15

 

Lorsqu’elle sortit de l’ascenseur, la première chose qu’elle vit, c’était Frank qui la guettait derrière la vitre de séparation de son bureau. Elle détourna les yeux non sans mal, et rejoignit le sien, en sentant son regard qui la suivait. Elle sursauta cependant lorsque le téléphone sonna à l’instant où elle s’asseyait.

« Tu peux venir un instant ? » Et il raccrocha sans attendre sa réponse.

« Bien sûr », répondit-elle dans le récepteur muet.

Une fois dans le bureau de Frank, elle ferma la porte derrière elle, comme si, par ce geste, elle excluait le reste de la salle de rédaction et empêchait qu’on les vît ensemble. Elle s’assit, posa les mains sur ses genoux.

Lorsqu’elle leva finalement les yeux sur lui, il pianotait sur le clavier de son ordinateur avec deux doigts tout en scrutant l’écran. Elle se rendit compte que cela l’avait longtemps agacée de le voir taper de cette façon, de penser qu’il avait été journaliste toute sa vie sans jamais avoir appris à taper correctement. Elle y vit tout à coup un signe évident de mépris pour ceux qui écrivaient. Il termina ce qu’il était en train de faire et lui adressa un sourire dubitatif.

« Tu es toujours fâchée ? demanda-t-il.

— Je ne suis pas fâchée », dit-elle en secouant la tête, je suis désorientée.

Il posa ses mains à plat sur le dessus de son bureau et fit pivoter son fauteuil vers elle. « Je t’ai dit que j’étais désolé pour l’autre soir. »

C’est vrai. Il s’était excusé dans la voiture, sur le chemin du retour vers Towne East, mais ce soir-là comme aujourd’hui, il ne savait visiblement pas de quoi il s’excusait. Et il semblait qu’elle n’ait pas réussi à lui expliquer ce qui l’avait blessée car il ne s’était rien passé entre eux ce soir-là qui ne se soit passé avant.

« Je sais que cela n’a pas été bien pour toi, dit-il en baissant la voix, sur le ton de l’intimité. Je veux que tu saches qu’il y avait une raison. J’avais d’autres préoccupations en tête. »

Elle attendit, et, au bout d’un instant, Frank, se sentant bien obligé de poursuivre, ajouta à contrecœur : « C’est à cause de Susan. Elle me quitte pour quelqu’un d’autre. »

Stosh réprima une envie subite de rire. Elle le dévisagea sans savoir quoi lui dire.

« Elle m’a tout raconté, dit-il, l’air sombre. Dans le détail. » Il soupira. « Bref, tu comprends pourquoi j’étais préoccupé et même ambivalent.

— Ambivalent ? À propos de nous ? »

Il acquiesça d’un signe de tête et ajouta : « Mais ça veut aussi dire que j’ai besoin de toi plus que jamais, aujourd’hui. J’ai besoin que tu me soutiennes, sans tenir compte de cette ambivalence et de tout le reste. »

Elle ne sourcilla pas et lui demanda : « Tu as parlé de nous à Suzan ? »

Il la regarda d’un air surpris et dit : « Bien sûr, en un certain sens. Je pense qu’elle l’a toujours su. Elle ne sait pas forcément que c’est toi. Mais elle sait qu’il y a quelqu’un.

— Il y a toujours eu quelqu’un », dit Stosh.

Il voulut ajouter quelque chose mais se contenta de hausser les épaules.

« Alors tu vas lui dire ?

— Je vois où tu veux en venir, dit-il en se rembrunissant. Mais je crois que cela ne ferait que compliquer davantage la situation, en ce moment.

— Tu essaies de la convaincre de renoncer, dit Stosh. Tu ne veux pas qu’elle te quitte.

— Je t’ai toujours dit que je l’aimais. »

Elle acquiesça d’un signe de tête. Dans le fond, elle n’y avait tout simplement jamais vraiment cru, pas plus aujourd’hui qu’hier.

Il s’éclaircit la gorge : « Elle s’en va demain avec l’autre, dit-il. Pas définitivement, quelques jours seulement, pour discuter avec lui de la situation. Je lui ai demandé d’attendre un peu, de nous donner une possibilité de parler, et elle veut le mettre au courant. Ils se retrouvent à Montréal. » Sa voix s’altéra un instant, puis il ajouta : « J’ai besoin de toi, demain soir. Cela va être dur. Je n’ai pas le courage de rester seul.

— Tu n’as pas besoin de moi, dit-elle. Tu as simplement besoin de quelqu’un, un point c’est tout. Ça pourrait être n’importe qui.

— Non. Ce n’est pas vrai. J’aime Susan. J’ai toujours été honnête là-dessus. Mais toi... je tiens à toi, aussi. »

Elle tourna la tête vers la salle de rédaction. Cubbage et Lueck discutaient avec animation près des boîtes aux lettres, à côté de l’ascenseur, et Lueck, tout en parlant, écrasait entre ses mains un gobelet en carton. C’est à ce monde-là que j’appartiens, songea-t-elle. Ma place est là-bas. Et pas ici.

