Après avoir sonné, Loomis attendit un instant, en se balançant sur les pointes des pieds, puis il sonna de nouveau. La pluie de la nuit avait presque cessé, mais des nuages persistaient, ce qui était inhabituel pour juillet, présageant une tempête plus violente, ou annonçant peut-être même un hiver précoce en provenance du Nebraska et du Dakota. Il n’avait pas pensé à prendre une veste en partant, et le regrettait à présent. De l’intérieur de la maison lui parvenait le ronronnement du métier à tisser d’Edie. Il se souvint d’une époque où il n’aurait pas eu besoin de sonner, car Marcie aurait guetté son arrivée à la fenêtre. Il ne souffrait pas de ces changements en train de se produire — il lui semblait normal que la relation qui existait entre lui et sa fille, désormais une adolescente, se fasse moins intense — mais il constatait que cette petite fille lui manquait terriblement à certains moments, comme si elle était morte alors qu’il se trouvait ailleurs, en voyage.
Lorsqu’il sonna pour la troisième fois, le ronronnement se tut à l’intérieur de la maison, et un instant après, la porte s’ouvrit et Edie apparut, secouant la tête pour libérer ses cheveux et tenant à la main le bandeau qu’elle venait d’ôter. Elle portait un maillot de corps jaune fluorescent sous un pantalon noir ample et la sueur brillait sur son front et ses bras. À cause du vent qui soufflait, elle dut pousser la porte pour l’ouvrir, et la retenir pour qu’elle ne se rabatte pas violemment. Elle cligna des yeux, comme étonnée, devant le spectacle du monde extérieur, puis s’exclama : « Oh ! c’est toi, L.J. Excuse-moi. J’ai entendu sonner mais j’ai pensé que c’était un représentant ou un évangéliste, un truc de ce genre. Marcie ne m’a pas dit que tu venais. Elle est partie à Towen East avec ses amies. » Elle observa de nouveau le jour gris, frissonna, puis tourna la tête pour jeter un coup d’œil, par-dessus son épaule, sur la pendule posée sur le meuble de la télévision. « À quelle heure lui as-tu dit que tu serais là ?
— À midi. Je suis un peu en avance.
— Elle devrait déjà être là. Elle a la tête à l’envers, depuis quelque temps. Entre ! » Et, sans attendre sa réponse, elle se dirigea vers le salon.
Loomis pinça les lèvres et la suivit. Le poste de télévision était branché, mais on avait coupé le son. Les titres de vieilles chansons des années 50 défilaient sur l’écran, au-dessus du chiffre 800. « Ça m’exaspère qu’elle ne soit pas encore là, dit Edie en revenant de la cuisine avec un verre d’eau dans la main et en avalant d’un coup deux comprimés quelconques. Et qu’elle ne m’ait pas dit que tu venais. »
Loomis haussa les épaules, prêt à se glisser sans difficulté dans le rôle de médiateur entre la mère et la fille.
« C’est l’âge, dit-il. Cela fait partie du lot.
— Peut-être, mais toi tu n’es pas obligé de vivre tous les jours avec ce lot ! » Elle marqua une pause, et ajouta : « Oh ! Zut ! Je ne voulais rien insinuer, L.J. Tu me connais. » Elle écarta sa remarque d’un geste de la main, mais il ne s’était pas senti vexé, car il la connaissait bien, en effet. « Tu veux boire quelque chose ? lui demanda-t-elle.
— De l’eau gazeuse, pourquoi pas, si tu en as.
— Tu plaisantes ! Je vais voir ce qu’il y a dans le frigidaire. » Et elle disparut à nouveau vers la cuisine.
Il n’avait jamais compris comment cette pièce pouvait lui sembler si étrangère et si accueillante à la fois, cet endroit où il n’avait jamais habité et néanmoins rempli de petites choses familières avec lesquelles il avait vécu, des photos et des bibelots, les chopes qu’Edie avait achetées à Mexico, le moulage en plâtre d’une main que Marcie avait réalisé à l’école primaire. Il y avait bien sûr des objets nouveaux qui ne le concernaient pas et dont certains provenaient, il le savait bien, de Guy Nyzer, ce professeur de sociologie qu’Edie voyait maintenant depuis plus d’un an. Comme cette pendule, à l’intérieur de son globe de verre, au pied duquel tournaient continuellement des boules dorées : il n’aurait jamais songé à offrir à Edie ce genre de choses, n’aurait jamais imaginé qu’elle puisse en avoir envie. Il l’examina pendant quelques secondes, comme il le faisait parfois, en se demandant quelle facette d’Edie qu’il n’avait pas soupçonnée, à la différence de Guy, pouvait bien représenter cet objet. Puis son regard erra sur le mobilier, demeuré à peu près le même, mais il remarqua que depuis sa dernière visite, Edie s’était débarrassée du siège inclinable dont le dossier était fendu et l’avait remplacé par un fauteuil à bascule en bois. À l’époque où ils habitaient une maison avec une pièce de repos, c’était dans cette chaise longue, devant le poste de télévision, qu’il s’asseyait, avec une canette de bière, les dimanches où étaient retransmis les matchs de football. Et il s’asseyait toujours là lorsqu’il venait voir Marcie. Il voulut prendre place dans le nouveau fauteuil mais celui-ci lui parut trop fragile pour lui et il choisit le vieux canapé dans lequel il s’asseyait rarement à l’époque, celui-ci étant plutôt réservé aux invités.
