50e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Les marins d’Ulysse ont libéré les vents, qui ont repoussé leurs bateaux très loin d’Ithaque. Tout l’équipage est désespéré devant cette lourde bêtise. Le plus triste de tous est le jeune Elpénor, qu’Ulysse a pris sous sa protection.

Où Ulysse perd tous
ses navires, sauf un

Les vents furieux avaient renvoyé la flotte d’Ulysse exactement d’où elle venait. C’est ainsi qu’ils abordèrent à nouveau l’île du dieu Éole. Ulysse fut soulagé de voir apparaître les falaises couleur de bronze qui lui étaient familières. Peut-être que l’erreur de ses hommes pourrait être réparée ? Il courut au palais d’Éole, certain de se faire offrir une nouvelle outre emprisonnant les vents mauvais. Quelle ne fut pas sa surprise : il fut aussi mal accueilli qu’il avait été bien reçu la première fois ! « Fiche-moi le camp, voyou ! », lui cria Éole dès qu’il l’aperçut. « Mais…, bredouilla Ulysse, ô dieu Éole, tu ne me reconnais pas ? » « Si, bien sûr que je te reconnais, s’emporta le dieu des Vents. Mais, depuis ton départ, j’ai eu des informations terribles sur toi, étranger. Tu es maudit des dieux depuis que tu as rendu un fils de Poséidon aveugle ! Je ne m’aviserai pas d’aider un homme qui a attiré sur lui la colère des dieux ! Quitte mon île de ce pas ! »

Pas un souffle de vent. Six jours de suite, les marins se relayèrent en silence pour ramer sous un soleil de plomb et faire avancer la flotte. Ulysse gardait un visage fermé. Il avait cessé d’appeler son équipage « mes enfants », les regardant durement. « Tout ce temps perdu… Quel gâchis ! »

À l’aube du septième jour de mer, ils aperçurent une île inconnue. Deux hautes falaises encadraient un passage étroit, dans lequel les navires devaient manœuvrer habilement pour se faufiler jusqu’au port. Ulysse cria aux capitaines des autres bateaux de ne pas s’approcher, mais ils lui répondirent : « La mer est calme, nous ne risquons rien ! » Et, sans plus attendre, ils s’engagèrent tous à la queue leu leu dans l’étroit défilé. Seul Ulysse préféra amarrer son bateau rouge à l’entrée du passage, pressentant que cette île, malgré sa beauté, n’était pas sans dangers. Prudent depuis leurs récentes mésaventures, il se contenta d’envoyer trois hommes en reconnaissance.

Une heure passa. Puis deux. Au moment où Ulysse, très inquiet, s’apprêtait à partir à leur recherche, il vit revenir deux de ses marins, hurlant comme des fous. La terreur se lisait sur leur visage. Ils pleuraient et parlaient en même temps, si bien qu’il était très difficile de comprendre leur récit. Ulysse finit par apprendre ce qui venait de se produire : au bord d’une fontaine, les trois hommes avaient croisé une femme, très grande, qui se présenta comme la fille du roi de l’île. Elle leur proposa aimablement de les conduire auprès de son père. Mis en confiance, les hommes acceptèrent. « On aurait dû se méfier, sanglotait l’un d’eux, elle était grande, beaucoup trop grande pour une enfant ! » À peine introduits au palais, ils virent arriver le roi et la reine, un homme et une femme hauts comme des montagnes : ils se trouvaient chez des géants, les Lestrygons ! Le roi attrapa aussitôt l’un d’entre eux et l’avala. Les deux autres s’enfuirent en courant. Mais le roi avait alerté tout son peuple par ses cris. Des milliers de Lestrygons couraient à leurs trousses !

Ulysse n’eut que le temps de couper avec son épée la corde qui retenait son bateau à la rive, et ses rameurs l’éloignèrent de la côte à toute allure. Quel déluge de pierres, soudain ! Une pluie de rochers s’abattit dans le défilé où les onze bateaux d’Ulysse s’étaient engagés. Les Lestrygons avaient gagné le sommet des falaises en deux enjambées de géant. Ils avaient saisi de gros blocs de granit et les lançaient dans le vide. Tout en bas, c’était l’affolement général. Certains rochers atteignaient les bateaux, brisant leur coque en morceaux. D’autres manquaient leur cible, s’enfonçaient dans la mer, mais projetaient des vagues qui engloutissaient les bateaux tel un raz-de-marée ! Les marins ne pouvaient rien faire pour sortir de ce piège. Ceux qui n’étaient pas tués net par les projectiles se noyaient aussitôt. Les rares marins sachant nager étaient pêchés par les Lestrygons comme de vulgaires poissons. Et ils allaient finir dévorés… !

Sur le bateau d’Ulysse, le seul à être prudemment resté en dehors du défilé, les marins ramaient avec énergie. La peur décuplait leurs forces. Ulysse hurlait des encouragements pour qu’ils accélèrent encore la cadence. Car les Lestrygons visaient loin. Et, par deux fois, les rochers frôlèrent la coque du bateau. « Vous êtes des héros de la guerre de Troie ! Vous n’allez pas bêtement mourir écrasés par des pierres comme de minables asticots ! », hurla Ulysse. Les hommes appuyaient de toutes leurs forces sur les rames. Ils arrivèrent à redresser le bateau, à l’empêcher d’être aspiré par les tourbillons d’eau. Bientôt ils furent hors de portée. Les appels à l’aide de leurs compagnons leur parvenaient encore. Mais il était trop tard… En quelques minutes, sous cette grêle de rochers, les onze autres bateaux de la flotte avaient été détruits. Le roi d’Ithaque n’avait plus qu’un seul navire et quelques hommes à ramener sains et saufs chez eux… Elpénor en faisait heureusement partie. Ainsi qu’Euryloque, le second d’Ulysse.

Les jours et les nuits en mer se succédèrent. Le bateau errait sur l’océan sans véritable direction. Longtemps après avoir perdu de vue la sinistre île des Lestrygons, il approcha d’une nouvelle île. Ulysse aurait bien aimé l’éviter, mais il devenait urgent de se ravitailler en eau et en vivres. Il décida donc d’aborder ce nouveau rivage, avec beaucoup d’appréhension : quel nouveau coup du sort les attendait ici ?

À SUIVRE