La grande porte d’entrée de la maison de Rule donnait sur une sorte de vestibule ou peut-être de porche fermé, aux murs de brique comme l’extérieur de la maison et au sol de marbre rose comme l’allée. Sam y voyait une sorte de sas, une transition entre le dehors et le dedans, un vestige peut-être des temps anciens, des maisons plus vastes, un lieu où l’on pouvait accueillir ses hôtes sans les faire réellement entrer.
Sam se trouvait là en ce moment, devant la porte plus petite qui était la véritable entrée de la maison. Il s’était réveillé ce matin avec un sentiment de calme proche de la sérénité, comme s’il avait décidé pendant son sommeil de ce qu’il ferait. Il avait passé presque tout le reste de la journée à préparer la voiture et le garage, travaillant avec ce plaisir tranquille qu’il associait aux travaux domestiques de son ancienne vie, lorsque Clare était encore en vie : tondre la pelouse, remplacer un interrupteur, toutes ces petites choses que font les maris. Aujourd’hui, il avait trouvé un moyen astucieux de tendre une longueur de tuyau depuis le pot d’échappement de la Lynx jusqu’à un déflecteur en bouchant le tout avec du ruban adhésif noir, puis il avait démonté avec précaution l’ensemble car il avait besoin de la voiture pour effectuer encore quelques démarches.
La dernière, celle qu’il s’apprêtait à accomplir, concernait Rule et Stosh. En faisant le plein d’essence un peu plus tôt, il avait pensé à eux comme aux deux parties d’une dette symétrique complexe, l’une dont il était le débiteur, l’autre qui lui était due.
Il était encore stupéfait à l’idée que sa tentative de séduction ait été si près d’aboutir, alors qu’il n’avait jamais vraiment cru en être capable. Apparemment, il ne l’était d’ailleurs pas, puisqu’il n’avait pas pu aller jusqu’au bout. Ce n’était pas parce qu’il avait pensé à Rule, comme il l’avait dit à Stosh, sachant qu’elle réagirait en s’écartant de lui une nouvelle fois. C’était pourtant en partie vrai ; il avait pensé à Rule toute la soirée. Quand n’y pensait-il pas ? Mais ce n’est pas ça qui lui avait soudain donné l’envie de fuir, de s’éloigner d’elle. C’était quelque chose dans la manière dont la jeune femme lui avait murmuré son véritable nom, un cadeau qu’il n’avait pas demandé, celui d’une enfant à un nouvel ami, comme si elle le lui avait offert en échange des secrets qu’il lui avait sciemment confiés.
Il avait maintenant le sentiment de lui devoir quelque chose, une récompense en réparation de sa duperie, et pour le nom dont elle lui avait fait cadeau. Il ne voyait qu’une possibilité, c’était de libérer la jeune femme de son asservissement à Rule, réglant peut-être ainsi, du même coup, l’autre compte qu’il avait avec Rule. Il savait pertinemment qu’il n’en était peut-être pas capable — il n’avait qu’une vague idée de ce qu’il dirait à Rule lorsqu’il le verrait — et que Stosh risquait d’y voir une ingérence de sa part plus qu’une aide, et qu’elle souhaiterait très certainement qu’il y renonce.
Mais il se disait qu’il devait le faire, s’il en était capable. Il avait le sentiment, aujourd’hui plus que jamais, d’obéir à son instinct. Lorsqu’il était sorti ce soir, le temps bizarre lui avait paru conforter en un sens son changement de décision, comme une musique d’orchestre à l’arrière-plan de sa vie. Il avait découvert une ville sous une chape noire de nuages, et des rafales de vent qui soufflaient de tous côtés, soulevant les détritus des voisins et les dispersant dans les caniveaux et sur les trottoirs. Une sorte de mouvement invisible semblait animer le monde, les nuages eux-mêmes tourbillonnaient et se bousculaient au-dessus de sa tête en un kaléidoscope cauchemardesque de gris et de noirs dans lequel il se sentait étrangement bien.
Les voitures de ses collègues qui encombraient les rues étroites et sans trottoirs d’Eastborough, l’obligeant à se garer à plus de trois cents mètres de là, l’avaient arrêté net dans son élan : il n’avait pas prévu dans son plan les invités de la soirée. L’idée d’une maison pleine de gens qu’il connaissait, s’interposant entre Rule et lui, l’intimida momentanément. Aussi demeura-t-il dans sa voiture, tous phares éteints, observant les gens qui entraient et sortaient par groupes de deux ou trois. Parfois la grande porte ne se refermait pas tout de suite, comme si quelqu’un la retenait, éclairant l’herbe sombre et humide, et il se dit que Rule accueillait peut-être les invités à l’entrée. Il fallait bien envisager cette éventualité.
La pluie cessait par instants puis tombait à nouveau, c’étaient tantôt de grosses gouttes qui frappaient le toit et tantôt une bruine qui irisait la vitre, transformant tout, à l’extérieur, en un théâtre d’ombres qui semblaient se déplacer selon quelque but obscur. Une chose était certaine, il ne pouvait plus désormais reculer.