Edie revint avec une canette de Coca Light. « C’était ça ou de la Sprite, et je sais que tu n’aimes pas les eaux plates.
— C’est parfait. » Il prit la canette dans les deux mains, posa ses coudes sur les genoux, et se pencha légèrement en avant pour regarder la jeune femme.
« Ça doit marcher la gymnastique, tu as l’air en pleine forme », lui dit-il par politesse, mais c’était vrai.
Elle lui lança un regard pénétrant et sourit. « Pour une vieille bonne femme comme moi ? C’est ce que tu veux dire ? Mais au moins, tu n’as pas dit “bien conservée”.
— Personne ne croirait que tu es plus âgée que moi », répliqua-t-il en souriant.
Edie lui adressa un sourire de travers. C’était une vieille plaisanterie ; elle avait huit jours de plus que lui. « Et toi ? lui demanda-t-elle. Tu es bizarre.
— Ah bon ?
— Comme quand tu as une bonne nouvelle, ou une histoire à raconter et que tu n’oses pas commencer. »
Il la regarda, surpris par sa remarque, surpris de reconnaître que c’était exact, même si ce n’était pas à elle qu’il avait envie d’annoncer « la bonne nouvelle ». Il songea un instant à Haun, avec un certain agacement, et dit : « Ce n’est pas très passionnant. Il s’agit du boulot.
— Pas de nouvelle promotion ? Tu m’as bien dit que tu ne voulais plus monter en grade.
— Non. Pas de promotion. Même pas une augmentation. » Il avala une gorgée d’eau tout en cherchant un autre sujet de conversation.
Elle l’observa un court instant, prit également une gorgée de son eau et dit : « Alors ce doit être l’Étrangleur. »
Décontenancé, il cligna des yeux.
« J’ai lu l’article, ajouta Edie. Cette Munoz, c’est bien une nouvelle victime ? Et je te connais.
— Excuse-moi, dit-il d’un air désabusé. Je ne voulais pas aborder ce sujet.
— Ce n’est pas toi, c’est moi. Alors ? »
Il secoua la tête avec une grimace. « C’est un terrain dangereux pour toi et moi. »
Elle le regarda un moment, interdite. Puis elle secoua la tête en disant : « Il y a longtemps que ce ne devrait plus être un problème pour nous, L.J.
— Sans doute.
— Mais je comprends très bien ce que tu veux dire.
— J’ai toujours pensé que les deux choses étaient liées, dit-il avec un soupir. Probablement parce qu’elles se sont passées en même temps.
— Je sais, répondit-elle. Mais ce n’est pas l’Étrangleur qui nous a séparés. Tu le sais bien. Nous étions seuls en cause.
— Tu veux dire que moi, je l’étais, dit Loomis.
— Non, pas seulement toi. » Il fut surpris par son emportement. « Je sais ce que je dis. Nous étions deux.
— O.K. dit Loomis, conciliant, en riant nerveusement.
— C’est bien toi, ça aussi, de vouloir toujours endosser toute la responsabilité, dit-elle avec une ébauche de sourire.
— Vraiment ? J’étais à ce point égoïste ?
— Oh assez, L.J. ! dit-elle en secouant la tête en signe de dénégation. Tu n’étais absolument pas égoïste. Je plaisantais. Je pense même parfois que tu ne l’étais pas assez, et que cela faisait partie de notre problème.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
— Ce n’est pas grave. Je ne suis pas sûre de le comprendre moi-même. » Elle regarda son verre d’eau et fit la moue, comme si elle eût souhaité que ce fût autre chose.
« Écoute-moi, lui dit Loomis, je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que je t’agace. Ce n’est pas ce que je veux. »
Elle lui lança un regard stupéfait. « Est-ce que j’ai l’air agacé ?
— Oui. Ou mal à l’aise. Quelque chose comme ça. »
Elle réfléchit un instant avant d’admettre la chose en haussant d’épaules. « Ça n’a rien à voir avec toi », lui dit-elle.
Il attendit qu’elle en dise davantage mais comme elle n’ajouta rien, il demeura silencieux. Ces conversations décousues n’étaient pas rares entre eux ; ils étaient toujours capables de lire dans les pensées l’un de l’autre, mais ce qu’ils y décelaient ne constituait pas nécessairement un sujet de discussion entre eux, et il existait des failles dans la connaissance qu’ils avaient l’un de l’autre.
« Alors, cet Étrangleur ? demanda-t-elle comme quelqu’un qui s’efforce de retrouver le fil d’une conversation. Tu l’as arrêté ? »
Loomis eut un geste de la main comme pour s’excuser. « Pas du tout, dit-il. Mais... il y a ce type qui pourrait bien lui correspondre, rien de plus. C’est une intuition. Je n’ai qu’elle, en fait, et quelques maigres indices. Rien qui tienne devant un tribunal.
— Je suis étonnée de te voir ici. »
Il lui jeta un bref coup d’œil, croyant déceler un reproche mais ne vit rien de tel sur son visage.
« Je ne voulais pas faire faux bond à Marcie, dit-il. Et Blinkley et Davidson sont sur le coup. Je les ai chargés de repérer les endroits où ce type habitait avant.
— Avant quoi ?
