42e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Ulysse a repris la mer pour rentrer chez lui. Lors de leur première escale, ses hommes ont pillé une ville et se sont enivrés. Mais ils ont été mis en fuite par les habitants. Plus de soixante-dix d’entre eux sont morts. Maintenant, ils sont pris dans une tempête.

Où la mystérieuse plante
de l’oubli menace Ulysse

La colère de Borée, le terrible vent du nord, dura neuf jours et neuf nuits. Et, pendant neuf jours et neuf nuits, les hommes furent aux mains de la mer démontée. À l’aube du dixième jour, une île surgit à l’horizon. Les compagnons d’Ulysse reprirent espoir et ramèrent avec fougue dans sa direction. Enfin, ils parvinrent à l’atteindre ! Ils tirèrent les bateaux sur la plage, à l’abri de la tempête, et tandis que l’on partageait les derniers vivres, les dernières gorgées d’eau, trois hommes furent envoyés en reconnaissance dans l’île. « Tâchez d’apprendre à quoi ressemblent les gens de ce pays, leur cria Ulysse, et revenez vite me raconter ! » Mais sa voix se perdit dans le vent, les trois hommes d’équipage s’étaient déjà enfoncés dans la forêt.

Commença alors une curieuse attente. Un jour entier passa, puis deux, puis trois. Les hommes restés sur les navires s’impatientaient, ils voulaient reprendre la mer. Ulysse était inquiet. Quelque chose avait dû arriver à ceux qu’il avait envoyés en éclaireurs… À l’aube du quatrième jour, il décida de partir à la recherche des trois disparus, accompagné par une petite escorte.

À peine une heure de marche dans cette luxuriante forêt, et ils arrivèrent dans un village. Les hommes, les femmes et les enfants qui venaient à leur rencontre étaient souriants, les mains tendues vers eux en signe d’accueil. Leurs yeux brillaient de joie devant les nouveaux venus. Ulysse était sous le charme. Tout autour d’eux poussaient des fruits magnifiques, couleur du soleil, qui s’offraient en lourdes grappes. Il n’y avait qu’à se servir. Les villageois en avaient cueilli et les offraient aux étrangers en répétant doucement : « Lotos ! Lotos ! » Mais Ulysse n’avait pas oublié que ses hommes avaient disparu. « N’y touche pas ! », cria-t-il à l’un de ses compagnons, qui s’apprêtait à mordre à belles dents dans le fruit doré. « Allons, regarde, Ulysse : ils en dévorent eux-mêmes sous nos yeux, lui répondit-il. Et comme ce fruit semble bon ! » C’est alors qu’une voix derrière eux s’exclama : « Oh oui, ils sont absolument délicieux ! Un goût de miel qui coule dans la gorge. C’est comme si un soleil bienfaisant entrait dans votre bouche et rayonnait dans votre tête… »

 

 

Ulysse sursauta. Celui qui venait de parler ainsi, dans leur propre langue, était l’un des trois hommes envoyés en éclaireurs ! Il était mollement couché sur une natte, un sourire bienheureux sur le visage. « Le même sourire que les gens du village… », remarqua aussitôt Ulysse. À ses côtés, les deux autres hommes d’équipage étaient également étendus et mangeaient goulûment du fruit jaune. « J’étais inquiet de votre sort, dit doucement Ulysse. Me voici soulagé de vous retrouver sains et saufs. Venez vite, partons maintenant, vos amis s’impatientent, la tempête s’est calmée, ils veulent repartir. » Les trois jeunes hommes continuaient à sourire sans bouger. « Partir ? Mais pour aller où ? », répondit le premier. « Quels amis nous attendent ? », dit le deuxième. Tandis que le troisième, la bouche pleine de lotos, murmura : « S’impatientent… s’impatientent… mais pourquoi ? » L’étonnement d’Ulysse était total lorsqu’il s’exclama : « Mais… vos femmes et vos enfants attendent votre retour à Ithaque ! Et les hommes sur les bateaux vous attendent pour que nous puissions tous ensemble rentrer chez nous ! » Les trois hommes se regardèrent, ils avaient l’air de ne pas comprendre de quoi Ulysse parlait. « Vous avez oublié vos familles et notre île ! », cria Ulysse. « Ne crie pas, doux capitaine. Les Lotophages sont tellement charmants, nous sommes si bien ici, si heureux, si tranquilles… », dirent-ils en souriant toujours. « Comme ils ont le visage paisible…, songea Ulysse en observant ses hommes se gaver de lotos. Ainsi, voilà l’effet de cette fameuse plante de l’oubli dont j’ai déjà entendu parler… Elle a tout effacé en eux : la guerre et ses horreurs, l’absence et ses douleurs, la peur et ses terreurs… Pas de souvenirs, pas de malheurs, pas de remords, pas de nostalgie… » Les hommes de son escorte tremblaient de convoitise. Ils enviaient leurs trois camarades partis dans un monde sans mémoire. Ils n’avaient plus qu’un désir : mordre eux aussi dans le fruit de l’oubli et disparaître à jamais… Ils lurent dans les yeux de leur chef la même furieuse envie. Tout oublier, pour toujours… Ulysse succomberait-il à cette terrible tentation ?

À SUIVRE