Chapitre 7

Peu à peu, le décor des banlieues autour de Washington change. Les maisons deviennent plus grandes et plus espacées, jusqu’au moment où on ne les voit plus du tout de la route. Par les vitres de la camionnette défilent des prés impeccablement entretenus ou des parcs miniatures aux arbres plantés à intervalles rigoureusement réguliers, qui protègent les maisons des regards indiscrets. Les allées qui bifurquent de l’artère principale portent toutes des noms grandiloquents comme Oaken Crest Way, ou Goldtree Boulevard, et des panneaux « Propriété privée » agressifs mettent en garde les curieux.

Sur la banquette arrière, Sam lâche un sifflement. « Je n’arrive pas à croire qu’ils vivent par ici. Comme des riches.

— Sans blague », je réponds, les paumes moites sur le volant. Je suis d’accord avec Sam, mais je n’ai vraiment pas envie d’en parler, sinon je ne suis pas sûr de réussir à cacher ma jalousie. J’ai passé toute ma vie en cavale, à rêver de vivre dans des endroits de ce genre – stables et paisibles. Et voilà les Mogs qui débarquent et qui construisent une existence normale pour la classe supérieure de leurs Originels, qui vivent la belle vie sur une planète qu’ils envisagent d’exploiter et de détruire.

« L’herbe est toujours plus verte ailleurs, commente Malcolm.

— Et ils n’en profitent pas, si ça peut vous consoler », ajoute Adam à voix presque basse. Ce sont les premiers mots qu’il prononce depuis des kilomètres, tandis que nous nous rapprochons du domaine d’Ashwood, son ancien chez-lui. « On leur apprend à ne s’attacher à rien, à moins que ce ne soit à eux.

— Ça veut dire quoi, exactement ? interroge Sam. Mettons qu’un Mogadorien se balade dans un parc…

— On ne doit tirer aucune satisfaction de ce que l’on ne peut posséder, récite Adam, en réprimant un sourire narquois à la fin de la phrase. C’est extrait du Grand Livre de Setrákus Ra. Un Mogadorien se moquera de ton parc, Sam, sauf si les arbres sont à lui et qu’il compte les débiter.

— Il a en effet l’air grandiose, ce Grand Livre », je réplique d’un ton sec.

Je jette un regard vers Adam, sur le siège passager à ma droite. Il fixe le paysage qui défile dehors et a l’air distant. Je me demande si tout ça est étrange, pour lui – au fond, il rentre au bercail, même s’il n’est pas originaire de cette planète. Il tourne la tête, remarque que je le dévisage, et semble presque gêné. Son expression change rapidement, et il retrouve cet air que je connais bien – le masque froid du Mogadorien.

« Gare-toi ici, m’indique-t-il. On n’est plus très loin. »

Je me range sur le bas-côté et éteins le moteur. Les pépiements derrière moi paraissent encore plus bruyants.

« Bon sang, les gars, du calme », lance Sam au carton de Chimæra posé entre Malcolm et lui, sur la banquette.

Je me retourne pour regarder les Chimæra, qui ont toutes adopté une forme d’oiseau. Regal, qui a choisi l’apparence d’un faucon majestueux, est perché près d’un trio de volatiles plus banals – un pigeon, une tourterelle et un rouge-gorge. Il y a aussi une crécerelle grise au plumage soyeux qui doit être Dust et une chouette bedonnante qui est vraisemblablement Stanley. Tous ont des colliers en cuir légers autour du cou.

C’est la première étape de notre plan.

« Est-ce que tout fonctionne ? je demande à Sam, qui lève les yeux de l’ordinateur portable posé sur ses genoux pour me sourire de toutes ses dents.

— Vérifie par toi-même », répond fièrement Sam en tournant l’appareil vers moi. L’idée de se servir des Chimæra vient de lui.

À l’écran apparaissent une demi-douzaine de vidéos pixelisées, dont chacune montre mon visage sous un angle différent. Les caméras fonctionnent donc.