— Avant de revenir ici. Il n’était pas à Wichita pendant tout le temps où les meurtres ont cessé, et cela faisait quelques mois seulement qu’il était de retour lorsque cette fille Munoz a disparu. Voilà pourquoi nous vérifions les endroits où il a habité avant de quitter la ville.
— Où était-il parti ? Est-ce qu’il y a eu des meurtres dans la région où il se trouvait ?
— Il était en taule, répondit-il en secouant la tête. Pas pour meurtre, mais pour viol.
— Quoi d’autre ?
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
— Eh bien, les dates collent, c’est déjà un point. Est-ce que tu as d’autres indices ? » Loomis se souvint alors qu’Edie avait autrefois été femme de flic, et que cela avait même eu l’air de lui plaire pendant un certain temps.
« Pas grand-chose, dit-il. De toute façon, je ne devrais pas en parler. Je... »
Elle écarquilla les yeux, ce qui était souvent, chez elle, le signe d’une dispute. « Tu ne me fais pas confiance ? demanda-t-elle innocemment.
— Il ne s’agit pas de ça. C’est.... » Et il s’interrompit, parce qu’il s’agissait précisément de ça : il n’était pas certain qu’elle ne dirait rien à Guy ou à d’autres personnes qu’il ne connaissait peut-être pas. De nouvelles amitiés étaient aujourd’hui prioritaires. « Est-ce que tu as le souvenir de m’avoir entendu parler d’indices particuliers dans cette affaire ?
— Tu fais allusion aux fleurs et à l’autre truc ? Qu’est-ce que c’était déjà ? Un caleçon ?
— Je t’en ai parlé ? demanda-t-il, pris de court.
— Non, L.J., tu ne m’as jamais dit un seul mot de cette affaire. Tu n’as donc pas de mémoire ? C’était l’époque où on ne se parlait plus beaucoup. Tu avais fait de cette affaire ton passe-temps secret, comme les types qui descendent dans le sous-sol de la cave et s’enferment à clé pour bricoler des maquettes de trains. »
Il l’interrogea du regard, troublé. « Alors comment es-tu au courant ?
— Je n’en sais rien. J’en ai entendu parler.
— Bon Dieu ! Haun avait raison.
— Qui ?
— Est-ce que tu te souviens de l’endroit où tu en as entendu parler ?
— Ciel ! Cela fait un bail. Des années. Je crois que c’était à l’époque du dernier meurtre.
— Après notre...
— Oui, après ça.
— Quand tu as commencé à aller à l’université ? C’est peut-être là que tu en as entendu parler ?
— Tu as sans doute raison, ce doit être là. Je me souviens vaguement d’un groupe de gens assis autour d’une table, en train de bavarder. Un peu comme dans une réunion du syndicat des Étudiants. Ce devait être un truc dans ce genre-là.
— Tu ne te rappelles pas qui ?
— Enfin, L.J. ! J’écoutais probablement d’une oreille. Et c’était sans doute le copain d’une de mes amies, quelqu’un que je connaissais à peine. Je me souviens de gens autour d’une table, tu vois ce que je veux dire. Je ne connaissais pas beaucoup de monde, à cette époque, là. J’étais un peu à l’écart et j’essayais de m’intégrer. »
Loomis demeura un instant silencieux puis il dit :
« Est-ce que tu crois que tout le monde était au courant ? Est-ce que tu as pu entendre parler de ça ailleurs ? Ou bien était-ce uniquement à l’intérieur de l’université ?
— Je n’en sais rien, dit-elle en haussant les épaules. Sans doute là, et pas ailleurs. Oui. Pourquoi ? C’est tellement important ?
— C’était censé être notre grand secret, dit-il avec un sourire forcé. Connu seulement de nous et du meurtrier. Je travaille avec un type qui dit que cela a pu s’ébruiter à l’université, à cause des expertises qui y ont été faites. »
Edie acquiesça pensivement, puis elle secoua la tête.
« Je ne connais personne dans ce département, j’en suis absolument sûre.
— Ce serait sûrement difficile de remonter à l’origine de ces rumeurs au bout de six ans.
— Oui, sûrement, mais si le coupable est bien le type que tu soupçonnes, ça n’a pas d’importance ?
— À condition qu’il n’y en ait qu’un. »
Il vit dans son regard qu’elle avait immédiatement compris, pas besoin d’en dire plus, et il se souvint à l’instant même, avec précision, de la qualité de leurs échanges, autrefois. Marcie apparut alors sur le seuil, comme propulsée par le vent, ses cheveux, raidis par un gel coiffant, rebiquant, de façon comique, d’un côté.
« Papa ! Papa ! Je suis en retard ? Excuse-moi ! » s’exclama-t-elle en se jetant dans ses bras, tout le contraire d’une adolescente compliquée, et Edie et lui se regardèrent, ils formèrent de nouveau pendant ce bref instant une famille, et il eut l’impression que s’il réussissait à garder Marcie, il garderait également le lien familial, mais elle se dégagea et il n’avait aucune raison de la retenir. « Il faut que je me coiffe et que je me change, lui cria-t-elle en disparaissant dans sa chambre. Où va-t-on ?
— Où tu veux, dit-il d’une voix plus proche du chuchotement, que Marcie ne pouvait pas entendre.