« Je vais être brutal, dit Frank, et le ton de sa voix ramena l’attention de la jeune femme vers lui. La situation va changer à partir d’aujourd’hui d’une façon ou d’une autre. Pour garder Susan, je serai peut-être obligé de me séparer de toi. Je n’en ai aucune envie, bien sûr, mais... bref, cela risque d’être notre dernière soirée ensemble. D’un autre côté, si, effectivement, elle me quitte, les choses pourraient changer pour toi et moi, et répondre peut-être davantage à ce que tu as toujours souhaité qu’elles soient. »

Elle l’observa attentivement, devina le « et peut-être pas » sous-entendu. La menace était bien là, derrière l’espoir évoqué, mais c’était quelque chose dont elle ne pourrait jamais l’accuser ou se plaindre. Si elle n’acceptait pas aujourd’hui le marché, la situation risquait également d’évoluer sur un autre plan, entre eux. Après tout, c’était son patron.

Voyant sans doute qu’elle avait perçu le message, il fit un vague signe de la main comme pour l’effacer. « Il faut simplement que nous parlions de tout cela, dit-il. Nous ne savons ni l’un ni l’autre ce qui va se passer.

— Nous devions parler la dernière fois, fit-elle remarquer.

— Je sais, je sais, dit-il d’un ton impatient. Je t’ai déjà dit que j’étais désolé. Je t’ai expliqué la situation avec Susan. Cette fois, nous avons à discuter de vrais problèmes. »

Elle acquiesça d’un signe de tête. Il faut que nous élaborions un nouveau contrat, se dit-elle, que nous définissions les droits et les obligations de chacun à la lumière de ces changements. Il ne se rendait même pas compte de la désinvolture avec laquelle il avait purement et simplement écarté les problèmes anciens, les siens, les considérant sans fondement. Elle songea également avec un léger serrement de cœur que cette façon de lui présenter les choses, en laissant tous les choix ouverts, l’empêchait de refuser de le voir le lendemain soir, d’avoir son mot à dire dans cette situation nouvelle, de réfléchir à ce qui en résulterait. Elle le verrait demain soir, aussi sûrement que Susan irait à Montréal, c’était inévitable. Chacun de nous doit mettre cartes sur table, songea-t-elle, et s’efforcer de trouver la meilleure solution.

« Demain soir, dit-elle. À quelle heure ? »

Il la regarda un bref instant, probablement surpris par son ton. « Je serai à Towne East à huit heures.

— O.K, répondit-elle. J’y serai. » Elle avait l’impression de mettre au point une interview clandestine avec un informateur, au sujet d’une grosse affaire.

« Pas de “peut-être”, aujourd’hui ? dit-il avec un sourire.

— Ça, c’est fini », dit-elle en secouant la tête.

Il pinça les lèvres en hochant la tête. « Tu ne le regretteras pas. »

 

Laissant la ville derrière lui, Sam, pour la première fois depuis des années, pensa aux trajets qu’il avait faits avec sa mère sur cette même route, seuls tous les deux, chantant des chansons incongrues qu’il avait apprises au catéchisme ou entendues sur la station régionale qu’écoutait sa grand-mère, chantant à pleine voix dans l’air qui entrait par bouffées par les fenêtres ouvertes, tandis que la fumée ténue de la cigarette que sa mère tenait contre le volant s’envolait en spirale dans la nuit. Il se souvenait avoir souhaité que ces voyages ne finissent jamais et qu’ils puissent être toujours seuls tous les deux, tout en sachant que cela n’arriverait jamais, car elle n’en avait pas envie. Parfois, après qu’elle l’eut laissé à Malden, lorsque cela faisait déjà un certain temps qu’il habitait avec son oncle et sa tante, il lui était arrivé de souhaiter qu’elle ne revienne jamais et qu’il puisse réellement vivre avec eux dans cette maison et faire partie de cet univers. Que souhaitait David en ce moment même ? La réponse allait de soi : le retour de Clare, en même temps que le sien. Sam soupira et alluma le poste de radio.

Lorsque le soleil se fut levé, l’air se réchauffa rapidement et il baissa les vitres pour sentir le souffle du vent sur son visage et ses bras. Avec lui pénétraient les premières odeurs de la campagne sèche, celle, agréable, des engrais, celle, intermittente, des mauvaises herbes que l’on brûlait. Au bout d’un certain temps, il se retrouva seul sur une ligne droite, sans aucune voiture alentour, ni devant ni derrière lui ; la radio diffusait de la musique bruyante de synthétiseur, véritable hymne au narcissisme contemporain ; il ferma le poste et se mit à chanter à tue-tête dans le vent, presque comme une sorte de défi :

 

Il marche à mes côtés

Il me parle.

Et me dit que je suis à lui.