Sur la route entre Baltimore et Washington, on s’est arrêtés dans une petite boutique appelée SpyGuys, spécialisée dans les caméras de sécurité et le matériel de surveillance. Le vendeur n’a pas demandé à Malcolm pourquoi il avait besoin de plus d’une douzaine de caméras miniaturisées sans fil ; il avait juste l’air content de faire affaire et il nous a même montré comment installer le logiciel correspondant sur l’un de nos ordinateurs portables. Après ça, on n’a plus eu qu’à trouver des colliers dans une animalerie. Les autres ont soigneusement attaché les caméras dessus tandis que je prenais le volant vers le sud, pour nous emmener à Washington.

Les Mogadoriens se sont toujours donné tellement de mal pour nous traquer, nous surveiller. Aujourd’hui, c’est notre tour.

« Dispersez-vous autour d’Ashwood », je dis aux Chimæra en doublant mes instructions d’une image mentale des photos satellite de la propriété que j’étudie depuis hier, et que je leur envoie à toutes par télépathie. « Essayez de couvrir tous les angles possibles. Concentrez-vous sur les points où se trouvent les Mogadoriens. »

En réponse, les Chimæra lancent des cris enthousiastes et battent des ailes.

J’adresse un signe de tête à Sam, qui fait coulisser la porte arrière du fourgon. Il s’ensuit une folle effervescence, et notre demi-douzaine d’oiseaux-espions polymorphes s’envolent tous en même temps dans un tourbillon de battements d’ailes et de croassements. Nous avons beau nous trouver dans une situation grave, ce spectacle a quelque chose de réjouissant : Sam a un air ravi et même Adam se laisse aller à un petit sourire.

« Ça va marcher », nous assure Malcolm avec une tape amicale dans le dos de son fils. Sam a l’air encore plus enchanté.

À l’écran, les images sont sens dessus dessous – les Chimæra bondissent dans toutes les directions. Les premières à se poser dans les arbres prennent position juste au-dessus des grilles en fer forgé d’Ashwood. Un autre portail est enchâssé dans le mur de briques qui se prolonge sur plusieurs mètres, avant d’être remplacé par du grillage barbelé dès qu’il n’est plus visible depuis la route.

« Des gardes », j’indique à Sam en désignant un trio de Mogadoriens. Dont deux sont assis dans la guérite, et le dernier fait les cent pas devant la grille.

« C’est tout ? demande Sam. Ils ne sont que trois ? Ce n’est rien du tout.

— Ils ne s’attendent pas à une attaque frontale. Ni à aucune attaque, en fait, explique Adam. Leur but est surtout de dissuader les éventuels automobilistes qui se seraient trompés de route. »

Tandis que les autres Chimæra se posent sur des branches ou des toits, les flux vidéo deviennent subitement nets et je commence à me faire une idée plus claire de la topographie des lieux. Au-delà de la grille d’entrée serpente une courte allée d’arrivée, à découvert. Elle mène à un vaste cul-de-sac dans lequel sont nichées une vingtaine de maisons bien aménagées, disposées autour d’une aire de jeux. Il semblerait que les Mogadoriens aient des tables de pique-nique, des paniers de basket et une piscine. En somme, c’est un décor idyllique de banlieue cossue, sauf qu’il n’y a personne dans les parages.

« C’est plutôt calme, je fais remarquer en passant en revue les images. C’est toujours comme ça ?

— Non, reconnaît Adam. Il y a quelque chose qui cloche. »

L’une des Chimæra s’envole et change d’emplacement, offrant soudain une vue sur l’une des maisons qu’on ne pouvait pas voir auparavant. Un camion-benne est garé sur le trottoir, moteur coupé.

« Il y a quelqu’un », souffle Sam en agrandissant l’image.

Un Mogadorien solitaire avec une tablette tactile à la main se tient près du véhicule. Il tape quelque chose sur l’écran en ayant l’air de s’ennuyer ferme.

Adam plisse les yeux pour distinguer le tatouage sur le crâne de la créature. « C’est un ingénieur.

— Tu arrives à le voir d’ici ? je demande.

