38e épisode
Résumé de l’épisode précédent : Achille est reparti au combat. Mais Pâris, aidé par Apollon, lui a décoché une flèche au talon, son seul point faible, et l’a tué. Ulysse a réussi à sortir son corps du champ de bataille.
Au cours duquel
Briséis est inconsolable
Les femmes préparaient le repas, s’activant autour de chaudrons fumants posés sur les feux devant les tentes. Bientôt les soldats allaient revenir, fatigués, sales et affamés. Un grand brouhaha accompagnerait leur retour. Il faudrait soigner les blessés. Il faudrait organiser les funérailles des morts. Il faudrait surtout nourrir et laver les vivants. C’était ainsi chaque jour, depuis le début de la guerre. Mais pendant que les hommes se battaient, le camp était silencieux. On entendait juste les casseroles qui s’entrechoquaient, le cri des poulets que l’on égorgeait, et quelques rires et chants s’élevant parfois autour des tas de légumes ou de pommes de terre en train d’être épluchés. On pouvait presque croire que c’était la paix, que tout était fini. Et puis non… Le tumulte arrivait, et tout recommençait. On les entendait de loin, les gémissements des blessés, les hennissements des chevaux épuisés, les cris des hommes qui s’interpellaient. Et, par-dessus tout, le bruit métallique, obsédant, des armures et des armes en mouvement.
Ce matin-là, Briséis, au milieu de ses compagnes, profitait elle aussi de ce moment de calme. Mais elle était inquiète : Achille était reparti se battre, et elle n’ignorait pas la prophétie qui prédisait la fin de sa vie sous les remparts de Troie. « Ton amour me protégera, lui avait-il dit en l’embrassant avant de la quitter, et tu feras mentir tous les devins ! »
Au loin, le nuage de poussière annonçant le retour des soldats apparut. « Les voilà ! », cria une femme. Mais, ce matin, quelque chose n’était pas comme d’habitude… La troupe s’approchait, oui, mais sans un bruit. Ni cris ni invectives, même les chevaux étaient silencieux. Que se passait-il ? Briséis avait bondi, sur le qui-vive. Elle guettait, parmi les silhouettes qui apparaissaient, la haute carrure de son homme et sa chevelure flamboyante qui se repérait de loin. Elle le cherchait, elle plissait les yeux, elle ne le voyait pas. Son regard s’affola, alla d’un visage à l’autre… « Où est Achille ? » Elle avait crié, mais personne ne lui répondit. Tête baissée, les soldats s’écartèrent d’elle en silence. Briséis comprit, déjà elle savait. Lorsque Ulysse approcha, elle se précipita : en travers de la selle de son cheval, le corps d’un homme. Briséis reconnut l’armure d’Achille. Un long hurlement sortit de sa gorge, les sanglots l’étouffèrent. Ulysse, pâle, ne savait comment calmer cette souffrance. Il n’osa prendre dans ses bras cette femme dont le corps-roseau ployait sous la douleur. Alors, il descendit avec douceur le corps d’Achille de son cheval, et l’allongea sous sa tente. Briséis ne voyait que lui, son héros mort. Avec des gestes tendres, elle ôta elle-même son armure, ne laissant personne approcher, puis elle se coucha sur le corps, peau contre peau, et l’embrassa passionnément. Achille était encore plus beau dans la mort que dans la vie. Ulysse, bouleversé, quitta la tente à reculons et en interdit l’accès. Plus tard il serait temps de lui rendre hommage, plus tard il faudrait… plus tard… Pour l’instant, un amour se brisait sur la mort ; laissons-lui le temps de la douleur.
Devant la tente, le regard d’Ulysse se posa sur le bouclier d’Achille. Héphaïstos s’était surpassé, jamais on n’avait vu ouvrage plus finement sculpté. Son regard fut attiré d’abord par une scène cruelle : la Mort tirait un cadavre par les pieds. Juste à côté, plusieurs bergers tombaient sous les coups d’ennemis. Une ville semblait en proie aux attaques d’une armée d’assaillants. Ulysse ne pouvait plus détacher ses yeux des scènes représentées sur le bouclier. À côté de cette ville en guerre, une cité en paix surgissait du bronze. Un splendide champ était en train d’être labouré, des moissonneurs au travail fauchaient les céréales avec habileté, dans le champ voisin un immense vignoble était chargé de lourdes grappes. Des jeunes gens emportaient le raisin dans de grands paniers d’osier. Et voilà un vallon où des troupeaux de moutons paissaient paisiblement. « C’est cela, murmura Ulysse, c’est bien cela, le bonheur. La vie et la paix. Héphaïstos nous indique le chemin… » C’est alors que surgit une grande farandole. C’était une scène de noces ! Les filles qui dansaient portaient des couronnes en or. Les garçons qui leur tenaient la taille avaient de beaux habits. Le travail du dieu forgeron était si fin qu’Ulysse eut l’impression de voir la danse villageoise s’animer !
« Tu aimes ce bouclier, valeureux Ulysse, n’est-ce pas ? » Perdu dans sa contemplation, Ulysse n’avait pas vu Agamemnon arriver. « Par ton courage au combat, par la manière vaillante dont tu n’as pas laissé le corps d’Achille aux ennemis, tu as mérité que ce bouclier te revienne. » Ulysse, ému, accepta en silence ce précieux héritage. « C’est un bouclier de paix, murmura-t-il. Les quatre saisons et le bonheur de vivre y sont gravés… » Mais déjà, Agamemnon ne s’intéressait plus au bouclier d’Achille : « On me dit que tu veux me parler, que tu as une idée pour nous faire triompher. Quelle est-elle, cette idée, ô Ulysse aux mille ruses ? Parle ! »
À SUIVRE