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Même au cours de la belle saison, des événements dramatiques pouvaient troubler toute la population de la province. Fernand Dupire tenait une copie de La Patrie dans ses mains.

— C’est un horrible gâchis.

Au milieu de la soirée, Jeanne se tenait bien droite dans le salon, sa coiffe blanche amidonnée sur la tête. Le vieux notaire et sa femme avaient déjà regagné leur chambre respective à l’étage; Eugénie préférait la solitude de son petit salon à la compagnie de son époux. Tout de même, l’un ou l’autre des membres de la maisonnée pouvait surgir à l’improviste.

— J’ai eu les larmes aux yeux toute la journée. Un garçon de vingt ans à peine.

— Les conscrits n’ont jamais plus de vingt-trois ans.

La précision n’enlevait rien au drame. Un insoumis de Vaudreuil, serré de trop près par des agents de la police militaire, était mort en cherchant à leur échapper. La plupart des journaux évoquaient un suicide, ce qui lui vaudrait la damnation éternelle. Les autorités militaires parlaient plutôt d’un triste accident. Tous s’entendaient sur un fait: le garçon s’était jeté dans une rivière afin de distancer ses poursuivants. Emporté par le courant, l’infortuné avait coulé bien vite.

— Cela aurait pu arriver à l’un de mes frères, insistait la domestique.

— Tout au plus, le fuyard risquait quelques mois de prison. Je ne comprends pas son geste.

— Ils l’auraient envoyé au front.

Cette menace devait l’effrayer plus que le cachot, au point de le pousser au désespoir. Fernand imaginait mal comment il aurait réagi, à la place de ces jeunes gens. Marié, très vite père de famille, la perspective de l’enrôlement lui paraissait si peu concrète.

— Je ne pense pas que je fermerai l’œil, cette nuit, précisa la jeune femme.

— Moi non plus, mentit le gros homme. Venez me rejoindre. Nous chercherons des sujets de conversation moins déprimants.

* * *

La Chevrolet embaumait toujours son parfum très particulier, si capiteux pour tous les hommes : celui du « char » neuf. Il se composait d’effluves variés, dont celui de l’essence, de la graisse de machine et, peut-être, de la peinture fraîche.

— C’est le cuir, conclut Armand Lavergne.

— Pardon?

— L’odeur. Un nouveau canapé a la même. Cela vient du cuir.

Édouard voulut protester, clamer que sa Chevrolet sentait la modernité et la liberté caractéristiques du siècle nouveau. Cette poésie échappait à son compagnon.

Stationnés dans une allée ombragée des plaines d’Abraham, les deux hommes partageaient une petite bouteille de cognac. Plus tôt dans la journée, en revenant de dîner dans un restaurant de la rue de la Couronne, Édouard l’avait achetée à un chauffeur de taxi.

Un choc contre la carrosserie le fit sursauter. Il se retourna pour invectiver le malotru, reconnut un officier de police coiffé d’un casque colonial blanc. Il avait frappé légèrement sur le toit de l’automobile avec sa matraque pour avertir de sa présence.

— Vous ne songez pas à faire des cochonneries entre hommes, sur la voie publique?

Les plaines d’Abraham souffraient déjà d’une réputation sulfureuse à ce sujet. Le conducteur clama en montrant le sac de papier brun dont seul dépassait un goulot :

— Nous caressons plutôt ceci.

— … C’est illégal, prononça l’agent de la paix penché à la fenêtre de la voiture.

Sa grosse moustache lui donnait l’air débonnaire d’un policier de caricature, comme ceux des hilarantes comédies américaines. Édouard s’enhardit au point d’offrir, en lui tendant la bouteille :

— En voulez-vous?

— Vous aggravez votre cas.

Il saisit tout de même l’offrande, avala une longue lampée.

— Allez commettre vos crimes un peu plus loin.

L’automobiliste attendit un moment, comprit que la bouteille ne lui reviendrait pas. Le démarreur électrique répéta encore sa magie, le moteur commença à ronronner avec des à-coups.

— Le salaud doit se monter une jolie réserve, commenta Lavergne un peu plus tard, et revendre ses surplus pour arrondir ses fins de mois.

— Nous ne l’aiderons pas, il en restait trois gouttes.