— Tout est dans les tatouages. Pour les Originels, ce sont des symboles honorifiques, qui révèlent ce qu’ils ont accompli. Les Incubés ne font inscrire que leur fonction, explique Adam. Ça facilite les choses, pour leur donner des ordres.

— Il n’est pas tout seul », intervient Sam en pointant le doigt.

Quatre soldats mogadoriens sortent de la maison, transportant du matériel informatique de la taille d’un réfrigérateur. Ils le portent jusqu’au camion, pour le déposer devant l’ingénieur, puis patientent tandis qu’il fait le tour de la machine pour l’inspecter.

« On dirait un serveur, fait observer Malcolm avant de se tourner vers Adam. Est-ce qu’ils seraient en train de remplacer les installations que tu as détruites ?

— Possible », répond Adam, sur un ton néanmoins incertain. Il désigne une maison à un étage avec véranda, non loin de celle dont sont sortis les Mogadoriens. « C’est là que j’habitais. Je sais avec certitude qu’il y a un accès vers les tunnels à l’intérieur, mais ça doit être aussi le cas pour les autres bâtiments. »

Pendant ce temps, l’ingénieur achève son inspection, secoue la tête, et les autres Mogs soulèvent l’engin, le balancent dans le camion-benne, puis retournent dans la maison.

« J’imagine qu’ils ne sont pas à fond dans le recyclage, hein ? » commente Sam.

Avant que le premier groupe de Mogs ait pu regagner la maison, une deuxième équipe en émerge. Ils trimballent ce qui ressemble à un fauteuil de coiffeur sorti d’un mauvais film de science-fiction, un truc à la fois futuriste et franchement flippant, bourré de fils qui pendent. L’ingénieur s’empresse de les rejoindre pour les aider à déposer doucement l’équipement sur l’herbe du jardin.

« Ça, je le reconnais, dit brusquement Malcolm, la voix tendue.

— La machine du Dr Anou, renchérit Adam en se tournant vers moi. C’est ce qu’ils ont utilisé sur Malcolm. Et sur moi.

— Et qu’est-ce qu’ils vont en faire, maintenant ? je demande en observant l’ingénieur qui entame son inspection.

— Ça ressemble à une équipe de récupération, explique Adam. J’ai fait des dégâts dans les tunnels, la dernière fois. À présent ils sauvent tout ce qu’ils peuvent comme équipement et se débarrassent du reste.

— Et tous les Originels qui étaient censés se trouver ici ? »

Adam grimace. « Ils ont peut-être été évacués, le temps que les installations soient remises en état. »

J’écarquille les yeux. « Tu veux dire qu’on est venus jusqu’ici pour rien ? les Originels sont déjà partis et le matériel est foutu.

— Non, objecte-t-il, et je vois bien qu’il réfléchit. Si on arrive à neutraliser cette équipe avant qu’elle envoie un appel de détresse, on aura un accès total à ce qui reste d’Ashwood. De là, on pourra pénétrer dans leur réseau…

— Et ça nous donnera quoi ?

— C’est comme si un Mogadorien réussissait à ouvrir un de vos coffres, John. On connaîtrait tous leurs secrets. Et leurs plans d’attaque.

— On aurait un coup d’avance, je complète.

— Oui. » Adam hoche la tête tout en observant l’ingénieur qui évalue la machine du Dr Anou. « Mais il faudrait qu’on entre là-dedans. Ce que cette équipe décide de détruire pourrait bien nous être utile.

— Très bien. » Je scrute à mon tour les Mogs, qui retournent une nouvelle fois dans la maison. « Bon, est-ce qu’il y a une entrée secrète, un truc dans le genre ?

— Au point où on en est, je pense qu’un assaut frontal serait notre meilleure stratégie. » Il me lance un regard. « Ça te convient ?

— Carrément ! »

Au départ, nous avions prévu d’utiliser notre réseau de surveillance Chimæra pour observer l’ennemi un moment avant de passer à l’attaque. Mais maintenant que nous sommes sur place, je me sens impatient de passer à l’action. J’ai besoin de leur faire payer tout ce qu’ils nous ont fait – l’enlèvement d’Ella, la destruction de l’appartement de Neuf, l’assassinat d’un de mes amis. Si Adam dit qu’il faut foncer, moi je suis prêt.