Il se décida enfin à bouger en voyant passer la voiture de Stosh, se dirigeant vers une place qui venait à l’instant de se libérer. Il observa la jeune femme qui traversait la rue d’un pas rapide avant de pénétrer dans la brume de lumière provenant des fenêtres de la grande maison. Ouvrant alors sa portière, il sortit de la voiture. Un instant immobile dans l’obscurité, il apprécia le contact de la pluie sur sa peau, puis il se dirigea à pas lents vers la maison en marchant sur l’herbe humide, au milieu des ombres grises et noires des arbres bordant la rue, et retrouva brusquement cette sérénité du matin, de sorte qu’en arrivant devant la porte, il se sentait prêt à affronter ce qui l’attendait, quoi que ce fût.
La porte en s’ouvrant libéra un flot de musique et de conversations qu’accompagnait le tintement irrégulier des assiettes. À l’intérieur, quelqu’un s’en écarta puis se retourna pour jeter un coup d’œil sur le nouvel arrivant.
« Sam ! Comment va ? Ça fait un bail. » C’était Van Torkelson, le photographe attitré du journal qui parlait d’une voix forte et avinée pour couvrir les bruits de fond.
« Salut, Van. Rule est dans les parages ?
— Oui, bien sûr, il doit être quelque part. » Il parcourut des yeux la grande pièce pleine de monde, tout en reculant pour laisser entrer Sam. De tous côtés, la foule compacte des invités jonglait avec des petites assiettes, des verres et des serviettes tout en parlant et en riant. Torkelson lui adressa un sourire d’excuse : « Je ne comprends pas. Il était là il y a deux minutes. »
Sam hocha la tête et s’avança en contournant la foule. Venant d’on ne sait où, de la musique douce de piano arrivait jusqu’à lui ainsi que des odeurs mêlées de barbecue, d’ananas et de bois qui brûlait.
Il fit le tour de la pièce en direction de la cuisine, en évitant de s’arrêter pour répondre aux saluts. Il y avait, semblait-il, autant de personnes étrangères que de connaissances, sans doute des gens entrés à la rédaction au cours de l’année écoulée et auxquels il n’avait pas fait attention. Arrivé près de la cuisine, il s’arrêta, recula contre le mur et tendit le cou pour jeter un coup d’œil par la porte entrouverte.
À sa grande surprise, celle-ci était presque vide, à l’exception de deux jeunes secrétaires qui chipotaient dans un plat posé à côté du four. Au même moment, Rule surgit du fond de la maison, leur fit un signe, puis il traversa la grande pièce en direction du bureau. Sam attendit qu’il ait disparu à sa vue pour le suivre. Il se rendait compte qu’il devenait prudent, comme si Rule était une proie qu’il poursuivait, comme autrefois en jouant au bord de la rivière, ou l’homme sombre, traqué par Loomis.
Il s’apprêtait à entrer dans la cuisine lorsque Stosh surgit, venant de la même direction que Rule, et il recula de nouveau avant qu’elle ne l’aperçût. Elle paraissait troublée, et Sam se dit qu’ils avaient peut-être fait l’amour à la hâte dans l’une des chambres du haut. La jeune femme avait l’air plus contrariée que satisfaite par ce qui venait de se passer, et son visage lui rappela celui de Clare sur la photo du match de tennis ; cela le conforta dans sa décision de lui venir en aide. Elle disparut par une autre porte située à l’extrémité de la cuisine, à côté du grand frigidaire couleur cuivre.
Il attendit encore un instant avant de traverser à son tour la cuisine en suivant le parcours de Rule, puis il pénétra dans le vestibule, descendit les petites marches conduisant au fumoir pour se retrouver finalement au milieu de la foule des invités. Mickey Goodwin surgit devant lui, un verre à demi rempli d’un breuvage jaune clair.
« Salut, Haun, dit-il. Toujours pas d’Étrangleur ? »
Puis il arbora un large sourire et regarda autour de lui comme quelqu’un qui s’attend à ce que l’on salue par des rires son mot d’esprit.
« Bonsoir Mickey, dit Sam en passant devant lui.
— Relaxe, dit Goodwin qui avait du mal à articuler ses mots, tu pourras toujours être le permanencier1. »
Sam qui n’écoutait qu’à moitié, comprit trop tard que le journaliste essayait de le provoquer. C’était tellement maladroit, compte tenu des circonstances, qu’il s’arrêta, déconcerté, et se retourna vers Goodwin. Il vit alors que celui-ci avait fait un jeu de mots involontaire. Je n’ai pas arrêté l’Étrangleur, songea Sam, et je serai bientôt, en effet, un retardataire1.
Cela le fit sourire et Goodwin, voyant ça, prit un air renfrogné. Sam eut l’impression, un court instant, de voir celui-ci tel qu’il était, sous cet éclairage impitoyable qui avait régné autour de lui tout au long de cette sombre journée. Il avait devant lui un homme de métier sans génie, un homme d’ambition sans aspirations. N’était-il préférable d’avoir vécu de cette façon, après tout, en ne sachant pas ce dont on manque et ce dont on a réellement besoin ? Mais peut-être Goodwin le savait-il, ce qui expliquerait cette hostilité qui émanait toujours de lui, sous couvert d’humour.
« Tu veux mon portrait ? lui demanda ce dernier d’un ton agressif. Il durera plus longtemps. »
Sam, plongé dans ses pensées, hocha la tête et continua à se frayer un chemin dans la foule. Parvenu au milieu de la pièce, il aperçut Rule, perché sur un haut tabouret devant le bar qui faisait l’angle ; appuyé sur ses coudes, il observait la soirée avec le plaisir qui avait suivi peut-être un orgasme, satisfait, la veste déboutonnée, la cravate de travers. Sam ralentit le pas et obliquant sur le côté, il prit un verre sur une table ronde placée près du mur et but une gorgée. Cela n’avait aucun goût, on aurait dit de la glace fondue.