 

Juste après le déjeuner, une conférence de presse eut lieu à la mairie, au cours de laquelle le lieutenant Ron Drake, le policier chargé des relations publiques, annonça l’arrestation d’un homme dénommé Kirby Banks, en relation avec le meurtre de Karen Munoz. Drake refusa de répondre aux questions évoquant la possibilité d’un lien entre Banks et les meurtres de l’Étrangleur six ans auparavant, mais il reconnut pour la première fois que des recherches en ce sens se poursuivaient activement. Ni Loomis ni Haun n’y assistaient. Mais Mickey Goodwin était là.

Pendant la conférence, Stosh l’aperçut qui se tenait un peu à l’écart et ne prenait aucune note. Lorsque ce fut fini, elle le rejoignit devant les ascenseurs qui furent pris d’assaut par les journalistes de la radio et de la télévision, encombrés de leurs appareils et pressés de passer à l’antenne.

« Comment se fait-il que tu sois ici ? lui demanda-t-elle carrément.

— Une simple coïncidence, répliqua-t-il avec un large sourire. Je parle de la conférence de presse. C’est Cubbage qui m’envoie, il veut que j’essaye de savoir ce que compte faire Haun. »

Lorsque les portes des ascenseurs se refermèrent, ils se retrouvèrent seuls dans le hall soudain silencieux.

« C’est lui qui t’envoie ? » dit-elle, percevant trop tard l’incrédulité du ton de sa voix.

Le visage de Goodwin se rembrunit une seconde, et son regard exprima de l’irritation, puis il sourit de nouveau, appuya sur le bouton Descente et dit : « Je pense que Cubbage savait qu’il y avait quelque chose dans l’air, qu’une arrestation était imminente. Il avait besoin de quelqu’un immédiatement. » Il haussa les épaules avant d’ajouter : « Je voulais voir l’inspecteur Loomis mais je n’ai pas réussi jusqu’ici. »

Elle hocha la tête, essayant d’imaginer Loomis acceptant de travailler avec Goodwin, comme il l’avait fait avec Haun. Cela semblait peu plausible. Elle se demanda pendant un instant si c’était réellement une initiative de Frank, comme une sorte de deuxième « message » pour l’encourager à être demain au rendez-vous.

« On peut peut-être se voir un peu plus tard, dit Goodwin. Tu pourrais me mettre au courant. J’ai vu le dossier de presse, mais j’arrive sur le tard. »

Il se montrait pressant, presque servile. En fait, il avait toujours eu cette attitude avec elle, comme avec Cubbage, avec Frank et avec les autres rédacteurs. Elle n’y avait pas réfléchi jusqu’ici, et pourtant elle avait souvent remarqué à quel point il pouvait être désagréable avec les autres, et la façon dont il parlait de ses collègues derrière leur dos. Et probablement d’elle, d’elle et de Frank, de la même façon. Lorsqu’on saurait que leur liaison était terminée, il dirait les mêmes choses, ferait les mêmes plaisanteries sarcastiques, peut-être même sous son nez.

« Je ne peux pas faire grand-chose pour toi, dit-elle sèchement. On ne formait pas vraiment une équipe, Sam et moi. Chacun travaillait de son côté ; il gardait le secret sur ses informations. De cette façon, si je les obtenais de mon côté, je pouvais les utiliser sans le compromettre. »

Goodwin hocha la tête d’un air entendu : « Excellente idée, dit-il. Si je comprends bien, il va falloir que je tente ma chance avec Loomis. Ou peut-être que je prenne contact avec Haun. Il a disparu.

— Il est en vacances », dit-elle.

Goodwin lui jeta un regard en dessous, mais sourit aussitôt et entra dans l’ascenseur qui venait de s’ouvrir devant lui. La jeune femme demeura en retrait, ayant décidé de ne pas descendre avec lui. Les portes se refermèrent.

« Stosh ! »

Se retournant, elle aperçut Loomis qui passait la tête par une porte et lui faisait signe. Elle se dirigea vers lui.

« Je voulais vous parler, dit-il, mais pas avec ce dingue dans les parages. »

Elle aurait dû défendre son collègue mais ne trouva pas les mots nécessaires. « De quoi s’agit-il ? » demanda-t-elle.

Il mordit sa lèvre inférieure, l’air nerveux, contrairement à son habitude, puis il jeta un rapide coup d’œil dans le vestibule avant de répondre : « Nous allons revivre ensemble, Edie et moi », dit-il.

Elle rit et il la regarda d’un air étonné.

« Excusez-moi, L.J., dit-elle. C’est formidable. Mais à la manière dont vous me faisiez signe, j’ai cru qu’il s’agissait d’un grand secret...

— Oh... fit-il avec un sourire. Vous pensiez que j’allais vous parler de l’affaire. Désolé !

— Je ne suis pas déçue, dit-elle. Je suis heureuse pour vous. Je suis vraiment contente que les choses aillent bien pour quelqu’un.

— J’ai été la voir et je lui ai dit carrément que je ne voulais pas renoncer à nous deux, que j’étais décidé à faire un nouvel essai. C’est tout. Il se trouve qu’elle pensait justement la même chose. Jusque-là, chacun croyait savoir ce que l’autre pensait. Il suffit quelque fois de prendre le taureau par les cornes...

