22e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Hélène a été magnifiquement accueillie à Troie. Depuis son arrivée, elle y coule des jours paisibles et heureux auprès de Pâris, qui n’a de regards que pour elle.

Où l’ambassade
de la dernière chance échoue

Le jour venait à peine de se lever, et, comme chaque matin, Hélène contemplait la mer du haut des remparts de la ville. Ce qu’elle découvrit à l’horizon lui coupa le souffle : une forêt de mâts hérissait le dos de la mer, comme autant d’épines sur un porc-épic ! Autour de chaque mât, des goélands volaient en nombre et poussaient des cris stridents. Des milliers d’oiseaux de mer et de navires toutes voiles gonflées fonçaient sur Troie. L’arrivée de la flotte grecque était si impressionnante qu’elle finit par arracher des cris à Hélène.

Son amie Briséis accourut la première. « Viens, ne restons pas là », conseilla-t-elle à Hélène en tentant de l’entraîner loin des remparts. Mais Hélène refusa de bouger, hypnotisée par la vision de cette masse guerrière qui approchait. « Je ne m’étais pas rendu compte, Briséis… Je ne pensais pas qu’en suivant mon désir amoureux j’allais déclencher un tel cataclysme… », dit-elle d’une voix tremblante. La jeune Troyenne préféra ne pas répondre. Elle aimait sincèrement Hélène, mais l’égoïsme de cette femme splendide lui paraissait infini. Comment avait-elle pu céder à son caprice sans penser aux conséquences ? Le pouvoir qu’exerçait sa beauté sur les hommes la coupait des réalités.

Déjà les premiers Grecs avaient mis pied à terre. Trois silhouettes s’approchèrent des remparts. Trois hommes qui se présentaient sans armes : des émissaires. « Ils viennent demander à Priam mon retour à Sparte ! », s’exclama Hélène, affolée. La jeune Grecque n’était pas certaine que, malgré sa gentillesse à son égard, le roi des Troyens ne la renverrait pas chez elle pour éviter une guerre. Elle tremblait de peur.

Les lourdes portes s’entrouvrirent, la délégation arriva auprès du roi. Priam fit appeler Hélène. Les trois Grecs n’en crurent pas leurs yeux lorsqu’ils la virent paraître, plus belle que jamais. Le premier, Palamède, s’inclina devant elle et lui tendit une lettre. C’était un courrier que Clytemnestre, la femme d’Agamemnon, lui avait écrit : Ma chère Hélène, reviens à la raison, reviens à ton époux Ménélas, je t’en conjure. Tu éviteras ainsi, mon enfant, de verser le sang des Grecs et des Troyens.  Il est encore temps. Le ton affectueux et sans reproches de cette lettre toucha profondément Hélène. Elle la lut, tremblant comme une feuille, et quelques larmes lui échappèrent. Le deuxième Grec était Ulysse, le mari de sa chère cousine Pénélope. En le voyant, elle ne put s’empêcher de faire trois pas dans sa direction, comme pour se jeter dans ses bras, puis elle se figea. L’heure n’était pas aux embrassades. Cependant, un sourire complice ne quittait pas le visage d’Ulysse. « Comment va notre chère Pénélope ? », demanda Hélène faiblement. Ulysse répondit : « Bien, je crois, merci. Mais elle irait tout à fait bien si cette guerre n’avait pas lieu et si son mari lui revenait vite… » Hélène baissa la tête, profondément mal à l’aise de découvrir le malheur que sa fuite amoureuse semait autour d’elle. Ulysse en profita pour ajouter gentiment : « Télémaque, mon fils, grandit sans moi, et je lui manque. Ta fille, Hermione, grandit bien elle aussi. Mais tu lui manques… » Hélène était bouleversée par les paroles d’Ulysse. Avait-elle eu raison de choisir la passion et d’abandonner ainsi sa vie d’avant ? Tout quitter pour un homme, mais à quel prix ? Briséis, qui observait Hélène en silence, pensa qu’à cet instant son cœur cédait à sa raison. Elle était à deux doigts de succomber au doute et de décider elle-même de regagner Sparte. Renoncer à cette folle passion pour retrouver sa vie d’avant et reprendre sa place de mère. Mais voilà que le troisième émissaire grec s’avança. Et ce n’était autre que Ménélas, son mari.

 

 

Cette fois, c’est un geste de recul qu’Hélène retint. Cet homme âgé, au visage et au physique austères, ne l’avait jamais charmée. Le visage adoré de Pâris se superposa à celui du vieux mari. Hélène frissonna. Comme Pâris était beau à côté de Ménélas ! Elle pensa à la brûlante caresse de sa main, au bonheur de se nicher contre lui pour s’endormir. Comment pouvait-elle renoncer à ce qui la faisait vibrer pour retrouver cet homme sec ?! Son corps entier se révoltait à cette idée. À cet instant, Ménélas prit la parole, sans même la regarder : « Ô roi Priam, nous venons te demander de laver cet affront qui m’a été fait et de me rendre Hélène, ainsi que mon honneur qu’elle a emporté dans sa fuite avec ton fils. » Le ton était sûr de lui, dominateur, presque arrogant. Briséis vit la mâchoire d’Hélène se crisper. « Il a très mal joué… S’il se montrait amoureux inconsolable sans elle, il aurait peut-être une chance de la faire changer d’avis. Surtout au moment où elle doute de ses choix… », se dit Briséis. Hélène regarda Ménélas. « Cet homme parle d’honneur, et moi de bonheur, pensa-t-elle. Il n’éprouve aucun amour pour moi, c’est juste un homme vexé, humilié. Rien de plus. » Briséis repéra une imperceptible grimace sur le visage d’Ulysse qui, lui aussi, avait compris la maladresse de Ménélas. On ne séduit pas la plus belle femme du monde de cette manière. Surtout si cette femme a pris le risque de tout quitter pour l’amour d’un autre...

Ce mari venant réclamer son droit, cet homme sans douleur amoureuse, n’avait aucune chance d’émouvoir Hélène. « Comme elle est belle… », se dirent en même temps Palamède et Ulysse.

Ménélas s’était tu. Le roi Priam laissait planer le silence. Hélène retenait son souffle. Allait-il l’abandonner ? Très lentement, Priam répondit : « Tous les Troyens adorent Hélène. Nous la défendrons jusqu’à notre dernier souffle. » Hélène redressa fièrement la tête. Ici, c’est tout un peuple qui la désirait désormais, et plus seulement un homme. « Hélène reste parmi nous, ajouta Priam, sauf si elle décide elle-même de quitter mon fils et de repartir avec vous. Elle est libre. On n’emprisonne pas les oiseaux sauvages… »

Tous les regards étaient maintenant tournés vers Hélène. La jeune femme avait repris son visage de statue. Elle dit : « Je suis Hélène de Troie. Et je le resterai. »

Briséis et Ulysse avaient frémi en même temps. Cette fois, plus rien ne pouvait empêcher le sang de couler…

À SUIVRE