— Elle va sûrement vouloir retourner immédiatement à Towne East, dit doucement Edie, et il se demanda ce que ce bref instant avait représenté pour elle. Ils passent tous leur vie là-bas, ces temps-ci, dit-elle. Ils conduisent les cars, tu t’imagines ? Jusque dans le centre, et ensuite ils reviennent à Towne East. »
Loomis fronça les sourcils. « Tu n’es pas trop inquiète de ne pas savoir exactement où elle est ? »
Edie mordilla sa lèvre avant de répondre. « Cela fait partie du lot, comme tu dis. Et puis elle est avec toute une bande de filles. Je ne m’inquiète pas trop. »
Il hocha la tête, ne voulant pas retomber dans son ancien rôle protecteur et recommencer à penser à tous les dangers qui la guettaient à l’extérieur.
« Ce serait bien que vous restiez ici, dit Edie. Je dis ça à cause du temps... mais Marcie va s’ennuyer à mourir.
— C’est vrai. »
Ils demeurèrent un instant silencieux, puis elle lui dit :
« L.J. il faut que je te parle de quelque chose. »
Il comprit que c’était ça la cause de ce trouble, de ce malaise qu’il avait décelé chez elle en arrivant, et il se prépara à affronter ce qu’elle avait à lui dire.
« Guy m’a demandé de m’installer chez lui, et je crois que je vais le faire. J’ai pensé qu’il fallait que tu sois au courant. »
Il s’attendait vaguement à ça et néanmoins, à sa grande surprise, la nouvelle lui noua l’estomac, lui rappelant qu’il y avait toujours une part de lui qui pouvait être blessée.
« Pas de mariage en vue ?
— Non, fit-elle d’un signe de tête. En fait... tu vas sans doute avoir du mal à le croire, imagine-toi qu’il m’a effectivement demandé de l’épouser, mais j’ai refusé. »
Elle rit d’un petit rire curieux.
À ces mots, il se sentit étrangement soulagé.
« Pourquoi ? » demanda-t-il.
Elle jeta un coup d’œil vers la chambre de Marcie, puis ajouta en baissant la voix : « À vrai dire, je ne suis pas sûre de vouloir me marier avec Guy, je n’ai pas l’impression que ce sera le dernier, si tu vois ce que je veux dire. » Elle eut un sourire forcé.
Il lui rendit son sourire, malgré lui, ne sachant pas quoi lui dire.
« Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ?
— Où est la différence ? Enfin... je ne sais pas ce que j’en pense.
— Mais qu’est-ce que tu ressens à l’idée que nous nous installions chez Guy, Marcie et moi ? »
Il s’efforçait de rester calme et neutre, de se comporter en ami objectif. « Eh bien, si c’est ce que tu souhaites... »
Elle hocha lentement la tête. « À ton avis, c’est la seule chose que je doive prendre en considération ? Ce que je souhaite ? »
Elle paraissait de nouveau fâchée ; pourquoi ? Ou contre qui ? Il n’en savait rien. « Tu vois autre chose ? » lui demanda-t-il.
Agacée l’instant d’avant, elle parut soudain lassée par la discussion et tourna la tête. Et puis brusquement, elle se retourna vers lui et lui demanda :
« Quel conseil donnerais-tu à Guy ? » Et l’expression qu’il lut sur son visage le mit sur la défensive.
« Je lui dirais qu’il ne pouvait pas faire mieux.
— Ah ! les hommes ! dit-elle, avec un rire dur. Ras le bol ! » Et elle lui tourna le dos comme s’il avait, à l’instant même, confirmé les pires soupçons qu’elle nourrissait à son égard.
Avant qu’il ait pu trouver quelque chose à dire, Marcie réapparut, les cheveux tirés en arrière, vêtue d’un ample short noir et d’un sweat-shirt blanc dont elle avait remonté les manches au-dessus des coudes. « Je suis prête, déclara-t-elle.
— Un short ? demanda Edie, étonnée. Mais tu étais dehors, tu as vu le temps ! Tu ferais mieux de mettre un pantalon et une veste.
— On est en juillet, maman ! s’exclama Marcie en jetant un regard complice dans la direction de son père et en roulant les yeux. Est-ce qu’on pourrait aller dans le centre commercial, Papa ? »
Il acquiesça d’un signe de tête, indifférent au regard lourd de sous-entendus qu’Edie lui lançait, « Pourquoi pas. Comme tu voudras. »
Sam se réveilla dans la demi-obscurité de la chambre, en entendant crier un enfant. Il était déjà debout, la main sur la poignée lorsqu’il se rappela qu’il n’y avait plus d’enfants dans la maison, que Debbie était morte, Davy à cent trente kilomètres de là, et qu’il n’y avait personne à ses côtés dans le lit, personne dans la maison avec lui.
Il faisait froid. C’était probablement cela, et une vessie pleine, qui l’avait réveillé. Il se souvint d’un vent frais qui pénétrait par la fenêtre ouverte, au pied du lit, apportant avec lui l’odeur de la pluie, tandis qu’il dérivait entre sommeil et veille, hanté par des cauchemars intermittents dont il ne se souvenait pas. Mais avait-il rêvé cette nuit, ou une autre ou en un autre temps ? Le vent qui entrait par la fenêtre était froid maintenant et il avait dormi, pelotonné sous l’unique drap qui le couvrait.
Il traversa le couloir en frissonnant, trouva la porte de la salle de bains, et se rappela les nuits où il s’était levé pour chercher une tétine disparue ou un ours en peluche, ou pour marcher de long en large dans le salon à peine éclairé tout en berçant doucement un petit corps sur son épaule, il se rappela les yeux grands ouverts et vifs, et le refus de se rendormir.