Malcolm attrape une boîte sous le siège avant. Il en sort deux écouteurs, un pour Adam et un pour moi. Ils sont reliés à une paire de talkies-walkies dont Sam et lui se serviront. Je positionne mon oreillette et Adam en fait autant.

« Est-ce qu’on doit s’inquiéter des autorités locales ? interroge Malcolm. Des tirs en plein jour vont probablement attirer l’attention. »

Adam secoue la tête. « On a acheté leur silence. » Il se tourne vers moi. « Mais il faudra tout de même faire vite. Les tuer avant qu’ils appellent les renforts. Si je peux franchir cette première ligne et pénétrer dans mon ancienne maison, je devrais pouvoir couper leurs moyens de communication.

— Faire vite, ça ne me pose aucun problème », je lui assure.

J’accroche mon poignard loric à mon mollet, caché sous mon pantalon. Puis j’enfile mon bracelet rouge. En son centre, la pierre d’ambre, parée à se transformer en bouclier, scintille sous le soleil de midi. J’ai à peine refermé le bracelet qu’il m’envoie dans le bras une décharge de picotements pour me prévenir qu’il y a des Mogs dans les parages. Pas très étonnant – j’en ai un assis juste à côté de moi. La présence d’Adam va vraiment endommager mon appréhension du danger.

« Prêt ? » je demande.

À côté de moi, Adam enfile un double holster et se retrouve avec un pistolet avec silencieux sous chaque aisselle. Il hoche la tête.

« Waouh, une seconde, intervient Sam. Matez-moi ce gars. »

Avec Adam, nous nous penchons vers l’écran, où un autre Mogadorien émerge de la maison que l’équipe de récupération est en train de vider. Il est grand, carré d’épaules, plus large que la moyenne, avec un port altier. Contrairement aux autres, il porte une énorme épée en travers du dos. Nous le regardons aboyer des ordres à l’ingénieur, puis disparaître de nouveau dans le bâtiment. Je jette un regard à Adam, et son visage est plus pâle que d’habitude.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien, répond-il trop hâtivement. Mais surveillez bien celui-ci. C’est un général originel, l’un des hommes de confiance de la garde rapprochée de Setrákus Ra. Il… » Adam hésite, les yeux fixés sur le point de l’écran où se trouvait le général il y a quelques secondes. « Il a déjà tué des Gardanes. »

Je sens une onde de chaleur fuser dans mes mains. S’il me fallait une raison supplémentaire pour aller me battre, eh bien je l’ai trouvée.

« Il est mort », je lance, et Adam esquisse à peine un hochement de tête, avant d’ouvrir sa portière pour sortir de la camionnette. Je m’adresse à Sam et Malcolm. « On approchera à pied, on réglera leur compte aux gardes, et ensuite vous nous rejoignez pour nous couvrir.

— Je sais, je sais, commente Sam. Je fixe l’écran et je vous hurle dans les oreilles dès que je vois un problème. »

Malcolm est déjà en train de sortir sa carabine à viseur infrarouge de son étui. Je l’ai vu se servir de ce truc en Arkansas – quand il m’a sauvé la vie. Pour ce qui est de surveiller mes arrières, je ne pourrais pas rêver mieux que les Goode, père et fils.

« Soyez prudents, ordonne Malcolm en levant la voix, pour qu’Adam puisse l’entendre lui aussi. Tous les deux. »

Avec Sam, on se tape dans la main. « Fais-leur en baver », lance mon ami.

Je sors de la camionnette, et fonce au pas de course en direction du bastion mogadorien. Adam court à côté de moi.

« John. » Sa voix couvre le crissement du gravier du bord de la route. « Il y a autre chose qu’il faut que tu saches. »

Eh ben voyons. Juste au moment où je commence à baisser la garde, alors qu’on va se jeter ensemble dans la bataille, c’est là qu’il a un truc à me dire.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Le général… c’est mon père. »