Ce n’est que lorsque Sam fut près de Rule que celui-ci s’aperçut de sa présence ; il lui sourit alors, d’un sourire qui paraissait spontané et sincère.
« Sam ! Quel honneur tu me fais ! Je croyais que tu ne fréquentais jamais ce genre de soirée.
— Je voulais te parler, répondit-il, un instant désarçonné par la chaleur de l’accueil.
— Fred m’a dit que tu n’étais pas souvent au journal depuis que tu avais repris l’affaire de l’Étrangleur. Tu continues à travailler la nuit, même avec les flics ?
— Ce sont les horaires de l’Étrangleur », répondit Sam.
Rule sourit d’un air approbateur. « Quoi de neuf ? Entre toi et moi, bien sûr.
— Rien. Je ne pense pas qu’ils mettront la main dessus. »
Rule le regarda d’un air troublé. « Vraiment ? Tout ce boulot pour rien, dans ce cas-là.
— C’est ça, le métier de flic, dit Sam.
— Et celui de la presse aussi, dit Rule. Si seulement les gens pouvaient comprendre ça. » Il tourna les yeux vers la foule des invités puis revint à Sam avec l’air d’attendre quelque chose.
Sam comprit que c’était le moment — probablement le dernier — de dire ce qu’il avait à dire. Il avait toujours pensé que lorsque ce moment viendrait, il trouverait les mots nécessaires, mais fut surpris de découvrir que c’était vrai. « Je voulais te poser une question, dit-il. Depuis longtemps. »
Rule leva les sourcils, exprimant un intérêt poli. « Je t’écoute.
— Je me demandais si Clare t’avait dit qu’elle écrivait son journal. »
Rule le regarda, l’air toujours aimable, doutant peut-être d’avoir bien entendu, puis il fit une grimace, comme quelqu’un qui a commis une erreur infime qui le contrarie néanmoins, et il détourna les yeux vers la foule des invités.
« Un journal ? dit-il, d’un ton interrogateur.
— Oui. Plusieurs cahiers aux feuilles mobiles. Ils étaient tous rangés dans le placard de notre chambre, mais je n’y avais jamais fait attention. » Sam fut soudain stupéfait de s’entendre parler sur le ton de la conversation, comme s’il observait la scène à distance, en journaliste qu’il était, et il se reprit, voulant s’impliquer davantage. « J’aurais pu les lire depuis longtemps, dit-il, mais je ne l’ai fait qu’après sa mort. Tu jugeras sans doute que le moment était mal choisi. » Il but une gorgée de son verre, sans rien goûter.
Rule prit également un verre, comme en réponse à Sam, le regard toujours fixé sur un point éloigné, à l’autre bout de la pièce. Sans doute Susan, se dit Sam sans chercher à vérifier.
« J’ai presque terminé ma lecture, dit-il. La dernière fois qu’elle a écrit, c’était la veille de sa mort. Je le sais parce que j’ai jeté un coup d’œil sur la fin.
— Sam, dit Rule, incapable, semblait-il, de poursuivre.
— Elle racontait tout dans le détail, dit Sam, saisi malgré lui d’une bouffée de pitié pour lui-même qu’il écarta violemment tout en sachant que cet effort, ou la colère peut-être, devait se lire sur son visage, mais ça lui était bien égal.
— Je l’ignorais, réussit à dire Rule, d’une voix calme qu’il contrôlait. Je ne pensais pas que tu étais au courant. Je ne voulais pas... » Il secoua la tête, plus tout à fait maître de lui et fixa son verre.
« Des plans parfaitement élaborés, de première bourre, dit Sam. Sans jeu de mots », ajouta-t-il.
Rule le regarda surpris, peut-être inquiet.
« Il vaudrait mieux ne pas parler de ça ici, dit-il.
— C’est ici ou nulle part, répondit Sam en haussant les épaules. C’est la dernière occasion.
— Pourquoi ?
— De toute façon, poursuivit-il sans répondre à la question, ce n’est pas vraiment de Clare que je veux te parler. C’était simplement pour que tu m’écoutes.
— Je ne te suis pas, dit Rule en fronçant les sourcils.
— C’est de Stosh que je veux te parler.
— Stosh ? dit Rule qui avait recouvré un peu de son sang-froid, mais dont les yeux se firent méfiants.
— Je veux que tu lui fiches la paix », dit Sam d’une voix calme. À cause du bruit que faisaient les invités, il était maintenant penché tout près de Rule, son visage à moins de trente centimètres de celui de son interlocuteur. « Un homme comme toi a toutes les filles qu’il veut, dit-il. C’est bien ce que tu as dit à Clare et à Stosh ? Ce n’est pas comme s’il te fallait absolument cette victime-là et pas une autre. Tu peux la laisser tomber. »
Rule le dévisagea un instant, puis il but une grande gorgée de son verre et dit : « Je ne pense pas que tu aies le droit de me parler sur ce ton. » Il s’efforçait de maîtriser la situation, de se composer le visage qu’il avait au bureau. Mais celui-ci avait l’air usé sur les bords, comme un masque posé à la hâte, légèrement de travers.