Il faisait meilleur dans la salle de bains, la fenêtre étant restée fermée. Debout devant la cuvette, la tête à hauteur de la petite fenêtre donnant sur l’arrière-cour, il cligna des yeux sous l’effet de la lumière, essaya de voir à quoi ressemblait le monde au-dehors, et songea que c’était peut-être son propre cri qui l’avait réveillé. Depuis quelque temps, il lui arrivait de se réveiller en larmes ou tremblant de peur, après avoir fait des cauchemars dont, bien souvent, il ne se rappelait même pas la nature.
Lorsqu’il eut terminé, il éteignit la lumière de la salle de bains et s’approcha de la fenêtre. Tout était blanc et il crut un instant qu’il avait neigé pendant la nuit, se représenta l’air pur et froid, et le ciel qui s’éclaircissait dans le petit matin ; puis il se rappela alors qu’on était en juillet et comprit que c’était un jeu de la lumière prise entre la terre et les nuages, l’herbe qui était d’une blancheur spectrale sous l’éclairage diffus de la ville.
Il n’avait aucune idée de l’heure, mais cela lui était égal. Ayant regagné sa chambre, il ferma la fenêtre et s’enfouit de nouveau sous le drap qui s’était refroidi en son absence. Il s’enroula dedans en attendant de se réchauffer, tout en se rappelant Clare dormant parfois à sa place lorsqu’il travaillait la nuit au journal, et la tiédeur du lit lorsqu’elle se tournait de l’autre côté, sans se réveiller tout à fait, pour lui laisser la place.
L’un de ses rêves lui revenait maintenant en mémoire, mais de manière si ténue qu’il demeurait flou, et, ouvrant les yeux, il scruta la pénombre de la chambre, pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’un rêve et non d’un souvenir. Il se souvenait seulement de la sensation douloureuse d’un corps contre un autre, de quelque chose qui se contractait et craquait sous ses mains formant un cercle, et du désir où se mêlait de la peur.
Il s’assit, en proie à une certaine agitation, tout en serrant toujours le drap autour de lui, cherchant à capter d’autres images de ce rêve, un détail précis qui puisse lui révéler, d’une façon ou d’une autre, s’il s’agissait d’un rêve ou de la réalité.
Il sauta sur ses pieds en laissant tomber le drap sur le sol et fit quelques pas dans l’obscurité à peu près totale, près du lit. Ai-je vraiment fait quelque chose, se demanda-t-il tout haut et le son de sa voix qui semblait venir d’ailleurs, dans le noir, provoqua chez lui en lui une sensation fugitive qui ressemblait à de la peur. Il fixa un long moment le rectangle gris de l’ombre de la fenêtre pour se repérer, puis il sortit dans le couloir, éprouvant le besoin d’allumer, de regarder la pendule, de retrouver le sentiment du monde éveillé.
La lumière lui fit du bien. Dans le salon, le fil ténu qui le rattachait encore à ce souvenir se relâcha, et avec lui la peur que cela ait pu être autre chose qu’un rêve. Il se rémémora les choses réelles qui lui étaient arrivées dernièrement, la soirée avec Stosh et la manière dont il l’avait quittée, la laissant seule chez elle, son apparition à la soirée de Rule, ce qu’il y avait vu et ce qu’il avait dit.
Il était maintenant tout à fait réveillé et conscient des bourdonnements et des craquements de la maison. Les chiffres de la petite pendule à affichage numérique clignotèrent sous ses yeux, n’ayant jamais été remise à l’heure à la suite d’une panne de courant depuis longtemps oubliée ; s’étant approché du poste de télévision il l’alluma et appuya sur les boutons jusqu’à ce que la chaîne câblée locale apparaisse sur l’écran, avec l’heure affichée dans l’angle : 2 h 10. Il jeta un regard vers la fenêtre, vit qu’il faisait décidément trop clair pour que ce soit encore la nuit, même s’il n’avait pas le souvenir d’un après-midi de juillet aussi gris. Il se demanda une seconde s’il n’était pas toujours en train de dormir ou de rêver, perdu dans un monde imaginaire, ni sombre ni clair, avec la rumeur du vent dans le lointain.
Il secoua la tête et retourna dans sa chambre où il trouva un jeans et un T. shirt dans la pile de linge posée à côté du lit. Il s’habilla, regagna le salon qu’il traversa pour se diriger vers la porte d’entrée et sortit sur la véranda, pieds nus, indifférent au froid. Il se laissa tomber dans le fauteuil en bois, à côté de la porte, et la poussière accumulée sur le bras large et plat lui colla aux doigts. Le vent se leva, ébouriffant ses cheveux et lui donnant la chair de poule sur le visage et les bras, puis il se calma de nouveau. Il croisa les bras, ne voulant pas rentrer pour prendre une veste ou des chaussures.
Il se rappela soudain qu’il avait eu l’intention de se tuer la veille au soir, avait préparé le tuyau et le sparadrap pour la voiture. Et puis il avait oublié, à cause de cette place sur laquelle il était tombé sur le chemin du retour et de ce terminus des cars, à côté de Century II. Il hocha la tête avec un sourire. Tout cela lui paraissait maintenant absurde, ce projet de suicide comme le motif qui l’avait poussé à y renoncer. Il était très probablement un peu fou comme il l’avait dit à Rule.