— Je comprends, dit-elle. Vous êtes en train de me dire que je devrais prendre ma vie en main, moi aussi. Je suis d’accord. Si j’avais affaire à quelqu’un comme Edie... ou comme vous, d’ailleurs.

— Vous devriez peut-être le faire, dit Loomis. Mais avec quelqu’un d’autre, en tout cas.

— Je sais ». Elle soupira et jeta un coup d’œil vers les ascenseurs d’où étaient sortis un homme et une femme très enceinte qui consultaient la liste des bureaux, affichée sur le mur. « Ce n’est pas si facile, ajouta-t-elle.

— Bien sûr, dit Loomis. Ce ne sera pas facile non plus pour nous. On le sait très bien. Il s’est passé beaucoup de choses entre-temps, et il y a un tas de détails pratiques à régler. L’appartement, l’école de Marcie, etc. Et puis, nom de Dieu, elle a dû rompre avec ce type, et ce n’était pas simple. Elle s’apprêtait à vivre avec lui. Elle y tient, vous comprenez ?

— Vous avez pitié de lui ? demanda Stosh.

— ... Oui, en un sens, dit-il après un instant de réflexion, avec un petit rire qui ressemblait plus à un grognement. Je crois que je peux me permettre d’être magnanime. Mais vous savez, en fait, c’est comme si rien de ce qui s’est passé pendant notre séparation n’avait vraiment existé, comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve ou quelque chose de ce genre-là. Vous voyez ce que je veux dire ? Et même l’Étrangleur qui refait surface... je sais bien que c’est ridicule. »

Elle haussa les épaules.

« J’ai vu un grave accident sur l’autoroute, dit-il, comme s’il éprouvait le besoin de préciser sa pensée. Un gosse a été tué, et j’ai vu les parents vivre ces premiers instants, obligés de faire face. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je devais agir. Ça, c’était quelque chose d’irréversible, vous comprenez ? Je parle de la mort de ce gosse. Je me suis dit que nous avions peut-être encore un chance de redresser la barre tant que nous n’avions pas connu une telle épreuve. » Il se tut un instant avant de poursuivre : « C’est curieux comme rien n’a changé, en fait, entre nous. Rien n’a changé, et pourtant c’est différent.

— Comme un arbre familier et pourtant étranger, dit-elle.

— Pardon ? »

Elle secoua la tête, se sentant ridicule. « C’est tiré d’un poème que j’ai lu au collège, dit-elle. Sur l’amour. Quelque chose sur l’amour. » Elle se concentra tandis que d’autres bribes lui revenaient peu à peu en mémoire : « “Comme les vagues qui se brisent, c’est peut-être ça, ou bien comme un arbre familier, et pourtant changé.”

— C’est beau, dit Loomis. Un arbre familier et pourtant changé. Oui, vraiment beau. J’aurais dû être plus attentif aux cours d’anglais », ajouta-t-il en riant.

Elle rit aussi, puis se sentit brusquement mal à l’aise car le poème lui revenait en mémoire et ce n’était pas l’amour auquel elle faisait allusion ni celui auquel pensait Loomis, mais quelque chose de totalement différent.

Il réintégra le bureau tout en maintenant la porte ouverte. « J’avais besoin d’en parler à quelqu’un. Je savais que vous étiez dans les parages. J’espère que vous ne m’en voulez pas.

— Je suis contente, dit-elle. Très contente que ce soit à moi que vous l’ayez raconté. »

Il sourit puis recula, laissant la porte se refermer.

Dans l’ascenseur, en descendant, elle retrouva la strophe qui lui trottait dans la tête et comprit que celle-ci ne la quitterait pas de la journée, et pourtant c’était un poème auquel elle n’avait pas pensé depuis des années. Seule dans l’ascenseur, elle se le récita à voix haute et fut effrayée par le son de sa voix ; quelquefois ça marchait. « Ou comme un escalier menant vers la mer, où sont acheminés les aveugles. » Elle était finalement contente de ne pas avoir récité ce vers à Loomis.

 

En quittant la maison de sa tante et de son oncle, Sam contempla, comme à chaque fois, la vue qui s’étendait jusqu’à l’autre extrémité de la ville, là où la route, faisant un brusque crochet à droite, enjambait le pont, en direction du cimetière. Les cailloux rouges et plats crissaient sous ses pneus et tintaient parfois contre le dessous de la voiture ; il se souvint qu’ils étaient terriblement chauds sous les pieds nus, au soleil, et très frais à l’ombre, et que le passage de l’un à l’autre était une sensation délicieuse.

« Pourquoi est-ce que tu joues dans ta chambre ? demanda-t-il à Davy. Moi, je passais mes journées dehors, à courir pieds nus. »

Davy, d’abord excité par le retour de Sam, mais maintenant un peu grincheux, regarda par la fenêtre et haussa les épaules : « Il n’y a rien à faire ici », dit-il.