« Le droit, répéta Sam, avec un étonnement sincère. Je crois que ça ne veut rien dire. Si on commence à parler de droits... » Il hocha la tête.
« Tu n’as rien à voir là-dedans. » Puis il poursuivit en parlant très vite, d’une voix rauque. « En fait, si tu veux tout savoir, l’autre histoire n’avait rien à voir non plus avec toi. J’espère que tu me crois.
— C’est faux, répliqua Sam d’une voix normale, rectifiant une erreur plus qu’il ne la contestait, comme il l’aurait fait au cours d’une réunion de presse. Ça t’arrangerait bien d’être persuadé du contraire. Peut-être que tu as encore deux sous de conscience. Mais tu n’as tout simplement pas le droit de foutre le bordel dans la vie de quelqu’un et de prétendre ensuite que ça ne le concerne pas. » Il sourit et secoua la tête. Comme Rule ne répondait pas, il ajouta : « Que cela te plaise ou non, il y aura toujours un contentieux entre toi et moi, quelque chose que tu me devras. Clare étant morte, tu ne pourras plus jamais t’acquitter de cette dette. Mais renonce à Stosh et je dirai que la partie est égale. »
Rule s’éclaircit la voix : « Elle n’est pas prisonnière, dit-il. Je n’ai pas la mainmise sur elle, comme tu as l’air de le penser. C’est elle qui décide, autant que moi.
— Je connais ce mensonge, dit Sam en secouant la tête. Clare comprenait ce qui se passait sans doute mieux que tu ne le crois. Elle ne comprenait pas tout à fait comment tu arrivais à tes fins, moi non plus d’ailleurs, mais ce que je sais, c’est que tu leur ôtes la possibilité de choisir, d’une façon ou d’une autre. Tout en disant que cela ne tient qu’à elles, que ce sont elles qui décident de tout. »
Rule lui sourit d’un air peiné. « Ce que tu racontes là est un peu dingue, Sam. Je crois, franchement, que tu aurais besoin d’être aidé. Mais je comprends ce que tu peux ressentir.
— Je suis sans doute un peu dingue, dit-il avec un haussement d’épaules. Et je sais que j’ai pas mal gambergé à ton sujet, que je t’ai accordé un peu trop d’importance, comme pour l’Étrangleur. Mais il y a pourtant aussi une part de vérité dans tout ça. Tu ne m’ôteras pas cette idée de la tête.
— L’Étrangleur ? » Rule éclata d’un rire aigu, à la fois méprisant et provocant et voulut dire quelque chose mais Sam l’en empêcha.
« Fous-lui la paix, dit-il. C’est tout ce que je te demande.
— Tout ce que tu demandes », dit Rule, en hochant la tête avec une stupeur feinte. Il regarda ailleurs puis se tourna de nouveau vers Sam avec un regard inquisiteur : « Est-ce qu’il y a quelque chose entre toi et Stosh ? demanda-t-il. Est-ce à cause de ça ? »
Surpris par la question, Sam demeura un instant muet. Il ne savait pas vraiment quoi répondre et se sentait soudain et d’une manière inattendue sur la défensive. « Fous-lui la paix, un point c’est tout », répéta-t-il sur un ton qui lui parut, cette fois, moins convaincant.
Les yeux de Rule se réduisirent à deux fentes, comme ceux d’un animal qui sent que sa proie a été touchée. « Écoute-moi, dit-il, s’il y a quelque chose entre vous... »
Sam lui tourna le dos et battit en retraite, ne se sentant plus assez sûr de lui pour poursuivre, se demandant à présent si ce qu’il avait dit correspondait un tant soit peu à ce qu’il avait eu l’intention de dire et si cela changerait quoi que ce soit. Il s’éloigna, une main levée derrière lui, la paume tournée vers Rule, pour couper court à ce que celui-ci pourrait ajouter. Il l’entendit prononcer son nom, une fois, d’une voix étouffée, et ce fut tout. Il poursuivit son chemin sans se retourner.
Lorsqu’il s’arrêta, il se trouvait dans la salle à manger, en marge de la foule des invités, à côté des portes vitrées donnant sur le patio. L’une d’entre elles, légèrement entrebâillée, laissait entrer une brise qui rafraîchissait cette masse compacte de corps ; dehors, la pluie avait cessé, et quelqu’un avait même allumé deux des lanternes suspendues aux arbres, dans le fond du patio, désert en cet instant. Sam se glissa dehors et lorsqu’il eut refermé la porte derrière lui, la lumière et le bruit se firent plus ténus. Des gouttes de pluie tombaient des arbres encore humides. Il s’avança dans l’ombre et se retrouva dans un endroit d’où son regard embrassait les trois pièces : la salle à manger, la cuisine et la petite pièce jouxtant celle-ci.
Quelqu’un en avait remonté l’étroite fenêtre pour laisser passer l’air et Sam aperçut Stosh, assise sur le bord de celle-ci, le menton sur les poignets comme une petite fille. Il s’approcha davantage de la fenêtre, sachant qu’il ne pouvait être vu de ceux qui se trouvaient dans la pièce éclairée et découvrit Cubbage, Coplik, Lucek et deux autres types — tous les journalistes les plus âgés — assis autour de la petite table en train de bavarder, tandis que Stosh les écoutait.