Le vieillard qui habitait deux portes plus loin, juste en face de lui, avait surgi sur son porche, enveloppé dans un pull brun qui lui pendait bien au-dessous de la taille, sirotant son café dans une tasse qu’il tenait des deux mains. Il jeta un coup d’œil en direction de Sam et lorsque leurs regards se croisèrent, celui-ci lui fit un petit signe de la main. L’homme inclina légèrement la tête et détourna les yeux. C’était là tout le contact qu’avait Sam avec ses voisins depuis la mort de Clare. Non pas qu’il les ait bien connus auparavant. Il lui vint pour la première fois à l’esprit qu’ils devaient tous être au courant de ce qui s’était passé. Devrait-il s’offusquer, après coup, de ce que jamais aucun d’eux n’était venu l’inviter, ne lui avait apporté quelque nourriture en même temps que leurs condoléances, comme l’auraient fait ses voisins à Malden ? Ce n’était pas dans sa nature : il préférait croire qu’ils avaient deviné son besoin de solitude et le respectaient. Curieusement, il en éprouvait de la reconnaissance.
Le vent souffla avec violence en fouettant les arbres, Sam leva les yeux vers le ciel gris au-dessus de sa tête, et se souvint brusquement d’un affreux cauchemar qu’il avait fait à plusieurs reprises au cours des semaines qui avaient suivi la mort de Clare.
Au début, il se trouvait dans un immense espace nu, une sorte de plaine où régnait cette même lumière grise, une grisaille qui couvrait le monde, et au milieu d’un profond silence, mais il se rappelait pourtant avoir cru entendre, dans le même temps, une sorte de bourdonnement prolongé, comme si une énorme cloche avait carillonné l’instant d’avant et que les sons aient continué de vibrer dans l’air environnant.
Il avait devant lui une petite caravane constituée de deux personnes et d’un animal, ou plutôt une espèce d’homme, une espèce de femme et une espèce de chien, tellement monstrueux tous les trois qu’en se réveillant, il n’avait pas pu se rappeler avec exactitude à quoi ils ressemblaient.
L’homme marchait en tête, le visage caché par une obscurité qui avançait avec lui, et il tenait en laisse non pas le chien mais la femme qui ne se débattait pas mais avançait avec soumission derrière lui, comme si l’idée de fuite ou même de protestation était impensable.
Le plus horrible dans ce cauchemar, c’était son visage qui n’était pas celui d’une femme mais d’un animal. Il l’avait décrit à sa psychothérapeute en le comparant à une tête de renard, tout en sachant que ce n’était pas tout à fait exact, mais il n’y avait pas d’équivalence exacte dans le monde éveillé. Il savait seulement que son visage initial avait été remodelé, peut-être par l’homme qui avait façonné ce nouveau visage, cette œuvre d’art horrible, un acte chirurgical inimaginable ayant produit ce museau allongé, ces oreilles pointues, ces yeux brun clair.
Le chien avait ceci de terrible qu’il n’avait pas besoin de laisse et suivait docilement sous les coups de fouet, alors qu’au départ il avait pour fonction de protéger la femme contre cet homme, Sam le savait. Et il pensait toujours trop tard à regarder le visage de l’homme, découvrait à chaque fois qu’il s’était déplacé, qu’il avait avancé dans l’obscurité et était à nouveau invisible. L’homme était effrayant, lui aussi, mais Sam eût été incapable de préciser en quoi ; sa présence sombre était terrible.
L’homme sombre, se dit-il. Mais il avait fait ce cauchemar des mois avant la réapparition de l’Étrangleur et avant de se mettre à repenser à toute l’affaire. Pouvait-il y avoir eu un lien inconscient, même à l’époque, avec ce qui s’était passé six ans auparavant ? Cela semblait incroyable et néanmoins vraisemblable d’une certaine façon, et, pour une raison qu’il ignorait, cela le ramena au terminus des cars, à l’îlot de lumière au milieu de la ville obscure, comme si les personnages de son cauchemar résidaient là.
Il retournerait dans cet endroit dès que la nuit commencerait à tomber, il le savait. Il n’aurait pas su expliquer avec précision pourquoi. Il savait seulement qu’il avait envie de s’asseoir quelque part aux abords de la place, hors de vue, pour observer les allées et venues, et pour comprendre ce qui s’y passait. Cette pensée suscita en lui un étrange sentiment d’inquiétude comme si, à l’intérieur de lui-même, une deuxième paire d’yeux venaient juste de s’ouvrir à nouveau, après des années de sommeil, et clignaient d’une manière hésitante dans l’étrange lumière grise.
Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre pendant le trajet, qui lui parut, à elle, plus long que jamais, car elle avait eu toute la journée le sentiment que ce soir marquerait un moment important de sa vie, apporterait un éclairage nouveau en lui montrant ce que seraient désormais les choses — un commencement ou une fin. Elle était arrivée au centre commercial beaucoup plus tôt que de coutume et s’était promenée sans voir réellement les objets qui brillaient dans les vitrines, attendant Frank avec impatience et avec cette légère appréhension qui accompagne toujours les événements importants, les rencontres décisives, les entretiens que l’on attend, toutes ces choses qui pouvaient mal se passer, après tout. Elle éprouva cette envie brusque qu’elle connaissait bien de tourner les talons et de rentrer chez elle, de se réfugier dans sa chambre, de tirer les couvertures sur sa tête, de renoncer à ce qui est bien pour éviter le pire.
