93e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Pénélope a prétendu que son lit pouvait être déplacé. Or, il est construit autour d’un arbre enraciné. Ulysse était le seul à connaître ce secret. Il a ainsi pu se faire reconnaître par sa femme. C’est l’heure des retrouvailles.

Où le récit peut
enfin exister

Une ombre croisa le couple qui gagnait sa chambre. C’était la vieille Houmariaka. Ulysse et Pénélope la reconnurent au même instant. Elle leur adressa un sourire et murmura : « Pour vous, la nuit arrêtera son cours. Vous avez su patienter vingt ans. La nuit durera le temps que vous le désirerez… » Elle s’éloigna en trottinant avant même que le couple puisse la remercier. « Tu crois que c’est… », chuchota Pénélope. Ulysse termina sa phrase : « Oui, je pense que c’est Athéna, ma protectrice. En tout cas, c’est une déesse puissante. Sans son aide, je ne serais pas de retour auprès de toi… » Un léger frisson parcourut le dos de Pénélope.

Cette nuit-là, dans le creux de ce lit aux racines si profondes, Pénélope et Ulysse s’adonnèrent aux plaisirs de l’amour retrouvé. Les odeurs enivrantes du jasmin, celles de leurs peaux, la chaleur qui montait de la terre, la force de l’olivier qui les abritait, le frémissement de la fleur d’hibiscus, la fontaine qui chantait devant leur porte, tout n’était que bonheur pur. Ils avaient soif de caresses et de baisers. Mais ils avaient soif de mots aussi. « Raconte-moi tout ! » Ils prononcèrent ces paroles presque en même temps ! Cela les fit rire. « Comme j’aime entendre ton rire ! Il m’a tellement manqué… », dit Ulysse. Pénélope soupira : « Je n’ai pas beaucoup ri pendant ces vingt ans… » Ulysse effleura tendrement sa joue : « Tu as été aussi courageuse que tous les guerriers de Troie, mon aimée. Tes épreuves valent les miennes. Et tu as vaincu grâce à ta ruse. C’est toi qui devrais t’appeler “Pénélope aux mille ruses” ! » Les lueurs de la lampe à huile dansaient sur le visage heureux de Pénélope. Elle promena ses doigts sur les sillons creusés sur la peau d’Ulysse. « Les épreuves se lisent aussi sur ton visage, mon homme. On a raconté beaucoup de choses sur ce que tu avais vécu. Mais j’ai toujours juré de ne croire aucune autre vérité que celle qui sortirait de ta bouche. Je t’en prie, raconte-moi, je veux tout savoir… » À cet instant, Ulysse se souvint de la phrase prononcée par sa mère juste avant qu’il ne la quitte aux Enfers : « Retiens bien tous les secrets du monde pour pouvoir les dire à ta femme. » Et s’il n’avait vécu et traversé toutes ces épreuves que pour pouvoir les offrir à Pénélope ? Et si ce qui les avait reliés étroitement durant toutes ces années était justement leur langue commune et ce désir de mettre en mots leur destinée ?

 

 

Alors, il commença son récit. Il lui détailla ces longues années de combat et ce temps qui n’en finissait pas de s’allonger, loin d’elle. Pénélope l’interrompait parfois d’une petite question. Elle ne perdait pas une parole de son récit. « Et ma cousine Hélène, la pauvre, l’as-tu vue à Troie ? » Ulysse marqua une pause, hésita un peu. « Oui. Elle m’a chargé d’ailleurs de te transmettre son affection à ce moment-là. Tu sais, je l’aime bien, Hélène. Mais elle n’est pas seulement belle, elle est orgueilleuse. J’admire son audace, sa liberté. Hélas, l’homme pour qui elle a éprouvé cette folle passion, cet homme pour qui elle a tout quitté et déclenché cette guerre horrible, ce Pâris n’était pas vraiment à la hauteur… Jamais elle ne se l’avouera. » La fine Pénélope hocha la tête, elle avait déjà compris cela depuis longtemps. Ulysse reprit le récit de ses aventures. Il raconta la ruse du cheval, la destruction de la ville, puis sa longue errance. La nuit ne s’écoulait pas. Aurore restait couchée sagement, attendant un signal des amants pour se lever. Dans le bassin du jardin, quelques grenouilles se mirent à chanter. Séléné, la Lune, inondait le lit d’une pâle clarté. Ulysse poursuivait. Mais il n’avait pas envie de raconter à Pénélope les péripéties de sa guerre, ni de son odyssée à travers les mers, comme il l’avait fait chez les Phéaciens, et comme d’autres après lui les raconteraient encore longtemps, longtemps, par-delà les siècles. Non, ce n’étaient pas ses exploits qu’il voulait lui confier ; il avait envie de déposer au creux des mains de sa femme ses peines, ses chagrins et ses découvertes. Ces visages qui le hantaient, comme celui d’Elpénor le fidèle, de Tirésias le devin d’entre les morts, celui du jeune Dolon assassiné sauvagement, de la prophétesse Cassandre que jamais personne ne croyait, et de ses compagnons naufragés… Ses angoisses aussi : il avait failli perdre à jamais la mémoire, perdre le désir de retour, et perdre la vie, englouti par les flots. « Tu sais, avoua-t-il, je n’aime pas la mer. Ses colères me terrifient… » Elle le coupa d’un petit rire de grelot : « Mon homme, je te connais. Je le sais bien. Tu n’es pas un marin. Tu étais un exilé, pas un aventurier épris de voyages. Tu n’aimes que ta terre. » Il l’interrompit : « J’aime ma terre, ma femme et mon fils. Je me suis battu pour les retrouver. Pour te retrouver. » Pénélope entrecoupait le récit d’Ulysse de baisers, de rires et de larmes, vibrant à travers chaque parole. Il ne lui dissimula la vérité qu’à deux reprises, se dépeignant seulement victime des sortilèges de Circé et prisonnier des manigances de Calypso. En la voyant si fidèle, si solide dans leur amour, il avait honte de s’être laissé piéger par ces deux femmes. Comme il avait honte d’avoir parfois douté d’elle… « Tu m’as manqué à chaque seconde… », chuchota-t-il. Et c’était vrai.

Longtemps, très longtemps après qu’ils s’étaient couchés, Ulysse avait enroulé son corps tout contre le dos de sa femme. Pénélope, nichée à l’abri de ses bras protecteurs, s’était endormie paisiblement. Elle avait encore murmuré : « Nous ne nous séparerons plus jamais, mon amour, n’est-ce pas ? Jamais. » Et lui avait répondu : « Jamais, je le jure devant les dieux. Je ne peux pas respirer sans toi. » Ulysse écoutait le souffle paisible de la dormeuse, à la pointe du pur bonheur. Avant qu’il s’abandonne à son tour au sommeil lui revint brusquement en mémoire la prophétie de Tirésias et la malédiction de Poséidon. Tout à la joie de ces retrouvailles, il les avait oubliées ! Pas tout de suite, ne pas lui dire tout de suite… Lorsque, au réveil, ils feraient signe à l’aube de se lever, Ulysse ne dévoilerait rien à Pénélope de ce futur départ. Mais il se demandait comment elle réagirait en l’apprenant…

À SUIVRE