« ... la pire de toutes. Vraiment la pire, disait Coplik, d’une voix de stentor qui sembla faire trembler le chassis de la fenêtre.
— J’en connais une qui est pire encore », dit quelqu’un. C’était la voix de Jim Gandy. « J’étais à Kansas City pour le procès de ce type accusé d’avoir torturé à mort son beau-fils. Le gosse devait avoir sept ou huit ans. À la fin, selon les dépositions, il était étendu par terre, dans le salon, avec des blessures graves, membres fracturés, brûlures de cigarettes, vous voyez le topo. Et il a dit... » Gandy se tut un instant, comme s’il voulait s’éclaircir la voix... « “Papa, je veux mourir.” Et le beau-père est monté sur le ventre du gosse, avec ses deux pieds, et il a dit : “Eh bien, crève !” Et le gosse est mort. Juste à ce moment-là. Comme ça.
— C’est... commença quelqu’un, mais il fut interrompu par Gandy.
— C’est la mère a qui fait cette déposition, c’est ça le pire. Elle avait assisté à toute la scène, sans jamais lever le petit doigt, et elle a raconté ça au tribunal comme si elle racontait un film qu’elle avait vu.
— Tu te souviens de Gil Sterkel ? » demanda Cubbage.
Il y eut un silence, puis quelques faibles murmures. Sam regarda Stosh et la vit froncer les sourcils, car elle ne connaissait pas ce nom. Lorsque Sam avait commencé à travailler pour le journal, c’était Sterkel le rédacteur de l’équipe de nuit. Il ne parlait pour ainsi dire à personne et ne prenait jamais la parole dans les réunions, il se contentait de faire son boulot et puis il rentrait chez lui ; c’était un homme paisible et ordinaire qui ressemblait davantage à un fonctionnaire qu’à un rédacteur, de l’avis de Sam. Une nuit, au cours des six premiers mois où Sam travaillait au journal, Sterkel était rentré chez lui et il s’était pendu. Dans le dernier tiroir de son bureau, au journal, ils avaient trouvé une sorte de petit cahier de brouillon qu’il tenait depuis des années, dans lequel il consignait les faits divers qui n’avaient pas été publiés parce qu’ils étaient trop terribles, des viols et des meurtres d’enfants pour la plupart. Des histoires de parents qui écrasaient leur enfant avec la voiture dans l’allée de leur maison, ou qui fermaient la porte à clé et l’empêchaient de rentrer, pour le punir, ou bien encore qui laissaient un bébé se noyer dans la baignoire, ou mourir de faim. Sterkel était célibataire et sans enfants. Sam se demanda ce que pouvait bien ressentir celui qui se pendait et ce qui le poussait à choisir ce mode de suicide.
Cubbage racontait maintenant l’une des histoires qu’avait notées Sterkel dans son cahier, celle des deux enfants morts de froid dans une cabane suspendue dans les arbres, située dans l’arrière-cour, où les parents les avaient relégués pendant l’hiver, pour les punir d’une faute quelconque.
« Et le bébé pris sous la glace ? C’est Haun qui avait fait le papier, vous vous en souvenez ? » demanda Coplik.
Sam recula d’un pas et réprima un gémissement qui ressemblait à un sanglot. Il vit Stosh relever légèrement la tête et se tourner vers celui qui parlait.
« Sam ? » dit-elle doucement. Désorienté, celui-ci crut un instant que la jeune femme le savait là et l’appelait, et la douceur de sa voix, la tristesse qu’elle exprimait — à moins que ce ne fût de la pitié ? — le transpercèrent comme une lame de glace, cette glace qui s’était fendue puis reformée, ce jour-là, dans le lit du ruisseau.
« Un accident s’était produit sur l’autoroute, au nord de la ville, expliquait Coplik à Stosh, car le reste de l’assemblée connaissait sûrement l’histoire. Il y avait eu une tempête de neige et tout était recouvert d’une couche de glace de vingt centimètres d’épaisseur. On ne pouvait pas dépasser trente à l’heure sans chaînes. Bref, la voiture de ce couple s’était écrasée contre la rambarde en ciment du pont et ils avaient été tous les deux tués sur le coup. Lorsque Sam est arrivé sur les lieux, avec l’un des photographes — comment s’appelait-il déjà, ce petit gars ? Fernandez ? — ils sont tous deux parvenus à la conclusion qu’il devait également y avoir un bébé dans la voiture, mais il n’y était plus et tout le monde s’est mis à le chercher. Sam et Fernandez ou un autre ont remonté la rivière, au-dessous du pont. Finalement, à cinquante mètres au moins de là, ils sont tombés sur un endroit où la glace s’était brisée puis reformée. Ils ont appelé les flics et lorsque ceux-ci ont cassé la glace, ils ont trouvé le bébé, sans une égratignure, qui s’était noyé. Il avait dû être éjecté par la portière et glisser sur le ruisseau gelé jusqu’à l’endroit où, la glace étant moins épaisse, il était tombé dans l’eau et s’était noyé, et une couche de glace s’était ensuite reformée. »
Les derniers mots lui parvinrent de loin. Sam s’était éloigné de la fenêtre pour ne pas entendre la réponse, ne pas voir la réaction de Stosh s’il avait regardé dans cette direction. Debbie avait à l’époque moins d’un an, et ils ne pensaient pas encore à Davy. Il n’avait pas pu raconter l’histoire à Clare, n’avait pas rapporté le journal avec lui à la maison, ce soir-là, pour éviter qu’elle ne lise son article. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, redoutant de faire des cauchemars ; le lendemain matin, il s’était levé en même temps que Clare, ce qu’il faisait rarement ; encore vaseux, il s’était assis à la table de la cuisine et avait regardé la jeune femme qui donnait à la cuillère une banane écrasée à Debbie, comme s’il lui fallait voir et observer par lui-même pour être sûr qu’il ne leur était rien arrivé à tous les trois, et que l’accident s’était produit ailleurs, loin d’eux.