C’était une réaction ridicule, bien sûr, qu’elle avait appris depuis des années à contrôler. Elle avait pensé à cette rencontre, comme s’il s’agissait d’une interview importante, avait préparé ses questions, même si, comme cela lui arrivait souvent, elle était incapable de formuler les plus importantes, et comptait sur elle-même pour que celles-ci surgissent, le moment venu. Il lui semblait ce soir, en songeant à son rendez-vous avec Rule, que ce qu’elle avait toujours attendu de lui, c’étaient des réponses, et des réponses à des questions qui l’auraient déconcertée si elle avait tenté de les formuler. Il y avait le sexe, bien sûr, et ce qu’il y avait entre eux en dehors de cela ; pour une raison quelconque, son esprit s’effarouchait du mot amour. Mais elle avait toujours pensé que Frank avec son expérience et son autorité pouvait lui révéler sur elle quelque chose d’important qu’elle n’aurait sinon jamais appris. Dès la première rencontre et jusqu’à aujourd’hui, elle avait toujours eu le sentiment qu’elle ne serait plus la même après avoir été avec lui, tout en ne sachant pas, hier comme aujourd’hui, si ce serait son salut ou sa perte.
Mais une fois dans sa voiture, lorsqu’il arriva finalement et qu’ils se dirigèrent vers Eastborough, intimidée, elle demeura muette. Peut-être l’était-il aussi, car ils se taisaient tous les deux. Lorsqu’ils arrivèrent chez lui, on aurait dit qu’un voile opaque était tombé sur eux, rendant toute discussion impossible. Le silence même de la grande maison était impressionnant, presque effrayant, comme s’ils avaient été là ensemble l’instant d’avant, au milieu des gens avec lesquels ils travaillaient comme de ceux dont ils se cachaient, et que tous aient mystérieusement disparu dans l’intervalle. Ou bien était-ce un rêve, mais qu’avait-elle rêvé ? La soirée ou ce silence ? Elle avait l’impression que les mots qu’il lui avait murmurés dans l’escalier résonnaient encore dans son oreille. « Un long moment, pour que nous puissions parler », avait-il dit. Mais à présent le temps semblait trop long pour la parole, il se déployait là, devant elle, comme si les mots qu’elle réussirait à prononcer dussent être engloutis dans son étendue, dans le silence consternant de la maison.
Elle le précéda dans les escaliers en se disant que peut-être s’ils s’arrêtaient là un instant et retrouvaient celui de cette soirée, où elle avait failli lui dire certaines choses, lui poser des questions qu’elle ne voyait pas comment formuler ce soir... Mais ils ne s’arrêtèrent pas. Ils continuèrent à monter, traversèrent le couloir jusqu’à la chambre d’amis du fond, la leur. C’est ce qu’ils faisaient toujours, à ce moment-là.
Peut-être à cause de cette impression de familiarité, une fois qu’ils furent entrés et que la porte fut fermée et le lit devant eux, la tension qu’elle ressentait sembla se relâcher et elle put poser sa main sur son bras et lui dire : « Nous devions parler et tâcher d’éclaircir les choses. »
Il tressaillit comme si elle l’avait frappé ou avait crié dans son oreille. Et c’est vrai que ses paroles résonnaient fortement dans ses propres oreilles. Le regard qu’il lui jeta la convainquit qu’il avait dû éprouver les mêmes sentiments et être saisi par la peur irraisonnée que le langage ne détruise l’équilibre existant entre eux, les empêchant de se toucher. Il lui sembla tout à coup impossible en cet instant qu’ils puissent s’asseoir et parler, comme le faisaient les autres.
Il semblait à bout de souffle comme épuisé d’avoir monté les escaliers. « Après, je t’en prie », lui dit-il comme s’il ne pouvait former ses mots et les expulser qu’au prix d’un énorme effort.
Que nous arrive-t-il ? songea-t-elle. Mais lui tournant le dos sans mot dire, elle gagna la petite pièce dans l’angle, comme à son habitude. Une fois à l’intérieur, elle ferma la porte mais n’alluma pas, ne voulant pas se voir, puis elle entreprit de se déshabiller avec la même obéissance indifférente qu’elle aurait observée dans le cabinet d’un médecin, étalant ses vêtements sur les surfaces familières, la coiffeuse et la petite chaise, ôta ses chaussures et les posa doucement sur le petit tapis, ne voulant pas faire de bruit en les laissant simplement tomber.
Nue à présent, elle ouvrit la porte et inspira profondément mais avec difficulté, comme si l’air s’était raréfié. À chaque fois, il était nu, lui aussi, et l’attendait. Tantôt allongé sur le lit, tantôt assis au bord, la tête un peu penchée sur le côté comme s’il s’efforçait de la voir plus distinctement que ne le permettait l’obscurité ; ou bien parfois il se tenait debout, entre elle et la porte, et lui tendait les bras. Mais dans la pénombre, son corps avait une blancheur lumineuse comme le sien, et leur nudité partagée enveloppait la timidité dont elle ne pouvait se départir et créait une chaleur qui se substituait à ce qu’elle avait laissé derrière elle, avec ses vêtements, dans la salle de bains.
