81e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Ulysse a été accueilli avec les honneurs au palais du roi des Phéaciens. La princesse Nausicaa est tombée amoureuse de lui. Au cours d’un banquet, un aède chante les aventures des héros de la guerre de Troie. Ces souvenirs douloureux font pleurer Ulysse.

Dans lequel la vérité
est bonne à dire

Les larmes de l’étranger coulaient sur ses joues. Nausicaa fut la première à les remarquer. Son cœur se serra. Pour qui et sur quoi pleurait-il ? Mais l’aède avait fini de chanter la gloire des héros de Troie. Le roi et la reine, qui venaient de s’apercevoir de l’émotion de leur hôte, échangèrent un coup d’œil embarrassé. Puis la reine finit par demander d’une voix douce : « Mais qui es-tu donc, mon ami ? Parle en confiance… » Et le roi ajouta : « J’avais prévu de t’offrir ma fille en mariage à la fin de ce repas. Tu m’honorerais en acceptant. Mais avant, dis-nous qui tu es et pourquoi ce récit te fait autant d’effet… »

Ulysse s’était pris la tête dans les mains. En entendant ces paroles bienveillantes, il se redressa. Non, il ne pouvait plus cacher son identité. Il s’adressa d’abord à Nausicaa : « Tu es aussi agréable que jolie, douce Nausicaa, et je ne te remercierai jamais assez de m’avoir si bien accueilli. Mais je ne puis t’épouser, car une femme, j’en ai déjà une. Elle est la plus aimante des épouses. Elle m’attend depuis vingt ans. » Puis, se tournant vers l’assemblée, il poursuivit : « Je vous dois la vérité. Je suis Ulysse, c’est moi qui ai inventé cette ruse et ce cheval en bois, oui. » Un murmure de surprise parcourut les invités. Les lèvres de Nausicaa tremblaient. Mais la princesse gardait courageusement un pauvre sourire sur le visage. La voix sourde d’Ulysse reprit, comme s’il se parlait à lui-même : « Je ne suis pas sûr d’avoir eu raison. Ce cheval a causé un terrible massacre. Et peut-être que, si je suis en train d’errer sur les océans, si j’ai perdu petit à petit tous mes compagnons, si je ne suis toujours pas parvenu à rentrer chez moi… peut-être est-ce parce que je suis puni d’avoir inventé cet engin de mort. » Ulysse se formulait cette pensée pour la première fois. Son visage exprimait une douleur profonde. Il posa les yeux sur ceux qui l’écoutaient, il y lut de la compassion. Alors, lentement, mot à mot, il se mit à raconter. Et les paroles coulaient, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Des paroles pour confier ses tourments, mais aussi pour redonner vie à chacun. Elpénor et ses compagnons d’infortune devenaient ainsi vivants à jamais. Ulysse parla longtemps, longtemps. Les Cicones, Polyphème, Circé, les sirènes, les bœufs du Soleil, Calypso… Une nuit entière, il fit le récit de son odyssée depuis la fin de la guerre de Troie. Personne ne songeait à aller se coucher. Personne ne s’était endormi non plus. Les serviteurs allaient et venaient discrètement, entretenant les flambeaux qui éclairaient la pièce. Tous voulaient entendre la terrible et fabuleuse histoire d’Ulysse. On le trouvait courageux. On le regardait comme un aventurier. Lui, perdu dans son récit, ne voyait se dessiner que l’immensité de son exil. Ses rêves n’étaient pas peuplés de péripéties héroïques, il ne vivait que pour embrasser un jour à nouveau le sol de sa patrie. Il avait été obligé de partir, il ne désirait que revenir.

À l’aube, enfin, il arriva au moment où la douce Nausicaa l’avait découvert nu sur le sable. Il porta une dernière fois sa coupe de vin à ses lèvres, puis se tut. Sous le charme, chacun méditait. Après un long moment de silence, le roi prit la parole : « Merci de nous avoir fait partager ces terribles aventures. Nous saurons les transmettre et les raconter à nos enfants, et nos enfants les transmettront à leurs enfants, ainsi jusqu’à la fin des temps. Nous qui sommes un peuple de marins, nous mesurons combien fut douloureux ton combat contre les éléments. Nous savons le prix de la découverte de terres inconnues. Ton île n’est pas très loin de la nôtre. Nous te ramènerons chez toi, Ulysse, n’aie crainte. » Ulysse était aussi bouleversé qu’épuisé. Il avait sauvé la mémoire des siens. Et peut-être que ce récit venait enfin de lui ouvrir les portes du retour.

Quelques heures plus tard, Ulysse faisait ses adieux à Nausicaa sur le port. La princesse eut un geste impulsif de petite fille et se blottit brusquement dans ses bras. Comme pour chercher à son tour protection et secours. Ulysse lui caressa doucement les cheveux, très ému par la spontanéité de la jeune fille, encore plus par la manière immédiate avec laquelle elle lui avait accordé sa confiance, puis son amour. « Tu mérites mieux qu’un vieux bonhomme comme moi, usé par les épreuves de la vie, murmura-t-il. Tu mérites le meilleur… » Nausicaa fit semblant de ne pas avoir entendu. Elle lui répondit : « Prends soin de toi, maintenant… Et pense parfois à moi ! » Puis, les yeux embués, elle ne put s’empêcher d’ajouter dans un sanglot : « Elle en a de la chance, ta Pénélope ! » Et elle s’arracha des bras d’Ulysse et partit en courant sur le chemin. Ulysse la regarda s’éloigner en soupirant. Non, il ne l’oublierait jamais. Mais arriverait-il seulement à reprendre sa place à Ithaque après tout ce temps ?

À SUIVRE