Pendant un certain temps, il avait essayé d’imaginer ce qui s’était passé, le bruit soudain, les cris peut-être, et puis l’éjection hors de la voiture tiède et confortable dans le froid silencieux, la longue glissade dans le noir, les étoiles qui brillaient là-haut dans le ciel, le monde, en dessous, qui cédait sous le poids du corps et puis l’ultime surprise de l’eau et de la mort. Tout en évoquant le souvenir de cet accident, il se rendit compte qu’il respirait difficilement ; il avait fait le tour de la maison et se trouvait maintenant sur le devant de celle-ci, comme s’il prenait la fuite ; il pleuvait de nouveau, et il faisait plus froid qu’à son arrivée, à moins que ce ne fût seulement le froid dont il se souvenait, demeuré sans doute dans un coin de sa tête depuis cette nuit-là.
Laissant derrière lui Eastborough, Sam prit la direction de l’ouest sur Douglas, vers le centre-ville et plus loin la rivière, pour regagner la maison. Dans la voiture, il retrouva peu à peu son calme, et ses moyens, celui qu’il se rappelait avoir été autrefois et dont il ne ressentait même pas la disparition, sauf dans ces rares moments où, seul dans sa voiture, il roulait à travers les rues de la ville, comme s’il rentrait chez lui après le travail, pour retrouver Clare, Debbie et Davy. Les propos qu’il avait tenus à Rule lui paraissaient à présent ridicules et mélodramatiques, d’une inutilité presque gênante. La vie de Stosh ne le concernait pas, ni celle d’un d’autre, qui soit-il, aujourd’hui.
Il avait parfois l’impression d’être l’un de ces enfants élevés par les loups, ni plus tout à fait un homme ni un animal, s’efforçant avec maladresse d’être un loup mais n’en ayant pas l’anatomie. Ou bien était-ce plutôt le contraire, l’impression d’être un animal que l’on traite comme un petit enfant, habillé avec des vêtements minuscules, dressé à serrer la main, ayant droit à son bol et à sa chaise. Il fit entendre une sorte de ricanement. En fin de compte, l’Étrangleur n’était sûrement pas un homme sûr de lui comme Franklin Rule, il n’était pas davantage l’homme sombre qu’il avait imaginé, mais seulement un homme comme lui, indécis, incapable de conduire ses affaires au grand jour, semblable à tous ces pauvres types que lui avait présentés Loomis. En pourchassant l’homme sombre comme il le faisait, il tournait en rond et se retrouvait en face de lui-même, un point c’est tout.
Il s’arrêta à un feu rouge et frotta l’intérieur du pare-brise avec son mouchoir pour effacer la buée provoquée par sa respiration, ne voulant pas brancher le dégivreur. Il était à Hillside, sur la route où, un an auparavant et environ trois kilomètres plus au nord, étaient mortes Clare et Debbie. En fait, l’anniversaire de leur mort n’était que dans trois jours, mais l’accident s’était produit un samedi, le soir du cocktail de Rule, et par un temps pluvieux comme aujourd’hui. Ces événements étaient tellement ancrés dans sa conscience qu’il n’y pensait plus que rarement d’une façon aussi directe, sauf lorsque quelque chose les lui rappelait, comme en cet instant, et tout cela lui paraissait alors étrange et impossible comme au premier jour.
Il tourna la tête en direction du nord, à travers le crachin, se représentant le croisement tel qu’il avait dû être au dernier soir de son ancienne vie, avec les lumières de la police clignotant sous la pluie, un flic solitaire dans un ciré jaune agitant une lampe torche pour dévier la circulation, deux pompiers nettoyant l’asphalte au moyen d’un tuyau d’incendie, aidant la pluie à chasser les traces d’essence dans les caniveaux et des petits morceaux de verre brisé scintillant ici et là, comme des étoiles tombées sur le sol.
Il eut un court instant le sentiment qu’en se dirigeant vers le nord, il assisterait à la même scène, se retrouverait dans cet instant qui contenait ses premières peurs et ses derniers espoirs, juste avant que tout ne bascule à jamais, qu’il ne se tienne devant leurs tombes et puis regagne la maison et lise les journaux de Clare. Même s’il avait pu rattraper ce moment-là, qu’aurait-il pu faire, après tout ? Avant d’avoir pu y répondre, cet instant fugitif disparut, le feu changea, et il poursuivit sa route, en passant par Hillside, vers les lueurs de la ville qui tremblaient derrière le rideau de pluie.
