94e épisode
Résumé de l’épisode précédent : Houmariaka a demandé à la nuit de s’étirer pour permettre à Ulysse et Pénélope de se retrouver. Ulysse a pu faire à sa femme le récit de ses vingt années de guerre et d’errance.
Où un fils retrouve
la maison de son père
Il est des chemins qui s’impriment dans le corps pour toujours. Nos pieds les reconnaissent, nos yeux en caressent chaque courbe, chaque bosse. Pour Ulysse, il en était ainsi de celui qui menait du palais d’Ithaque au domaine appartenant à Laërte, son père. Ce matin-là, il l’empruntait avec Télémaque, Eumée le porcher et quelques amis heureux de le retrouver. La terre gorgée de soleil était brûlante, mais les lauriers qui bordaient la route étaient si hauts qu’ils offraient leur fraîcheur aux marcheurs. Roses, blanches, rouges… leurs fleurs éclatantes semblaient n’avoir fleuri que pour saluer le retour d’Ulysse. La beauté d’Ithaque ravissait le cœur de celui qui avait tant soupiré après son île. Il se félicitait de n’avoir encore rien dit de son prochain départ à Pénélope. Trop tôt… Il n’avait pas pu, avait préféré la laisser savourer quelques heures, quelques jours, ce bonheur retrouvé…
Lorsqu’il approcha de la maison de Laërte, Ulysse sentit une boule d’émotion lui serrer la gorge. Autrefois, Anticlée, sa mère, se postait sur le seuil pour l’accueillir. On voyait sa silhouette de loin se détacher sur la pierre blanche. Elle l’avait fait quand, jeune homme, il était venu présenter Pénélope à ses parents. Les deux femmes, en se voyant, avaient d’abord échangé un long regard muet. L’un disait : « Regarde mon fils, comme il est beau. J’en ai pris grand soin. » L’autre répondait : « Ton fils est un homme superbe. À mon tour d’en prendre soin, n’aie crainte. » Puis, en un geste instinctif, elles s’étaient tendu les deux mains et les avaient serrées longuement. Comme un pacte, une transmission d’amour. C’était la même silhouette qui l’attendait sur le seuil de la petite maison lorsqu’il était venu présenter son fils. Il lui avait donné le bébé sans un mot, et elle l’avait attiré contre elle avec les doux gestes de la grand-mère qu’elle devenait. La dernière fois qu’il l’avait vue ainsi, c’était le jour de son départ pour Troie. Mais Ulysse préférait oublier le visage baigné de larmes de sa mère et ses derniers mots : « Ne tarde pas trop, mon fils. J’ai peur de ne pouvoir t’attendre bien longtemps… »
Aujourd’hui, Ulysse savait qu’aucune petite silhouette ne se pencherait sur le perron pour l’accueillir. Les larmes lui montèrent aux yeux. Il préféra faire un détour de quelques mètres avant d’atteindre la maison, et passer par le grand verger où, il en était sûr, son père s’occupait de ses arbres. « Entrez dans la maison préparer un bon repas, mes amis, j’arrive... »
Le jardin était aussi soigné qu’à son habitude. Des plants de tomates mûres, des courgettes et des aubergines au ventre rebondi voisinaient avec de frais oignons blancs et des poivrons verts. Au-delà du carré des légumes, des arbres ployaient sous le poids de leurs fruits. Un peu plus loin, on devinait la vigne où rougissaient de grosses grappes de raisin. L’endroit semblait désert. Soudain, au détour d’une allée, Ulysse aperçut son père. Il était occupé à dégager la terre autour du tronc d’un figuier trapu. Il bêchait avec des gestes lents et précis. Lorsqu’il leva la tête pour observer l’étranger qui arrivait, Ulysse fut bouleversé par son visage vieilli, sillonné de rides. Il portait un vieux manteau rapiécé couvert de boue, une toque malpropre en poil de chèvre sur la tête, et avait enveloppé ses jambes, pour les protéger des écorchures et des épines, de sortes de guêtres en peau de bœuf. « Qui es-tu, étranger ? Et d’où viens-tu ? », lui demanda Laërte. Ulysse décida de ruser un instant. « Je suis un Crétois, répondit-il. J’ai fait naufrage et je viens d’arriver sur cette île. Mais j’ignore son nom et qui en est le maître… Et toi, jardinier, qui est ton maître ? » Le vieillard s’appuya sur sa bêche en soupirant : « Tu es arrivé sur Ithaque la malheureuse. Elle a perdu son roi, Ulysse, depuis fort longtemps, et se retrouve livrée à la débauche de jeunes gens aussi stupides que brutaux… » Ulysse feignit la surprise : « Ah, Ulysse ? Mais je l’ai accueilli dans ma maison… » À ces mots, la joie du vieil homme transfigura son visage. D’une voix tremblante, il dit : « Mon fils ! Tu as eu mon fils dans ta maison ? Mais quand ? Il y a longtemps ? Et comment allait-il ? » Ulysse répondit : « Il allait très bien, il était sur le chemin du retour vers son pays. Mais… cela fait déjà… voyons… bien cinq ans, maintenant… » La lueur de joie sauvage qui s’était allumée dans le regard de Laërte s’éteignit aussitôt. Il se mit la tête dans les mains et sanglota doucement. Ulysse, bouleversé, se précipita et prit le vieil homme dans ses bras : « Papa ! Papa ! C’est moi, Ulysse ! Ne pleure plus ! » Mais Laërte se dégagea d’un geste brusque : « Tu n’es pas drôle, étranger ! Et tu te moques bien cruellement du chagrin d’un père. » Ulysse se jeta à ses pieds et lui enserra les genoux : « Père, excuse ma mauvaise blague, mais oui, c’est bien moi, je t’assure ! » Laërte le dévisagea et cracha entre ses dents : « Je ne te crois pas ! » Et il saisit sa bêche d’une manière menaçante, comme pour chasser cet étranger. Comment Ulysse allait-il se faire reconnaître ?
À SUIVRE