99e épisode
Résumé de l’épisode précédent : Ulysse et Pénélope marchent depuis des semaines à travers la montagne sur une terre inconnue. Ils s’apprêtent à atteindre un village lorsqu’une troupe d’hommes armés les entoure.
Qui voit une rame changer de fonction
Les sabres des hommes sont longs, recourbés et terriblement pointus. Ulysse sait bien que son poignard, qui pend à sa ceinture, ne fera pas le poids contre cinq sabres aussi redoutables. Il se prépare néanmoins à défendre Pénélope jusqu’à la mort, une main posée sur le manche de son couteau, prêt à le dégainer. Celui qui semble le chef interpelle Ulysse et Pénélope dans une langue inconnue. Ils ne comprennent pas un mot. Voyant que les étrangers ne répondent pas, il avance son cheval et tourne autour d’eux en les observant. Puis il désigne du doigt la rame qu’Ulysse porte sur l’épaule, en s’adressant à ses quatre compagnons. Manifestement, l’objet les intrigue. Pénélope se rassure un peu : ils n’ont pas l’air d’avoir de mauvaises intentions à leur égard malgré leur allure de brigands. Alors, sur une impulsion, elle s’approche du chef et lui tend la main en signe d’amitié. L’homme paraît surpris par ce geste. Il saute à terre. Pénélope ne bouge pas, la main toujours tendue. L’homme la saisit alors et la serre fort en la secouant. La petite main de Pénélope disparaît dans la sienne. Ulysse, voyant une légère grimace sur le visage de sa femme, est prêt à intervenir. Mais Pénélope sourit bravement, et le chef semble ravi. Il indique les fumées du village et fait signe qu’ils vont les accompagner jusque-là. « Ça va ? », s’inquiète Ulysse à l’oreille de Pénélope. « Oui, répond-elle, mais j’ai bien cru qu’il allait me broyer les os ! Il a la force d’un Titan, ce montagnard ! » Bientôt ils arrivent à l’entrée du village. Jamais ils n’ont vu de maisons ainsi construites. Les murs sont constitués de gros troncs d’arbre attachés les uns aux autres avec des cordes. Les toits sont recouverts d’un mélange de paille et de bouse de vache séchée. Une fontaine recueille l’eau qui dévale la montagne en un bassin clair et moussu. Ulysse en saisit dans le creux de ses mains et en offre une gorgée à Pénélope pour étancher sa soif. Les visages des femmes et des enfants qui les voient arriver semblent aussi fermés que ceux des hommes qui les ont escortés jusque-là. Les peaux sont brunes, les cheveux d’un noir corbeau, les yeux sont plissés et allongés comme des amandes. En un curieux défilé, chacun s’approche, fait plusieurs fois le tour des étrangers pour bien les observer. L’attention se porte particulièrement sur la rame qu’Ulysse n’a pas ôtée de son épaule. Une adolescente timide, les cheveux ceints d’un tissu bariolé, leur tend des petits pains sur une assiette en terre cuite. Ils remercient d’un sourire et mordent à belles dents dans le pain. « Comme tout est étrange ici..., murmure Ulysse. Même ces pains… Ils ressemblent à ceux que nous cuisons, même forme, même odeur, et pourtant ce n’est pas du tout le même goût… Il manque quelque chose… »
Pour pouvoir s’asseoir sur les peaux de mouton jetées au sol, Ulysse a posé sa rame contre le mur d’une des maisons. On leur apporte de la viande grillée, des fruits. Si personne ne sourit, les yeux, eux, sont devenus rieurs. Et l’accueil est chaleureux. Pendant que les voyageurs se nourrissent et se reposent, les villageois prennent la rame d’Ulysse, la soupèsent, la reposent. Certains tentent étrangement d’en tordre le sommet, comme pour la plier en deux… Ils engagent de grandes conversations dans leur langue inconnue. Pénélope tend l’oreille, essayant de reconnaître un mot par-ci par-là. En vain. Une fois le repas fini, le chef revient et invite Ulysse et Pénélope à le suivre. Il les conduit sur une petite place à l’arrière du village, presque adossée à la paroi rocheuse. Des épis de blé sont éparpillés sur le sol. Des villageois sont occupés à les battre pour en extraire les grains. Ils tiennent à bout de bras un long bâton au bout duquel est attaché un morceau de bois articulé, accroché avec deux lanières de cuir. En un mouvement presque gracieux, ils lèvent le bâton, puis abattent le morceau de bois qui vient frapper le blé au sol. Derrière Ulysse surgissent trois hommes qui portent sa rame ! Ils la lui tendent et, d’un geste, indiquent qu’ils veulent voir Ulysse s’en servir pour battre le blé ! « J’ai compris, s’exclame Pénélope. Ils prennent ta rame pour un fléau à battre le blé. Et, comme ils ne comprennent pas comment ça marche, ils veulent te voir t’en servir ! » Ulysse part d’un immense éclat de rire. Ces gens-là n’ont donc jamais vu un bateau, ni ses rames ! « Ulysse, crie Pénélope, ils ne connaissent ni la mer ni le sel. C’est cela qui manquait au pain : le sel ! Nous sommes arrivés ! » Alors, Ulysse bondit, il attrape sa rame et il la plante en terre, bien droite, dressée vers le ciel, comme Tirésias le lui a recommandé. Les villageois se regardent, interloqués. Que fait donc cet étranger ? À cet instant, des sanglots se font entendre. Les pleurs semblent provenir d’une des maisons qui bordent la place. L’une des femmes qui battaient le blé s’approche de Pénélope et lui fait signe d’entrer. Que va-t-elle découvrir dans cette maison ?
À SUIVRE