Louis en 1780. Louis a été l'architecte du Palais-Royal, à Paris. C'est le printemps. Le ciel est vif, bleu, découpé ; il va faire très chaud. Devant moi, donc, la façade des douze colonnes corinthiennes avec, bien plantées sur la balustrade, tout en haut, les douze Muses alignées. Elles semblent juger l'espace ; elles résument et ramassent, comme à l'arrière d'une frégate, le fleuve et les quais, les levées d'ancre et les appareillages dressés d'autrefois, quand il y avait des mâts, des cordes, des cris et des voiles, vers l'Angleterre, l'Amérique, les Indes, de l'autre côté du temps.
L'impression d'être « ailleurs » est immédiate. Ailleurs qu'en France, en tout cas, loin, très loin de Paris, plutôt en Italie (comme le remarque d'ailleurs Stendhal, qui compare la courbe du fleuve avec un quai de Venise), quelque part entre l'Angleterre et l'Italie (la ville a sa mémoire politique anglaise) avec, tout autour et en dessous, dans les caves, la note puissante et subtile du vin. Bordeaux est une couleur, c'est aussi la capitale de ce qui peut se boire de plus fin sur la planète. Au fond de son estuaire, semblable à une gorge protégée, profonde, Bordeaux représente la bouche et la langue, le palais, qui sait goûter et juger.
Les femmes brunes
Sur le sol de soie...
Je vais faire un tour. Cours de l'Intendance, rue Sainte-Catherine, cours Victor-Hugo avec le lycée Montaigne. Et puis, retour par les quais, la place de la Bourse (ex-place Royale), remontée vers le jardin public, la rue Judaïque, les larges allées de Tourny... Et voici la pompeuse colonne blanche surmontée de sa statue de la Liberté, verte, ailée ; l'obélisque du lieu, l'énigme en plein jour :
« Le monument aux Girondins fut installé entre 1894 et 1902. Il a cinquante mètres de hauteur. Le bassin côté Grand Théâtre symbolise le Triomphe de la République, et côté jardin public le Triomphe de la Concorde.
L'ensemble des bronzes a été déboulonné le 14 août 1943.
La remise en place des fontaines qui pèsent cinquante-deux tonnes de bronze, des trente-cinq personnages et de près de soixante-dix pièces a été terminée en 1984. »
Ces dates sont autant de symptômes. On ne comprend rien à Bordeaux et à l'Aquitaine si on ne se rappelle pas que la région a toujours été en état de dissidence, de révolte, ouverte ou sourde, par rapport au continent français et à Paris. Cela commence avec l'Angleterre (et le gouvernement du fameux « Prince Noir »). Cela continue avec la Fronde contre Louis XIV. Et puis, sous la Révolution, les girondins. L'opposition jacobins/girondins traverse, depuis cette époque, toute la vie politique française. Etre girondin ? C'est simple. Il suffit d'ouvrir les œuvres des trois penseurs du lieu : La Boétie, Montaigne, Montesquieu. La « philosophie » fondamentale de la France a été élaborée ici, sur ce sol, dans cette lumière, dans ce climat. Comme si la vérité du vin s'était peu à peu transmise aux corps eux-mêmes et à la pensée qui s'y forme. L'essence de la Gironde en une phrase ? Qui. Montaigne : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors. »
Je suis né là, juste avant la guerre, tout près des vignes du château-haut-brion. Je me souviens de mon enfance à Bordeaux comme de la formation lente, inexplicable, constante d'un silence de fond. Je retrouve ce silence particulier quand je veux et où je veux. Le vin s'adresse à l'intimité de votre mémoire et de vos cellules, il sait, mieux que n'importe quelle drogue, vous envelopper en douceur, vous accompagner, dormir avec vous, préparer votre réveil, explorer vos oublis. Rien de spectaculaire, c'est une musique sans bruit.
Les vignes, le port. Bordeaux est « le port de la lune ». Croissant sur l'eau. On sent l'Océan au loin, mais tamisé, filtré. Les quais, aujourd'hui presque déserts, sont pleins de fantômes. Entrez dans les magnifiques entrepôts Lainé, transformés depuis peu en Musée d'art moderne. Vous avez l'impression de sentir encore, comme sortant doucement des murs, des odeurs de gingembre ou de cannelle, toute la magie des épices d'autrefois portant, par exemple, les tableaux de Twombly, lesquels évoquent, une fois encore, la Grèce et Dionysos. Passé et futur viennent se télescoper devant vous. Après un long sommeil (celui du pénible XIXe siècle et de l'hallucinant XXe), Bordeaux semble s'étirer, ouvrir les yeux. Une autre histoire était, et demeure, possible. Une autre Europe. Une autre civilisation en train de redécouvrir, peu à peu, sa physiologie et ses droits.
A l'automne 1802, alors qu'il s'achemine vers la déraison qui va consacrer son génie, Hölderlin, dans une lettre à Casimir Ulrich Böhlendorff, se souvient une dernière fois de son passage en Aquitaine :
« ... J'ai été intéressé par l'élément sauvage, guerrier, le pur viril à qui la lumière de la vie est donnée immédiatement dans les yeux et les membres, et qui éprouve le sentiment de la mort comme une virtuosité où s'assouvit sa soif de savoir. »
On ne saurait mieux dire, je pense.
Hambourg, 1985.