Sam n’avait pas encore réussi à lui dire qu’il envisageait de le laisser ici un peu plus longtemps. Peut-être y arriverait-il au cimetière, ou à un moment donné de la soirée. Il avait pensé rentrer immédiatement à Wichita après avoir vu Davy, mais Harriet avait insisté pour qu’il passe la nuit chez eux. Il voyait bien qu’elle était ennuyée, peut-être inquiète à l’idée qu’il envisage de laisser son fils ici plus souvent et plus longtemps, suivant en cela les traces de sa mère.

Davy lui avait montré sa chambre, mais pour Sam c’était toujours celle de sa grand-mère, et la vue de tous les jouets de Davy l’avait irrité, ces petits bonshommes Fisher-Price et leurs maisons en plastique, éparpillés partout sur le sol, à l’image d’une ville tentaculaire. Puis ils s’étaient rendus dans l’atelier de Gerald, autrefois un hangar abritant le tracteur, pour admirer la petite bibliothèque réalisée par Davy sous la tutelle de son oncle.

« Il faudra passer une deuxième couche de vernis, avait dit celui-ci, occupé à gratter la peinture ancienne sur un buffet qu’ils avaient acheté la veille à une vente aux enchères. Tu pourrais l’emporter avec toi et la terminer à la maison. »

Gerald avait alors regardé Sam d’un air lourd de sous-entendus et celui-ci s’était demandé comment Harriet avait réussi à le mettre si vite au courant. À moins que Gerald n’ait tout simplement deviné quelque chose à son comportement.

Davy et lui roulaient maintenant dans l’unique rue commerçante qui constituait le centre de Malden, et Sam, lâchant le pied de l’accélérateur, laissa la voiture avancer au ralenti. Les magasins ressemblaient au souvenir qu’il en avait gardé mais la plupart avaient aujourd’hui l’air fermé, sauf l’agence immobilière qui s’élevait au coin, sur l’emplacement de l’ancien drugstore Rexall où ses cousins et lui achetaient des cocas à la cerise dans des gobelets blancs et trempaient l’extrémité de leurs pailles dans le liquide sirupeux avant de les envoyer au plafond où elles restaient collées parfois tout l’été. Dans la vitrine était affichée l’annonce de la vente aux enchères Ridgley où Gerald et Harriet avaient fait leurs achats, ainsi qu’une demi-douzaine d’autres. Personne n’habitait plus les maisons de la petite ville qui se vidait ; il n’y avait plus les ribambelles d’enfants de l’été, avec lesquels Davy aurait pu courir, pieds nus, comme autrefois son père.

À l’angle opposé de la rue s’élevait l’immeuble abandonné de la compagnie du téléphone, probablement le seul bâtiment à trois étages existant à soixante kilomètres à la ronde. Il avait été abandonné lorsque Sam lui-même était enfant, à l’époque où le standard de la ville avait cédé le pas à l’automatique, et, à sa connaissance était resté depuis inoccupé. Du temps de sa grand-mère, il n’y avait pas le téléphone à la maison car elle n’en avait pas éprouvé le besoin et ce n’est qu’après sa mort que Gerald et Harriet avaient finalement décidé de le faire installer. Attenante à la compagnie du téléphone s’élevait la poste, qui avait l’air également abandonné, mais Sam se souvenait de l’intérieur, sombre et froid, haut de plafond, avec un plancher flexible en bois, et des rangées de petites boîtes, vitrées sur le devant et numérotées, et des minuscules cadrans avec leurs aiguilles en forme de flèche. Sa grand-mère l’envoyait parfois chercher le courrier en lui confiant son code. Il se rappela brusquement, avec force, l’odeur de l’endroit, une odeur de métal et de bois humide.

Quelque part, dans cette rue, avait existé un grand café abritant une salle de jeux, avec les effluves sucrés et exotiques de la bière qui se répandaient par la porte grillagée lorsqu’il passait devant avec ses cousins, le bruit des rires et des discussions échauffées que l’on n’entendait nulle part ailleurs dans la ville, et, dans le fond de la salle, des silhouettes d’hommes avec de longs bâtons dans leurs mains faisant cercle autour de très grandes tables, à peine visibles derrière la vitrine couverte de poussière, avec ses enseignes lumineuses au néon vantant la bière et ses affiches de rodéos et de chanteurs country. Mais il n’existait plus rien de semblable aujourd’hui, et il n’aurait même pas su dire où était située cette salle, à l’époque.

Arrivé à l’angle, Sam réaccéléra, laissant la ville morte derrière lui. Un peu plus loin, devant eux, s’étendait la rivière où il avait vu le serpent avec Don. Mais lorsqu’il fut plus près, il découvrit que le pont à une seule voie était bloqué par un tas de pierres d’environ un mètre cinquante de haut et un panneau indiquant : DANGER. DÉFENSE DE S’APPROCHER.