Mais ce soir, il était encore habillé. Parce qu’elle s’attendait à cette blancheur dans le noir, prête à se diriger vers elle, elle crut d’abord qu’il n’était pas là, et c’est seulement lorsqu’elle fut au milieu de la chambre qu’elle l’aperçut, debout à la tête du lit, occupé à contempler les objets posés sur la table de nuit.
Elle savait ce qui s’y trouvait, et crut alors comprendre dans quelle disposition d’esprit il était. Il y avait là, sur le petit meuble, une photo de Susan et de lui que Frank avait l’habitude de retourner pendant que Stosh se déshabillait, dans la petite pièce voisine. Mais cette fois-là, il la regardait comme s’il était incapable de faire un geste.
D’abord gênée en le voyant toujours habillé, elle éprouva aussitôt une sorte de soulagement. Elle s’approcha en silence, et fut près de lui avant qu’il ait le temps de se retourner et de la voir nue. Lorsqu’il leva enfin la tête vers elle et que leurs visages furent très proches, elle crut déceler pour la première fois dans son regard ce remords dont elle avait toujours pensé qu’il ne le quittait pas, et qui était peut-être ce qu’elle admirait le plus chez lui, ce qui le rachetait à ses yeux.
Elle se pressa contre lui d’une manière dépourvue de sensualité, comme une enfant qui a besoin d’un calin, et noua ses bras autour de sa taille : « Tout va bien. Nous nous en sortirons. Parle-moi, explique-moi. »
Il posa un instant ses mains sur le dos de la jeune femme puis la prit par les épaules et la repoussa de nouveau. Elle recula et attendit.
« Je te désire, dit-il d’une voix entrecoupée mais ses yeux revinrent à la photo posée sur la table de chevet, comme si celle-ci lui avait parlé, l’interrompant.
— Tu peux me dire ce que tu ressens, lui dit-elle. Tu peux tout me dire, il n’y a pas de problème. J’essayerai de t’aider. »
Il la regarda, l’air perplexe, comme s’il ne comprenait pas vraiment ce qu’elle disait, puis il tendit les bras et elle se serra contre lui.
Il la tint un long moment, sans bouger ni faire un geste, sans mot dire jusqu’à ce qu’elle commençât à trouver désagréable le contact du tissu sur sa peau. Elle essaya doucement de se dégager mais il la serra davantage, refusant de la libérer ; alors, ramenant ses mains en avant et les glissant entre eux, elle ouvrit sa veste et chercha les boutons de sa chemise. Il lui semblait maintenant qu’ils avaient besoin de cette relation physique pour dépasser leur paralysie et arriver à se parler.
« Enlève ta veste », murmura-t-elle, le front pressé contre son épaule, tout en essayant de défaire les boutons mais il ne réagit pas, n’eut même pas l’air d’avoir entendu. Il demeurait immobile, l’air pétrifié. Elle glissa une main sous sa chemise et la pressa contre son torse tiède, puis inclinant légèrement la tête, elle l’embrassa dans le cou. Il ne réagissait toujours pas tout en continuant de la serrer contre lui.
« Détends-toi, lui souffla-t-elle. Laisse-toi aller. »
Il relâcha son étreinte. Elle s’écarta avec douceur et posa la main sur son sexe, mais découvrit que celui-ci était petit et mou sous le tissu. Gênée, elle recula d’un pas et l’observa comme elle pouvait dans le noir. Ses yeux étaient cachés, indéchiffrables.
« Est-ce que tu veux que je reste ou préfères-tu que je m’en aille ? demanda-t-elle. Dis-moi quelque chose. »
Il battit des paupières, ses yeux brillèrent un instant puis il dit : « Reste. » Il tendit de nouveau les bras et l’attrapant par les épaules, l’attira vers lui, sans l’étreindre cette fois, mais serrant son corps contre le sien, presque avec brutalité, comme s’il voulait se fondre dans sa chair, forcer son désir. Il caressa le dos de la jeune femme, prit ses fesses entre ses mains tout en pressant ses hanches contre les siennes, et elle sentit alors sous le tissu son sexe qui durcissait.
Elle défit la boucle de sa ceinture, fit glisser la fermeture éclair mais il la repoussa de nouveau, non pas pour finir de se déshabiller comme elle le croyait, mais pour prendre ses seins qu’il palpa avec des doigts durs et sans tendresse puis il posa ses mains sur les épaules de la jeune femme, de chaque côté du cou.
Il resta un moment à la regarder comme s’il essayait de déceler qui elle était, et elle ressentit une ombre de peur, l’impression de se trouver soudain nue avec un étranger. Ses mains se rapprochèrent de sa gorge, l’encerclant presque et elle se souvint malgré elle de ce que lui avait raconté Haun sur la prostituée et de ce que lui avait dit celle-ci.
Mais il ne serra pas ses mains autour du cou. Il se mit à appuyer fermement sur ses épaules, la forçant à se courber, à baisser la tête.
« Suce-moi », dit-il d’une voix étrangement lointaine et neutre, comme il aurait donné un ordre ordinaire au bureau. Levant les yeux vers lui, elle vit que son visage n’était pas tourné vers elle mais de nouveau vers la table de chevet où se trouvait la photo.
Elle essaya vainement de résister, mais la pression de ses mains eut raison d’elle, la forçant à se baisser davantage jusqu’à ce qu’elle finisse par s’agenouiller devant lui, ne sachant pas ce qu’elle pouvait faire d’autre.