Une seule lumière brillait d’un vif éclat, celle du projecteur situé au-dessus de l’immeuble du journal, autrefois destiné à l’aviation, aujourd’hui devenu inutile. Il se rappela Merow et lui, une longue année auparavant, assis au chaud et au sec au-dessous de ce fanal, dans la salle de rédaction déserte, s’imaginant libres, heureux, en sécurité, en ce dernier instant avant que les voix n’aient commencé à crépiter sur le poste récepteur à côté du bureau des informations locales, les voix mornes d’un millier de nuits passées dans la salle de rédaction qui signalaient des incendies sans gravité, des animaux écrasés et des arrestations de rôdeurs, semblables à toutes les autres, mais cette fois-là, elles avaient signalé un accident comportant des blessés, suffisamment grave pour qu’ils dressent l’oreille, Merow et lui, tout en continuant cependant à discuter, puis elles avaient rectifié en signalant cette fois un accident mortel, et ils s’étaient alors tus tous les deux. Merow avait attrapé l’interphone pour envoyer un photographe, tout en plaisantant comme d’habitude, disant à Sam que c’était à lui d’aller se tremper là-bas. Et puis les chiffres étaient tombés, par la voix d’un flic présent sur les lieux de l’accident, hésitante et sourde à travers la pluie, jonglant avec ses notes, tournant en tous sens son papier mouillé sous le faible éclairage de la voiture ou à la lueur d’une lampe torche, et communiquant enfin le numéro d’immatriculation, demandant le 10-28, le service des identités, le contrôle des recherches de police.
Sam avait du mal à se souvenir ensuite du déroulement des événements ; il ne se rappelait que des fragments d’instants : lui, Sam, disant à Merow « C’est le numéro de la voiture de Clare », moins effrayé que saisi de vertige, s’efforçant d’imaginer une réalité qui ne soit pas funeste, espérant une explication de la part de Merow, une lueur de compréhension derrière les verres épais, saisi d’une envie étrange autant que gênante de rire. Puis, un peu plus tard, Merow tendant la main pour le toucher, avec une certaine hésitation, comme quelqu’un qui approche sa main d’un chien qu’il ne connaît pas, Merow parlant d’une voix, inaudible au téléphone puis dans le talkie-walkie branché sur la fréquence de la police et le son qui baissait de sorte qu’il n’entendait plus ce qui se disait ; lui, plus tard encore, assis dans le hall d’un hôpital où quelqu’un l’avait conduit, s’efforçant de comprendre tout ce qu’on lui avait alors dit, s’efforçant de démêler ses sentiments au sujet de Davy et de son combat pour la vie qui avait duré toute la nuit, au sujet de Clare et de Debbie, sans arriver à penser clairement à celles-ci car ce n’était pas encore le moment, tant que la vie de Davy était en danger. Et puis quelque temps après ça, son retour solitaire dans la maison plongée dans l’obscurité, où il vivrait désormais seul avec Davy.
À Grove, le feu étant vert, il poursuivit sa route, sans pousser vers le nord et Second Street pour éviter les adolescents, et se dirigea comme un automate vers le journal. Mais il ne s’arrêta pas, bien sûr. Il n’avait plus rien à y faire, plus rien à dire à personne, même à Merow. Il jeta simplement un regard en passant aux fenêtres du troisième étage, s’imagina un bref instant là-haut, observant les toits des voitures qui roulaient plus bas, puis il tourna de nouveau la tête en direction de la rivière et de sa maison, avec un sentiment d’irritation envers lui-même.
Autour de lui, les voitures, réduites, sous la pluie qui tombait, à des masses sombres dont les lumières déformées l’éblouissaient derrière son pare-brise sale, ralentissaient son allure. Celles qui arrivaient en face l’aveuglaient, l’empêchant de distinguer au-delà d’elles le reste du monde, tandis que celles qui roulaient dans la même direction que lui suivaient leur propre rythme, comme les animaux allant leur chemin dans la forêt avoisinante. Il fut entraîné sous le pont de chemin de fer, le flot de la circulation se partagea en deux files qui passèrent sous les petits tunnels, et ressortirent en plein centre de la ville éclairée, avec la lumière jaune des réverbères sous la pluie, la lueur diffuse des néons, contre lesquelles des bandes de jeunes gens, vaguement menaçants, évoluaient selon de mystérieux circuits le long des devantures sombres des magasins, à contre-rythme des sons discordants sortant de leurs haut-parleurs, des vibrations des voix, du tambour de la provocation ou du salut parfois, entre la voiture et la chaussée.
Cette bousculade et ces lumières crues se succédaient sur trois cents mètres, atteignant une sorte de crescendo à Broadway, le carrefour principal, puis se fondant ensuite très vite dans une obscurité pluvieuse et douce sur cent cinquante mètres jusqu’à la rivière, et au morne quartier des affaires dominé par les grands hôtels et la masse de Century II qui s’étageaient sur la rive, et la rue elle-même devenant de la belle brique rouge qui claquait sous les pneus. La plupart des voitures faisaient alors demi-tour pour repartir dans l’autre sens. Deux ou trois dont celle de Sam se détachèrent du flot de la circulation et poursuivirent leur route droit devant elles, comme des exilés, vers l’obscurité plus profonde encore régnant au-delà de la rivière. À cet instant, tandis que le flot confus de lumière et de sons s’éteignait progressivement derrière lui, il remarqua une silhouette mince et solitaire qui marchait sur le trottoir, légèrement courbée sous la pluie, s’éloignant elle aussi de la foule. Quelque chose qui lui était familier dans la stature et la démarche retint son attention une seconde de plus que la normale, et il reconnut alors Kelly Jo Greenleaf, la secrétaire du journal. Tandis qu’il l’observait, un instant intrigué par ce petit mystère — pourquoi avait-elle parcouru à pied une telle distance ? —, elle tourna à l’angle d’une rue et s’éloigna vers une obscurité et une solitude plus grandes encore.
