58e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Ulysse a retrouvé l’ombre de sa mère au royaume des morts. Il a appris que son absence l’avait fait mourir de chagrin. Et que Pénélope l’attendait en repoussant par une ruse le moment de choisir un nouveau mari.

Où l’on assiste à une
grosse colère de Télémaque

Au palais d’Ulysse, les servantes s’activent autour de la table du banquet. Vite, elles débarrassent les plats vides et les piles d’assiettes sales. Vite, elles rapportent d’autres plats débordant de viandes de mouton et de bœuf rôtis. Les carafes de vin ne cessent de circuler. Il y a là quarante hommes, cinquante peut-être, installés comme chez eux. Ils rient, parlent fort, interpellent les servantes qui ne savent plus où donner de la tête. Certains se sont endormis, la tête sur les bras. D’autres ont glissé au sol et ronflent. La pièce est sale, en désordre, comme si ce festin durait sans interruption depuis des jours et des jours. Dans l’ombre, un homme observe toute cette débauche par une fenêtre intérieure, le visage courroucé. C’est un colosse à la grosse barbe, un de ceux qui semblent taillés dans le tronc d’un chêne. À ses côtés, une silhouette frêle, féminine, se penche vers son oreille. « Mentor, que pouvons-nous faire ? », murmure la femme, qui n’est autre que Pénélope. « Ô ma reine, c’est terrible, ils dila­pident les biens d’Ulysse sous son toit. Mais nous n’y pouvons rien, tu le sais bien. Ulysse a pu emmener douze bateaux à la guerre de Troie en partie grâce à leur argent ou celui de leurs parents. C’est la règle, qu’ils attendent ici son retour, et… » Mentor n’ose finir sa phrase. Il sait que tous ces hommes, venus des îles voisines ou même d’Ithaque, veulent prendre la place d’Ulysse dans le lit de Pénélope. Mais la reine d’Ithaque a un geste d’agacement : « Je ne te parle pas de ces porcs imbéciles, Mentor. Je connais la situation. Tant que je ne céderai pas, ils resteront ici à piller la maison d’Ulysse. Je te demandais ce que nous pouvions faire pour lui… » Et, d’un mouvement du menton, elle désigne l’un des jeunes hommes, qui ne cesse de vider son verre, de remplir son verre et de le vider à nouveau. Car ce jeune homme totalement ivre, qui festoie au milieu des prétendants, c’est Télémaque, son fils.

 

 

En regardant l’adolescent, Mentor est frappé une nouvelle fois par sa ressemblance avec Ulysse. Oui, Télémaque est tout le portrait de son père. Mais un Ulysse qui ne se serait encore frotté à aucune aspérité de la vie. Le colosse barbu fait un petit signe à Pénélope, puis il entre dans la grande salle. Il circule entre les musiciens, les danseuses et les servantes, et s’approche de Télémaque qui s’écrie : « Bonjour, Mentor, mon ami ! » L’accueil est chaleureux malgré l’ivresse. « Moi, je ne te salue point, Télémaque. Et je n’accepte plus que tu m’appelles ton ami. » Comme si les mots durs de Mentor l’avaient soudainement dégrisé, Télémaque se lève d’un bond : « Mais que t’arrive-t-il ? Que me reproches-tu ? » « Ce que je te reproche ? Ça ! répond Mentor en balayant la pièce d’un grand geste de la main. Pourquoi fais-tu la fête avec ceux-là mêmes qui persécutent ta mère et pillent sans vergogne ton père ? Il aurait honte de toi ! » Télémaque, qui a d’abord baissé la tête, se redresse soudain, piqué au vif : « Comment oses-tu me le reprocher ! Ma mère a refusé que je prenne la direction du palais à la place de mon père. Elle m’a ainsi empêché de les chasser. S’ils ne sont pas mes ennemis, je peux faire la fête avec eux ! Et Pénélope qui n’a rien compris ! Mon père l’a trahie, mon père a choisi de rester dans les draps d’une autre plutôt que de revenir ici ! Mon père nous a oubliés depuis longtemps. Qu’elle en fasse donc autant ! Pour moi, c’est déjà fait… »

 

 

Le regard de Mentor va du visage rouge de colère et d’alcool de Télémaque à la silhouette cachée dans l’ombre de la fenêtre. Elle a tout entendu. Il l’a vue vaciller. Maintenant, elle s’éloigne, touchée au cœur. « Ce que tu dis est méprisable, Télémaque. Pour justifier ta fainéantise et la débauche de ta vie, tu manques de respect à ton père et à ta mère ! Mais je te lance un défi : pars donc à la recherche d’Ulysse sur les mers ! Tu veux prendre sa place ? Eh bien, prends-la jusqu’au bout ! Pars sur l’océan le chercher, au lieu de te laisser aller ainsi… » Les yeux de Télémaque lancent des éclairs. « Je l’aime mieux ainsi qu’avachi…, se dit Mentor, refoulant un sourire. Je crois que j’ai réussi. » Il garde un visage dur et sévère en attendant que le fils d’Ulysse lui réponde. C’est alors qu’un des prétendants se mêle à la conversation : « Qui es-tu, vieux barbu, pour venir ennuyer mon ami Télémaque ? Dégage d’ici, et vite ! » Mentor a reconnu le pire de tous ces pique-assiettes, Eurymaque. Celui-ci a posé son bras sur l’épaule de Télémaque. Le jeune homme est sous son influence. Les cheveux en bataille, il se redresse. « Ne t’inquiète pas, Eurymaque, bredouille Télémaque, je ne vais pas écouter ce vieux grincheux. Il n’y a plus que ma mère pour penser que mon père reviendra un jour. De mon côté, je ne serai pas assez bête pour aller lui courir après, on est très bien sans lui. Buvons ! » Le verre de vin tendu par Eurymaque est vidé d’un trait, et voilà, l’affaire semble réglée. Eurymaque s’éloigne, rassuré. Mais Télémaque, soudain titubant, s’écroule, vaincu par l’alcool. Mentor le regarde un instant, puis il se baisse et le prend dans ses bras comme on prendrait un nouveau-né. Il a compris. Il faut coûte que coûte éloigner Télémaque du palais. La nuit est tombée. Les étoiles accompagnent Mentor dans sa fuite. Il emporte avec lui le descendant d’Ulysse et de Pénélope. Mais parviendra-t-il à le soustraire à ses mauvaises influences ?

À SUIVRE