« Je crois qu’il va falloir que nous marchions à partir d’ici, dit-il à Davy. C’est ça ou reprendre la voiture jusqu’à la nouvelle autoroute. »

Ayant laissé la voiture à l’ombre, ils firent le tour du tas de pierres jusqu’aux planches de bois peint qui constituaient autrefois la voie d’accès principale de la ville. Sam tenait fermement Davy par la main ; il avait oublié que le vieux pont était aussi effrayant et s’aperçut trop tard que le panneau de signalisation s’adressait sans doute également aux piétons. La double rangée de planches, semblable à une voie ferrée, reposait sur des poutrelles espacées de trente centimètres environ, sur toute la longueur du pont, de telle sorte que celui qui empruntait cette voie avait l’impression, la plupart du temps, de marcher dans le vide, suspendu au-dessus de l’eau brune où jouait le soleil.

« J’aurais bien voulu lancer quelque chose, mais je n’ai rien, dit Davy.

— C’est ici que nous pêchions, mes cousins et moi, lui dit Sam. Lorsque le soleil était au bon endroit, l’eau devenait transparente et on apercevait les poissons dans les bas-fonds, près de la rive. On leur lançait des pierres mais on ne réussissait pas à les toucher, bien sûr. Ils ne sont pas tout à fait à l’endroit où on croit qu’ils sont, sous l’eau. » Il réfléchit un instant et fut tenté de dire à son fils que c’était ainsi que tout se passait, lorsqu’on devenait un adulte.

Davy s’avança au bord du pont, et, posant une main sur la rambarde de métal rouillé, il se pencha suffisamment en avant pour avoir une vue plongeante. Le cœur de Sam se mit à battre plus fort et il saisit l’enfant par le poignet. « Fais attention, dit-il. C’est très haut.

— Est-ce que je pourrais me tuer ? »

Sam secoua la tête et sourit avec difficulté. « Je ne crois pas, dit-il. Sûrement pas si tu sais nager.

— Je ne sais pas si je sais nager. »

Sam réalisa qu’il ne le savait pas plus que lui. Quand aurait-il donc appris ? Il pensa à ce que lui avait dit Harriet en chuchotant lorsque Davy était monté dans sa chambre : « C’est, au fond, malgré tout, un petit garçon heureux, Sammy. Ne lui rends pas la vie triste, comme l’a fait ta mère avec toi. » Il avait eu le sentiment qu’elle lui confiait un secret sur sa mère et lui, quelque chose qu’elle n’avait jamais eu l’intention de lui révéler, mais qu’elle le faisait pour protéger l’enfant.

Appuyant son front contre la rambarde, il plongea son regard dans l’eau, à côté de Davy, en imaginant un instant deux autres garçons, un peu plus âgés, un serpent, un cercle de lumière aveuglante. Le soleil commençait à chauffer les poutrelles du pont, et l’eau sombre qui bougeait mollement au-dessous d’eux paraissait fraîche et tentante. Il se rappela cette anecdote de la Guerre Civile qu’il avait lue au lycée, au sujet d’un soldat qui avait été pendu sur un pont comme celui-ci, mais qui était tombé, on ne sait comment, dans l’eau et s’était évadé à la nage. Puis il se rappela que le soldat avait simplement rêvé cette évasion, juste avant de mourir.

« Allons-y, dit-il. Il commence à faire chaud. »

Le cimetière n’était qu’à cent mètres de l’extrémité du pont, et pourtant dans son souvenir, celui-ci était beaucoup plus loin, de même que la ville était plus grande, et la rivière plus large. Il songea qu’il y avait eu une ferme entre le pont et le cimetière mais il n’en voyait pas trace aujourd’hui, en dehors d’une étendue d’herbes hautes, devant les taillis, au bord de la route. En s’approchant plus près du cimetière, il vit qu’une tente avait été dressée, non loin du portail en fer forgé de l’entrée. Des chaises pliantes s’y trouvaient, mais il n’y avait personne en vue. Il hissa Davy au-dessus de la clôture basse en bois avant de l’enjamber à son tour, et ils avancèrent en zigzaguant entre les dalles de marbre, vers l’endroit où se trouvaient les tombes de la famille.

Ce dais lui rappelait non pas l’enterrement de Clare mais celui de sa grand-mère, à l’époque où il était au collège. Une cérémonie avait eu lieu à l’église qu’elle fréquentait, à Fredonia, puis une autre, plus modeste, ici, près de la tombe. À l’église, il y avait eu un duo presque comique, celui de deux sœurs corpulentes et à la voix perçante, moulées dans des robes noires, qui avaient chanté à pleins poumons Grand est le Seigneur, comme si c’était de la musique country. Des années plus tard, lorsqu’il avait évoqué en riant la scène devant Harriet, celle-ci lui avait expliqué que les deux sœurs étaient les vedettes d’une émission de radio locale que sa grand-mère écoutait le dimanche matin.

Il n’arrivait pas à se rappeler exactement les paroles du chant, et pourtant il avait l’impression de l’avoir entendu à chaque enterrement auquel il avait assisté, sauf à celui de Clare. « Ô, mon Maître, mon Dieu, quand je suis rempli d’étonnement et de crainte... » C’est ainsi que cela commençait, Sam ne se rappelait pas le mot suivant, mais seulement qu’il était question, par la suite, de la vue des étoiles et du tonnerre qui gronde. Pour lui, ces paroles n’avaient pas davantage de sens aujourd’hui qu’autrefois, mais il comprenait la force d’attraction du refrain victorieux : « Alors mon âme chante »... qui faisait que les gens aimaient à l’entendre aux enterrements.

