44e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Pénélope attend le retour d’Ulysse depuis plus de dix ans en entretenant son souvenir. Mais son fils Télémaque a tendance à l’oublier. Pendant ce temps, Ulysse, sur l’île des Lotophages, est tenté lui aussi par l’oubli…

Où Ulysse est piégé

par sa curiosité

C’est le visage d’un enfant souriant qui, ce jour-là, sauva Ulysse et ses compagnons. Au moment où Ulysse s’apprêtait à croquer dans les magnifiques fruits de l’oubli au goût de miel, son regard s’arrêta sur l’enfant qui lui tendait la corbeille. C’était un garçon d’une douzaine d’années au sourire éclatant. Un instant, un autre visage surgit devant les yeux d’Ulysse. Celui d’un petit garçon du même âge, aux cheveux bouclés retombant sur de grands yeux bleus. Était-ce celui de Télémaque, son fils, dont il ne connaissait que le visage de bébé ? Mais ce regard-là ne souriait pas, plein d’un muet reproche. Ce regard-là disait : « Tu t’apprêtes à m’oublier, à m’abandonner… » Pris de vertige, Ulysse renversa d’un geste brusque la corbeille de fruits dorés, et cria d’une voix forte : « Ça suffit, maintenant ! Rentrons aux navires ! » Et, malgré les supplications des trois marins ayant mangé les lotos, il les entraîna de force vers les bateaux. La sueur perlait à son front. Il avait failli succomber à la tentation de l’oubli et détruire toutes ses chances de retrouver les siens. Le soulagement des hommes restés à bord fut grand de les voir revenir. Ils reprirent en hâte le chemin du retour.

Peu de temps après, au cours d’une nuit très noire, alors que les bateaux naviguaient dans un épais brouillard, ils abordèrent par surprise une terre inconnue. « Je n’aime pas quand Séléné la Lune ne se lève pas, marmonna un marin. Cette terre est peut-être pleine de monstres, et nous n’y voyons rien… » « Nous n’avons plus rien à manger, il nous faut bien trouver du ravitaillement ! », lui répondit, fataliste, un autre marin. Mais lorsque le jour se leva, leurs craintes disparurent devant la beauté du paysage. Vallons moussus, ruisseaux ombragés, forêts regorgeant de gibier… Chacun partit en quête de nourriture, et c’est un vrai festin qui s’organisa ! Les animaux rôtis à la broche, les poissons pêchés dans les ruisseaux, les fruits cueillis sur les arbres ; chacun se régala et se réjouit. Leur belle Ithaque était plus caillouteuse, plus rude aussi. Ulysse, le cœur joyeux et apaisé, était curieux devant cette terre si belle et si généreuse. Qui pouvait bien vivre ici ? Sûrement pas des cultivateurs, car aucun champ n’était visible aux alentours. Les habitants étaient-ils accueillants ou cruels ? Craignaient-ils les dieux, comme eux ? Étaient-ils, comme eux, des hommes mangeurs de pain ? Ulysse voulut en avoir le cœur net. Il choisit douze de ses hommes les plus courageux et partit explorer l’île.

 

 

Il avait aperçu une grande caverne qui dominait la mer, au milieu d’une pente très raide couverte de pins. Au sommet, juste au-dessus de la grotte, on pouvait voir une plaine verte dans laquelle paissaient brebis, chèvres et agneaux. Ulysse se demandait à quoi pouvait bien ressembler le berger qui vivait ici. L’escalade fut rapide, et bientôt ils pénétrèrent dans la vaste grotte qui servait de bergerie. De gros fromages s’y empilaient et un feu brûlait au centre. Des litières de paille attendaient les bêtes qui, le soir, devaient venir y dormir à l’abri du vent et de la pluie. Le long d’une paroi, une gigantesque massue en bois était posée. À sa vue, les compagnons d’Ulysse prirent peur : « Celui qui peut manier une massue de cette taille est un géant ! Partons, Ulysse ! Prenons quelques fromages, du lait, et fuyons avant que le propriétaire de cet endroit ne rentre ! » Mais Ulysse était dévoré de curiosité. Il n’était pas pressé de redescendre, car il voulait rencontrer ce géant. « Profitons de ce feu qui brûle au centre de la grotte pour faire rôtir quelque agneau en attendant », dit-il. Il n’eut pas à attendre longtemps, car bientôt des bruits sourds ébranlèrent la roche. Boum, boum, boum… Un troupeau de moutons fit irruption en bêlant dans la grotte, avec à sa tête un splendide bélier aux cornes recourbées. Mais le boum, boum, boum se rapprochait. Les hommes d’Ulysse avaient beau être courageux, ils pâlirent d’effroi lorsque la silhouette de celui dont les pas faisaient ainsi trembler la montagne apparut à l’entrée de la grotte.

Le géant occupait tout l’encadrement de l’entrée de la caverne ! Il avait des mains immenses, des bras gigantesques, mais surtout, son visage horrible ne portait qu’un œil unique sur le front, comme le cratère d’un volcan ! C’était un cyclope ! À peine eut-il franchi le seuil de la caverne qu’il saisit une énorme pierre, la fit rouler aussi facilement que s’il s’agissait d’un fétu de paille, et s’en servit pour bloquer l’entrée comme une porte… Une centaine d’hommes n’auraient pas suffi pour déplacer ce rocher ! Ulysse maudit la curiosité qui l’avait conduit ici : ses hommes et lui étaient bel et bien piégés, prisonniers du cyclope dans sa grotte. Comment allaient-ils pouvoir s’en sortir ?

À SUIVRE