Bizarrement inquiet, il la suivit des yeux dans son rétroviseur aussi longtemps qu’il le put, puis, obéissant à une impulsion, obliqua vers le nord à Water, tourna encore deux fois à droite, et se retrouva sur Main, en direction du sud, où s’était éloignée Kelly.
Devant le pâté de maisons où elle avait disparu de sa vue, il ralentit, espérant la rattraper, lorsqu’il aperçut au même instant un îlot de lumière et de mouvement qui se dessinait devant lui. Il s’approcha de plus près et se gara contre le trottoir, sans tenir compte des feux. Une fois sorti de la voiture, il demeura un instant immobile, clignant des yeux, puis il s’avança vers ces lumières, tout en rasant les murs, dans l’ombre de la nuit.
Il se trouvait très précisément à la lisière de cette zone lorsqu’il comprit de quoi il s’agissait. La façade de Century II, plongée à l’intérieur dans l’obscurité mais brillamment éclairée à l’extérieur, surgit dans l’intervalle entre les immeubles, et il découvrit une sorte de place qu’il n’avait jamais vraiment remarquée de jour.
C’était le terminus des lignes d’autobus de la ville, et un mur de cars, pare-chocs contre pare-chocs, stationnaient, le moteur toujours en marche, le long de la rue qui faisait le tour du centre des congrès. Dans le coude de cette courbe, tout près de lui, se trouvait un petit parking qui desservait l’immeuble dans l’ombre duquel il se tenait, ainsi que la bibliothèque municipale de l’autre côté de la petite rue, écrasée par la masse de son voisin, le Century II, mais dont les fenêtres plus grandes, brillamment éclairées, révélaient une animation intense à l’intérieur. De l’autre côté, sur sa droite, s’étendait en contrebas un petit jardin rectangulaire, comprimé dans le paysage urbain, longeant la file des autobus jusqu’à la rue principale, avec des escaliers dans les angles et des bancs disséminés au milieu des plates-bandes de fleurs et des buissons d’arbres, dégouttant sous la pluie.
Cet endroit était néanmoins habité. De nombreux chauffeurs se tenaient devant la porte ouverte de leurs cars, fumant et bavardant, mais il y avait là également d’autres personnes, peut-être des passagers, bien que beaucoup d’entre eux semblaient ne prêter aucune attention aux cars et goûter tout simplement la nuit et même la pluie ; ils formaient de petits groupes dispersés dans le jardin, dans le parking à moitié désert, et, de l’autre côté de la rue en courbe, sur le large passage piétonnier menant à la bibliothèque et aux escaliers de Century II, et ils avaient l’air de pique-niqueurs du dimanche dans un parc, ou d’étudiants dans la cour d’un collège, entre deux cours. Beaucoup d’entre eux portaient des imperméables ou des cirés, d’autres des costumes et des robes ordinaires, ou ces chemises et ces shorts trop grands, de couleurs vives, adoptés par les adolescents ou bien encore des survêtements ; ils avaient tous l’air indifférents à la pluie légère qui tombait, se contentant d’essuyer parfois de rejeter une mèche de cheveux qui leur pendait sur le front ou de frotter leurs vêtements comme pour chasser le poids de l’humidité accumulée. Sam ne tenait pas compte, lui non plus, de la pluie ; l’atmosphère de la ville était douce et calme, et ce crachin bienvenu et rafraîchissant.
Kelly Jo s’était fondue dans cette foule éparse, comme une enfant qui aurait rejoint ses camarades. Et il est vrai que cet endroit lui rappelait les terrains de jeux de l’enfance lorsque l’on néglige la pluie, la chaleur ou la neige pour rejoindre ses amis, laissant les adultes se préoccuper de ces choses insignifiantes. Aucune musique bruyante ne s’échappait des autoradios, et l’on entendait seulement une sorte de murmure, parfois un éclat de rire léger, un fond musical presque imperceptible, provenant de quelque endroit proche, dont les accords discrets se distinguaient à peine du crépitement irrégulier du vent et de la pluie.
Sam répugnait à bouger, tout en sachant qu’il était temps de rentrer et de poursuivre son projet. Sans qu’il pût se l’expliquer, il lui semblait reconnaître l’endroit, comme s’il s’agissait d’un lieu qu’il avait cherché sans le connaître, comme la maison idéale que l’on échafaude parfois en rêve. Toujours dans l’ombre, à la frange de la zone de lumière, il sentit une douleur naître au fond de lui, une souffrance douce et énigmatique qu’il aspirait à retenir, à sonder, à comprendre, comme si en la captant, il eût pu devenir indifférent au chagrin, à la perte, à la mort, à tout ce qui pouvait l’atteindre sauf au baiser d’une goutte de pluie, parfois.
1. Jeu de mots impossible à traduire en français : the late man signifie le permanencier dans le vocabulaire lié au journalisme mais plus couramment, the late man se traduit par le retardataire (N.d.T.).