Pendant quelques secondes, il se sentit désorienté, ne se rappelant pas comment il en était venu à évoquer ces souvenirs. Il lui parut incroyablement étrange de ne pas être en train d’assister à l’enterrement de sa grand-mère mais de marcher en compagnie de son propre fils vers les tombes de sa femme et de sa fille, comme si toute sa vie d’adulte n’était rien d’autre qu’une histoire qu’il avait lue, un rêve dont il se souvenait vaguement, comme s’il pouvait brusquement se réveiller, émerger d’une de ces songeries maussades propres aux adolescents, et se retrouver dans le cimetière d’Independence, à côté de sa mère devant la tombe de son père, piaffant d’impatience, n’ayant qu’une envie, celle de quitter cet endroit pour retourner à la ville, et c’était précisément ce qu’il ressentait en cet instant même, incapable d’écarter une inquiétude bizarre à l’idée de manquer une soirée de guet, dans l’ombre obscure de Century II. Il serra plus fort la main de Davy.

« Les voilà », dit Davy, comme si les personnes qu’ils avaient attendues étaient arrivées en retard.

Baissant les yeux, il vit à ses pieds la tombe de Clare et s’aperçut qu’il respirait avec difficulté, submergé par la culpabilité. Il chercha en lui pour faire contrepoids la colère ancienne, l’apitoiement d’autrefois sur soi mais ne les trouvait plus.

« Papa, demanda Davy, tu pleures ? »

La voix du garçonnet exprimait à la fois la détresse et le reproche. Sam le regarda avec étonnement, se demandant ce qui avait bien pu l’amener à poser cette question, mais lorsqu’il porta une main à sa joue, il découvrit que celle-ci était humide.

« C’est le rhume des foins », dit-il, déconcerté, en se frottant les yeux pour les sécher. Il sentait le regard de Davy qui l’observait avec inquiétude tandis qu’il clignait des yeux et regardait la tombe en se mordant la lèvre. À sa grande consternation, d’autres larmes lui montèrent aux yeux. La dalle de marbre devint une masse grise et floue. Il pensa à Clare gisant au-dessous, à quelques mètres de lui, pour toujours.

Pourquoi m’as-tu abandonné ? lui demanda-t-il tout bas. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu partais ?

Les larmes jaillirent alors, avant qu’il ait pu les retenir.

 

Loomis était descendu dans le laboratoire médicolégal pour relire les rapports et se remettre en mémoire les détails de chaque meurtre avant de tenter une nouvelle fois de déstabiliser Banks.

Celui-ci était têtu, mais sur le point de craquer ; Loomis le sentait. Il suffisait de lui donner le coup de pouce, l’impulsion nécessaires. Il avait commencé par parler des meurtres de cette manière allusive à laquelle ils recouraient parfois, utilisant le prénom des victimes, évoquant avec des sous-entendus ce qu’ils savaient, faisant comprendre qu’ils étaient peut-être prêts à négocier. Sauf qu’il n’y aurait pas de négociations cette fois-ci. Kirby n’obtiendrait qu’une seule chose, et c’est ce qu’il désirait secrètement, la possibilité de raconter enfin son histoire, de dévoiler le personnage plus fort et plus intéressant qui se cachait derrière l’homme insignifiant et poli. « Marty n’a peut-être pas pris l’autobus », avait-il dit, à un moment donné. « Quelqu’un lui a peut-être proposé de monter dans sa voiture. » Et lorsqu’il avait abordé la tactique utilisée pour Mosteller, l’homme du Century II qui avait demandé à quelqu’un de l’aider à déplacer quelque chose, Kirby avait dit : Cela s’est peut-être passé de la même façon avec Terry, là-bas, à la bibliothèque. Le même genre de choses.

Le seul point délicat, c’était Courter. À chaque fois qu’ils évoquaient son cas, Banks secouait la tête avec colère, refusait de parler, ou répétait catégoriquement qu’il n’avait rien à voir avec elle, ne l’avait jamais vue. Ou bien il disait la vérité à son sujet et s’indignait par conséquent d’être accusé à tort, même si son emportement soulignait l’absence de ce type de réaction en ce qui concernait les autres victimes. Ou bien, à l’inverse, il n’avait tuée qu’elle, et cela lui était donc égal de parler des autres. Ou bien encore, il les avait peut-être toutes étranglées mais cette victime le dérangeait davantage, comme elle avait dérangé davantage la police, sa barbarie s’étant, cette fois-là, déchaînée. Dans le cas Courter, peut-être son autre moi lui avait-il échappé, avec plus de violence que les autres fois, et il refusait de l’admettre, même en son for intérieur.