Il s’engagea dans la Grande Allée, prit la direction de la ville.

— Veux-tu vraiment te rendre là-bas? continua-t-il.

Il parlait de Vaudreuil. Le drame survenu la veille, dont tous les journaux faisaient leur première page, les préoccupait aussi.

— Si les parents veulent poursuivre l’armée, je plaiderai gratuitement.

— Tu as un joli sens de la publicité. Le gars s’est suicidé, il ne subsiste aucun motif de poursuite. Mais cela redorera ton auréole, après les émeutes.

Le rôle de l’avocat, lors des événements sanglants de Pâques, n’avait pas suscité que des éloges.

— Le gouvernement l’a poussé au désespoir avec sa politique inhumaine. C’est criminel.

Son compagnon ricana avant de déclarer :

— Je reconnais là ton sens de la formule, ce sera repris dans les journaux. Les pauvres types qui se cachent dans les bois recourront en grand nombre à tes services au lieu de se jeter à l’eau, si on leur met la main dessus. Leurs honoraires princiers te permettront de vivre comme un pacha au Château pendant quelques années encore. Les agriculteurs vendent maintenant le bacon à son pesant d’or, ils paieront pour tirer leur rejeton du pétrin.

Bien que rigoureusement exacte, vu la bonne publicité que lui ferait une intervention dans cette affaire, l’analyse irrita l’avocat. Il commenta :

— Ta promotion te rend cynique. Je te préférais chef de rayon.

La Chevrolet atteignit bientôt les parages du grand hôtel. Édouard s’arrêta devant la porte.

— Tu me feras signe au moment de ton retour de Vaudreuil. Nous verrons si nous pouvons encore vider une demi-pinte d’alcool dans un endroit discret sans attirer un policier opportuniste.

— Ce sera avec plaisir… si ton père daigne enfin sortir de ton corps. En vieillissant, tu deviens son double.

Cela ressemblait à un adieu, la fin d’un long compagnonnage. Le jeune homme ne s’en formalisa pas vraiment. Lavergne avait trop besoin d’un auditoire pour le bouder très longtemps.

* * *

Pendant presque tout un mois, Armand Lavergne demeura silencieux, tellement les railleries de son jeune ami avaient atteint leur cible. Puis, lors de la soirée du 5 août, la sonnerie du téléphone résonna dans le domicile des Picard, rue Scott. Thomas se trouvait dans son bureau avec sa femme. Cette pièce devenait leur refuge, afin de laisser un peu d’intimité au jeune couple habitant sous leur toit. Il prit l’appel, traversa le couloir afin de dire à son fils :

— L’excité de Montmagny veut te parler.

— Tu le sais bien, il n’est plus député de ce comté. Il a laissé son poste l’an dernier afin de favoriser l’élection des libéraux.

— Il craignait d’être battu. Et il demeure encore un excité. Utilise l’appareil de la cuisine, sinon je risque de me mêler à votre conversation.

Édouard quitta son fauteuil en murmurant à l’intention de son épouse :

— Excuse-moi, j’en ai pour un instant.

— Je ne bougerai pas d’ici, répondit Évelyne sans lever les yeux de son magazine.

L’ironie marquait son propos. À force de mines renfrognées et de remarques acides, elle avait obtenu que son époux passe de plus nombreuses soirées à la maison. Maintenant, elle se demandait si ce changement était vraiment bénéfique.

Quand le jeune homme dit « Allô » dans le cornet de bakélite, une voix enjouée lui parvint à l’autre bout du fil.

— Chanceux, je t’offre l’occasion d’assister à un grand moment historique. Les événements se précipitent de tous les côtés. As-tu entendu parler des émeutes, à Toronto?

Un bruit sec interrompit leur conversation pendant un instant. Thomas venait de raccrocher l’appareil dans son bureau.

— Pas question que je me rende à Toronto, protesta Édouard.

— Je me fous de Toronto. Nous sommes en train d’écrire l’histoire ici, dans la province. À Montmagny, très précisément.

— Encore une fois? Mille fois au moins, tu m’as offert d’assister à de grands événements et rien n’a changé pour les Canadiens français, si ce n’est pour le pire.

— Cela t’intéresse, ou pas?

