74e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Ulysse naufragé a été recueilli sur une île paradisiaque par la nymphe Calypso. D’abord séduit, il finit par se morfondre, nostalgique de son pays. Calypso lui propose l’immortalité et l’éternelle jeunesse s’il reste auprès d’elle pour toujours.

Où le héros renonce
à l’immortalité

Le soir même, Calypso revint trouver Ulysse sur la plage. Le soleil couchant teignait sa chevelure de mille feux. Elle était encore plus belle et désirable que d’habitude. Un vent léger soulevait ses voiles, laissant deviner un jeune corps mince, ferme et souple. Les oiseaux marins tournoyaient dans le ciel. L’air pur et cristallin montait à la tête. « Alors ? demanda Calypso en exhibant ses belles dents dans un sourire à faire fondre les pierres. Qu’as-tu décidé ? » Ulysse détourna son regard du large qu’il scrutait avec mélancolie et la fixa avec gentillesse. Puis il lui répondit : « Tu es assurément la plus belle, ô Calypso. Je n’y avais pas songé, mais oui, bien sûr, le visage de Pénélope a dû vieillir. Son corps aussi. C’est une femme, pas une déesse comme toi. Pour autant, ne le prends pas mal, je préfère la retrouver, elle. Chacune de ses rides me racontera une histoire, celle de la vie. Ses rides me parleront de son immense douleur et de la mienne à vivre séparés l’un de l’autre ; certaines auront été creusées par ses larmes. Sans doute me croit-elle mort. Je veux que d’autres rides se creusent sur ses joues, avec les larmes de joie qu’elle versera à mon retour. Oui, je veux que mes doigts caressent les plis de sa vie et qu’elle caresse les miens. Car nos cœurs, eux, sont sans rides. Personne ne me connaît mieux qu’elle. Pénélope comprend tout de moi, sait tout de moi, aime tout de moi. Elle est la mémoire de moi-même, ma seconde peau. Toi, tu chantes et tisses divinement, déesse, mais elle chante et tisse mon histoire et ma renommée. C’est infiniment plus précieux pour moi. Et puis, tu sais, l’immortalité que tu m’offres en restant ici à jamais avec toi est une autre manière de mourir… Si personne ne porte la mémoire de ce que je suis, je suis mort. Pénélope, elle, le fait jour et nuit. Elle est mon autre moi-même, ma moitié d’orange. »

En entendant ces mots, Calypso cessa de sourire. Elle était tellement sûre de ses charmes qu’elle n’avait pas prévu le refus du roi d’Ithaque ! Elle sentait bien, depuis longtemps, que ses caresses lassaient Ulysse, et qu’il passait le plus clair de son temps à soupirer en regardant la mer. De là à préférer mourir loin d’elle, plutôt que de rester à jamais vivant à ses côtés… Elle se leva et quitta la plage en silence. Ulysse la regarda s’éloigner sans un geste. Il murmura : « Une belle geôlière, mais une geôlière quand même… Cette fille auprès de qui je dors m’enroule dans ses cheveux d’or comme une araignée dans sa toile… » Puis ses yeux bleus se fondirent à nouveau dans la mer, et il dit, comme une prière : « Moi, j’en appelle au vent du large qui me fera quitter cette île… »

 

 

Quelques minutes plus tard, Calypso se trouva nez à nez avec un jeune homme qui portait un curieux chapeau plat d’où sortaient deux ailes, et des sandales également pourvues d’ailes. Elle reconnut aussitôt le dieu Hermès et quitta son visage courroucé pour l’accueillir aimablement : « Bonjour, messager des dieux, entre donc dans ma demeure. Et tu me diras ce qui me vaut une visite aussi prestigieuse… » Hermès riait sous cape devant cette hôtesse si empressée. « Quand elle saura pourquoi je suis là… », chuchota-t-il à la chouette qui voletait autour de lui. Mais il fit honneur à l’ambroisie et au nectar que la nymphe lui servit. « Comme ce lieu est beau et agréable…, pensait-il, attendri. Faut-il que notre Ulysse aime sa chère femme et son cher pays pour ne pas souhaiter y rester pour toujours… Enfin, c’est son choix… » Lorsqu’il se fut bien restauré, Hermès prit enfin la parole : « Divine Calypso, j’ai entrepris ce long voyage jusqu’à toi pour te porter un message de Zeus, notre père à tous. Hélas, je dois te dire que le dieu des Dieux a été pris de pitié pour le vaillant Ulysse et sa fidélité envers sa mère patrie et sa femme chérie. Il ordonne que tu le laisses enfin repartir, après toutes ces années. Crois-moi, belle Calypso, j’obéis avec regret… mais tu sais bien que personne ne peut désobéir à Zeus, pas même toi ! » Aussitôt, Calypso se précipita à l’intérieur de la caverne. La chouette, perchée sur un peuplier au-dessus d’Hermès, ne put s’empêcher de pousser un petit sifflement d’admiration et de ricaner : « Quel beau parleur ! Quel joli menteur ! Ah bon, tu obéis avec regret… ? » Agacé, Hermès leva la tête et lui fit signe de se taire. Il grogna entre ses dents : « Ça va, Athéna, ça va… Laisse-moi accomplir ma mission à ma manière, je me dispense de tes commentaires. Et d’ailleurs, que fais-tu là ? Tu ne devrais pas plutôt aller voir Télémaque, et l’envoyer à la recherche de son père ? »

 

 

Calypso reparut sur le seuil de la grotte. Elle avait les yeux rougis par les larmes. « Les dieux sont injustes avec moi, cria-t-elle. De quel droit m’interdire de garder cet époux que je me suis choisi ? » La chouette venait de s’envoler, sans même que Calypso la remarque, tout occupée à sa colère : « Ce beau marin à la barbe douce et aux yeux de ciel et de mer, je le veux pour moi ! » Une voix derrière elle lui répondit : « Peut-être, mais moi, je ne veux pas. » Calypso n’avait pas entendu Ulysse arriver. Il avait salué Hermès d’un petit geste de connivence, soulagé de le voir ici. Le dieu n’avait-il pas été une aide précieuse pour échapper à la magicienne Circé ? Le regard de Calypso allait d’Hermès à Ulysse sans se poser, comme un papillon affolé. Finalement, elle baissa les yeux, vaincue : « Très bien, je te rends ta liberté, Ulysse. Va rejoindre cette Pénélope et cette terre que tu aimes tant. Va mourir ! » Les paroles de Calypso auraient dû rendre Ulysse fou de joie. Mais ses derniers mots l’empêchaient de se réjouir. Allait-il arriver vivant sur son île ?

À SUIVRE