Mais si Banks s’obstinait à nier le meurtre de Courter, même lorsqu’il finirait par avouer les autres, se poserait alors le problème des fleurs. Car Munoz, l’une des deux victimes à propos desquelles ils espéraient le coincer, s’inscrivait dans l’ordre chronologique, cinq fleurs au lieu des quatre qu’elle aurait dû avoir si l’on excluait Courter. Kirby n’était pas du genre à endosser le travail d’un imitateur. En fait, personne n’avait même encore évoqué les fleurs ; ils voulaient que ce soit Banks qui en parle le premier.

« Vous ne trouverez aucun élément nouveau là-dedans », dit Kreider. Debout devant l’une des tables de travail métalliques, il était occupé à verser d’infimes quantités d’une substance chimique dans une série d’éprouvettes tout en observant les résultats par-dessus ses lunettes, posées sur l’extrémité du nez.

« Ça n’est jamais inutile de vérifier encore une fois », répondit-il distraitement.

En fait, il n’avait pas relu depuis longtemps ces rapports, avec les listes détaillées des objets retrouvés et de leurs emplacements. Il avait fini par penser qu’il les connaissait par cœur ou peut-être qu’il n’avait pas besoin de les relire puisqu’il avait la possibilité d’examiner les objets eux-mêmes.

Il s’efforçait maintenant de tout oublier et d’avoir un regard neuf, d’analyser la répétition des procédés employés — et la rupture — comme si c’était la première fois. Dans chaque cas, les fleurs n’étaient pas celles qui poussaient dans le coin où avait été retrouvé le corps, et avaient été apportées là, visiblement, par le meurtrier, sauf dans le cas Courter où ils avaient trouvé des fleurs des champs ayant peut-être été cueillies à proximité, sur l’impulsion du moment. Il feuilleta les rapports l’un après l’autre : Madsen, un œillet blanc, placé à un mètre soixante du corps, Mosteller, deux tulipes jaunes à tiges courtes, posées sur une pierre, à une douzaine de mètres de l’endroit où avait été retrouvé le corps ; Fillmore, trois roses rouges à longues tiges, disposées sur le rebord d’un fossé, également près de l’endroit où avait été retrouvé le corps ; Courter, quatre fleurs des champs rouges et tubulées — Lobelia cardinalis avait noté l’auteur du rapport — posées sur le sol, aux pieds du corps, pendu à une grosse branche d’arbre ; Munoz, quatre lis jaunes, au bord d’un petit caniveau, à vingt mètres environ de l’endroit où avait été retrouvé le corps.

Il se rappela avoir remarqué auparavant l’augmentation progressive de la distance entre les fleurs et les corps, sauf dans le cas Courter, mais n’en avait tiré aucune conclusion. Il calcula alors dans sa tête le changement relatif de distance, s’efforçant d’y déceler une constante, une signification. S’attardant un instant sur le rapport final, il nota quelque chose qu’il n’avait pas vu jusqu’à présent et leva les yeux vers Kreider.

« Il y a une erreur ici, lui dit-il.

— Je ne pense pas », répliqua Kreider qui s’approcha néanmoins tout en réajustant ses lunettes. Il prit la feuille que lui tendait Loomis et la regarda attentivement.

« Là, dit Loomis en lui montrant du doigt. Il est écrit “quatre lis jaunes”. Il y en avait cinq.

— Ah vraiment ? dit Kreider, les lèvres pincées. C’est vous qui avez fait l’expertise ?

— Non, mais j’ai vu les fleurs... » Il s’interrompit, troublé par l’attitude de Kreider et se rappela alors ce qui s’était passé. Les pétales, aplatis dans la boue, étaient brisés. Raines lui avait alors fait remarquer qu’ils auraient très bien pu ne pas les trouver s’ils n’avaient pas su ce qu’ils cherchaient. Il ne les avait pas comptés ; il s’était contenté de poser la question à Raines, en réalité, ce n’était même pas une question mais quelque chose comme : « Cinq fleurs, c’est bien ça ? » et Raines avait acquiescé. Les avait-il comptées ? Aurait-il même été possible de les compter, dans l’état où elles étaient, brisées et mélangées les unes aux autres ?

« Où sont-ils ? » demanda-t-il.

Kreider quitta la pièce et revint avec une enveloppe transparente de papier paraffiné. Il l’ouvrit avec précaution, pendant que Loomis tournait autour de lui, et utilisa des pinces pour en extraire les fragments de pétales qu’il disposa sur une table lumineuse.

« Quatre tiges, comme vous pouvez voir, dit Kreider. Et le nombre exact de pétales correspondants lorsque vous les replacez tels qu’ils étaient. Il n’y a rien d’autre. C’est donc bien quatre lis, comme l’indique le rapport.

— On en a vu cinq, là-bas, sur le lieu du crime, Raines et moi », dit Loomis. Il ne contestait pas la parole de Kreider.

« Vous avez sans doute vu ce que vous vous attendiez à voir, lui dit celui-ci, en replaçant les pétales de lis dans l’enveloppe. Voilà pourquoi nous avons des laboratoires d’expertises. »