Édouard cherchait encore l’occasion de faire une longue balade avec sa nouvelle voiture. Passer de la Haute-Ville à la Basse-Ville, et vice versa, représentait un bien petit défi pour lui. À cause de ses nouvelles responsabilités au magasin, il ne prendrait aucunes vacances en 1918. Une journée d’évasion ne serait pas si désagréable.

— Tu as bien dit Montmagny?

— Nous pousserons jusqu’à Saint-Paul.

— Je le regretterai sans doute, mais je t’accompagnerai.

— Je serai sur le trottoir, en face du Château, à neuf heures du matin.

Quelques minutes plus tard, Édouard passait la tête dans l’embrasure de la porte pour demander :

— Papa, pourrais-tu me remplacer demain, au magasin?

— Où cet idiot veut-il t’entraîner?

— Montmagny.

Thomas secoua la tête. Une tasse de thé fumait sur le guéridon, près de lui. Pour lui rendre le deuil du verre de cognac quotidien moins difficile, Élisabeth consentait à se passer de son verre de sherry habituel.

— Tu n’as jamais songé à créer une compagnie de taxi? Juste avec Lavergne, tu pourrais faire un joli revenu. Tu lui fais payer l’essence, au moins?

— Cela veut dire oui?

La tension dans la voix du garçon amena Élisabeth à se mêler de la conversation :

— Ton père aime te taquiner, mais il comprend combien ces journées d’évasion te permettent de te reposer. Je suis certaine qu’il sera heureux de passer toute une journée au magasin.

Son époux lui adressa un sourire de connivence, puis il murmura :

— Tu as entendu, je serai heureux de me retrouver au travail, de sortir de ma retraite précoce. De ton côté, amuse-toi bien sur les routes poussiéreuses.

Le garçon laissa tomber un « Merci maman, merci papa » en tournant les talons. Son ton rappelait l’adolescent séduit par le mouvement nationaliste, dix ans plus tôt.

* * *

La Chevrolet se comportait très bien sur les routes de la campagne québécoise. Elle ne comptait que deux sièges. Pour Édouard, cet achat constituait une négation de sa réalité familiale. Si Évelyne acceptait de tenir Junior sur ses genoux, cela pouvait encore aller. Dès le prochain enfant, ce ne serait plus possible. Le véhicule ne servirait plus qu’à des escapades solitaires, ou alors à deux.

— Le petit notaire responsable de l’enregistrement, à Saint-Paul, a donné les noms des jeunes qui sont entrés dans l’hôtel de ville pour lui voler les fiches. D’autres ont fait de même dans diverses localités de la province. Maintenant, la police fédérale procède à des arrestations.

L’ancien député évoquait la Gendarmerie royale.

— Cela doit vouloir dire des dizaines de personnes, en différents endroits, commenta le chauffeur.

— Un type du gouvernement me donne des informations. Il parle d’une quarantaine d’individus dans le comté de Montmagny seulement. Il y en a certainement autant en Beauce et dans Lotbinière.

Ces quelques informateurs dispersés dans diverses officines de l’administration publique permettaient à l’avocat de connaître les nouvelles un peu plus tôt que les journaux. Le plus souvent, il s’agissait de camarades du collège ou de l’Université Laval, toujours sensibles aux idéaux du mouvement nationaliste.

La vitre baissée, le bras appuyé sur le bord de la fenêtre, Édouard offrait l’allure d’un vacancier. Des gamins, attirés par le bruit du moteur, venaient près de la route afin de le voir passer. Les voitures ne se trouvaient pas si abondantes, plusieurs jours pouvaient s’écouler sans en apercevoir une. Les enfants les moins timides faisaient de grands signes de la main, le jeune homme les rendait de bon cœur.

Les jours de pluie, de profondes ornières rendaient les routes à peu près impraticables. Au début d’un mois d’août plutôt sec, la poussière devenait un problème. La Chevrolet soulevait derrière elle un nuage d’un brun jaune qui mettait plusieurs minutes à retomber sur le sol. Pire, une pellicule couvrait le pare-brise plat, les essuie-glaces arrivaient avec peine à dégager à peu près deux demi-cercles propres sur la vitre.

