47e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Ulysse et ses compagnons ont réussi à enivrer le cyclope, puis à crever son unique œil. Cachés sous le ventre des béliers, tous sont parvenus à sortir de la caverne. Tous… sauf Ulysse.

Où la vanité d’Ulysse
lui fait commettre une
très grosse erreur

Le jour venait de se lever lorsque les béliers de Polyphème franchirent le seuil de la caverne. Ulysse en devina les lueurs roses derrière la silhouette massive du cyclope assis. Polyphème laissait sa tête retomber sur sa poitrine. « Jamais plus je ne verrai le soleil. Jamais plus je ne verrai la lumière qui joue sur la mer. Jamais plus je ne verrai mes chèvres et mes moutons gambader sur l’herbe verte. » La sueur coulait sur le front d’Ulysse. Pour la deuxième fois, il en oublia l’ogre mangeur d’hommes. Il ne vit plus qu’un être blessé à jamais. Mais au moment où la pitié allait le gagner, le cyclope, qui continuait à parler tout seul, dit : « Ce maudit Personne, il faut que je le retrouve. Et, quand je le tiendrai, je lui éclaterai la cervelle comme aux autres, mais avec plus de plaisir encore. Je le dévorerai, ce petit prétentieux qui a osé se réclamer des dieux de l’Olympe. Ce fourbe, ce menteur, qui m’a vaincu par ruse et lâcheté, je n’aurai pas de repos tant que je ne l’aurai pas écrabouillé, que ses os ne craqueront pas sous mes dents et que son sang ne ruissellera pas dans ma bouche. »

Ulysse reprit aussitôt ses esprits. Vite, il lui fallait sortir d’ici ! Il s’aperçut alors que le chef du troupeau, le plus gros des béliers, à la toison noire, longue et épaisse, n’était pas sorti en tête, contrairement à son habitude. On aurait dit que l’animal l’attendait. Ulysse s’agrippa à mains nues à sa laine et se glissa sous son ventre. L’animal aux belles cornes ne réagit pas, comme s’il acceptait d’être son complice. Au moment où il allait arriver à l’air libre, le cyclope le retint un instant. Il le caressa, lui parla d’une voix presque douce : « Pourquoi sors-tu en dernier, aujourd’hui, mon beau bélier ? Toi qui pars toujours le premier, en tête du troupeau ? Toi qui adores folâtrer dans les ruisseaux et te rouler dans l’herbe verte ? Es-tu triste pour ton maître qui ne retrouvera jamais plus la vue ? » L’animal secoua la tête et bêla à plusieurs reprises. Sous son ventre, Ulysse aperçut les doigts du géant à quelques centimètres de lui. Il avait peur de lâcher prise si la situation durait trop longtemps. Le sourire de Pénélope lui apparut. Elle l’attendait, confiante en lui et en son retour. Ne pas craquer. Il serra de toutes ses forces la laine du bélier en retenant son souffle. « Allez, va te régaler, mon gentil bélier ! », dit Polyphème en donnant une petite tape sur la croupe de l’animal.

 

 

Libre ! Libre et vivant ! Ulysse était fou de joie. Il se précipita pour détacher ses compagnons. Aussitôt, ils se mirent à courir en direction de leur bateau. Ils pleuraient et riaient en même temps. Si heureux d’avoir échappé au cyclope, si tristes aussi d’avoir perdu six de leurs compagnons ! Ils embarquèrent le troupeau de Polyphème sur leur navire et se mirent à ramer énergiquement. Ulysse se tenait debout à la proue du bateau. Là-haut, au sommet de la falaise, le géant venait de découvrir la disparition de ses bêtes. Il était fou de colère. Mais Ulysse, se sachant à bonne distance, ne put s’empêcher de le narguer : « Maudit cyclope ! Tu as avalé six de mes hommes, tu n’aurais pas dû ! Tu aurais mieux fait de te comporter en être civilisé, respectant les règles des dieux ! Maintenant, tu sais ce qu’il en coûte de t’attaquer à un homme comme moi ! Te voici puni à vie pour ta férocité et ton manque d’hospitalité envers les étrangers ! » Et il termina sa déclaration par un rire insultant. Le cyclope, qui ne voyait rien, se saisit d’un énorme bloc de rocher et le jeta de toutes ses forces en direction de la voix. L’énorme pierre frôla la proue du navire et atterrit en une gerbe d’écume dans la mer.

De grosses vagues menacèrent dangereusement l’embarcation et la rabattirent vers le rivage. Les hommes virent avec horreur qu’ils regagnaient cette île de malheur ! « Ulysse, tu ne devrais pas le provoquer ainsi, cria l’un des rameurs. Nous ne sommes pas encore hors de sa portée. » Mais Ulysse semblait devenu sourd au moindre conseil de sagesse. Sa victoire sur le monstre le rendait aussi effronté que téméraire. Il se saisit d’une rame et repoussa le bateau à l’eau. Dès que l’embarcation eut repris une bonne distance, il recommença à apostropher le cyclope, malgré ses hommes qui le suppliaient de se calmer. « Polyphème, tu es aveugle, aujourd’hui et à jamais. Souviens-toi bien que celui qui t’a retiré la vue s’appelle Ulysse, fils de Laërte, roi d’Ithaque ! Ulysse, l’un des combattants qui vainquirent les murailles de Troie ! Un petit homme mais plus puissant que toi, le géant ! Je m’appelle Ulysse. Ulysse, n’oublie pas ! » Son nom se répéta en écho sur les parois des montagnes, rebondit à l’infini. En criant ainsi son nom, Ulysse rayonnait de joie et de fierté. On aurait dit qu’il l’entendait pour la première fois…

Mais le géant lui répondit d’une voix tonitruante : « Maudit sois-tu, Ulysse ! Et toi, Poséidon, mon père, dieu de la Mer, fais que cet homme infâme, qui m’arracha la vue par traîtrise, ne puisse jamais regagner sa patrie ! Et si, un jour, il y parvient, que ce soit seul, nu comme un ver, sans vaisseau ni compagnons. Et que ce misérable ne trouve que désolation dans sa maison ! » Il accompagna sa malédiction d’un énorme rocher, qui souleva à nouveau de dangereuses vagues. Ulysse, très pâle, restait debout à la pointe du navire, à défier le monstre. Devait-il prendre cette malédiction au sérieux ? Poséidon allait-il exaucer la prière de son fils meurtri ?

À SUIVRE