Bientôt, le conducteur dut courber le dos, chercher des espaces à peu près nets afin de continuer à voir devant lui. À la fin, il pesta :

— Je vais m’arrêter à la prochaine ferme pour débarbouiller cela.

— Nous serons bientôt à Montmagny.

— Si je me retrouve dans le fossé, nous ne serons jamais à Montmagny!

L’argument convainquit Lavergne. Un moment plus tard, le conducteur s’engagea dans l’allée longeant une maison construite de planches verticales rendues grises par les intempéries. Le son du moteur attira sur le perron une femme entre deux âges et une demi-douzaine d’enfants, le plus vieux âgé de neuf ans peut-être, le dernier à la mamelle. Les plus grands devaient avoir été recrutés pour les travaux des champs.

Édouard descendit du véhicule avant de demander :

— Pourrais-je avoir de l’eau pour décrasser le pare-brise?

— Le puits se trouve là, montra la mère en tendant la main vers l’étable. Georges va vous donner un coup de main.

Le plus âgé des enfants se mit en route vers la margelle de planches, suivi du reste de la ribambelle. Édouard lui emboîta le pas en évitant les bouses de vache encombrant la cour. Le garçon laissa tomber le seau de bois attaché à une corde dans l’ouverture ronde. La chute se termina dans un «plouf» sonore. Un moment plus tard, il commença à tourner la manivelle.

— Je vais m’en occuper. Passe-moi l’autre seau, là-bas.

La corde s’enroulait sur une pièce de bois horizontale. Édouard attrapa le seau au moment où il atteignait le niveau de la margelle, en versa le contenu dans celui que tenait le garçon. Toujours suivis des plus jeunes, ils revinrent vers la voiture. Lavergne était descendu aussi. Il s’étirait afin de faire passer les courbatures causées par le long trajet.

— Il y a un torchon dans le coffre. Tu me le passes?

L’autre obtempéra, revint en tenant une pièce de tissu graisseuse entre le pouce et l’index, une mine de dégoût sur le visage. Édouard la lui prit des mains en disant :

— Fais une prière pour nous éviter une crevaison, car tu ferais la réparation.

— Tu n’es pas sérieux.

— Ce serait un bon moyen de payer ton passage. Papa a évoqué l’idée de te faire payer l’essence, mais il me semble qu’une contribution plus… personnelle serait de mise.

— Je paierai l’essence.

En souriant, le conducteur trempa la pièce de tissu dans l’eau, puis débarbouilla le rectangle de verre renforcé du pare-brise. Le garçon se pencha au-dessus de la portière pour examiner l’intérieur de la voiture.

— Tu ne dois pas voir souvent des véhicules de ce genre.

Georges releva la tête pour dire :

— Comme cela, rouge en plus, pas tellement souvent. Mais ce matin j’ai vu quatre machines, bien plus grosses que la vôtre, remplies de personnes en uniforme.

— As-tu entendu? demanda Édouard à l’intention de Lavergne.

— Oui… Sans doute des policiers. Ils peuvent se rendre à Montmagny en train, mais pour parcourir les rangs, cueillir leurs clients, il faut des automobiles. Le contingent doit venir de Québec.

Quand le pare-brise fut à peu près transparent, l’automobiliste donna une pièce de cinq cents au garçon, puis reprit le volant. Trente minutes plus tard, il trouvait le village de Montmagny en proie à une grande effervescence. Des personnes de tous les âges allaient et venaient dans les rues, formaient de petits groupes pour se disperser très vite ensuite. Comme lors de leur dernière visite en ces lieux, quelqu’un reconnut Lavergne, alerta ses connaissances. Un cultivateur marcha rapidement vers la voiture rouge stationnée près de l’hôtel de ville et se pencha, afin de dire par la glace baissée du passager :

— Maître, ils ont arrêté mon garçon. Vous allez le défendre, n’est-ce pas?

— Je ne sais…

— J’ai de l’argent pour vous payer.

Ces mots agissaient comme un sésame sur tous les avocats. Le disciple de Thémis se fit immédiatement plus attentif.

— Quel est le motif de l’arrestation?

— Il a brûlé les fiches, à Saint-Paul.

— Où se trouve-t-il, maintenant?

— En prison.

Lavergne connaissait la série de cellules minuscules, au sous-sol du palais de justice situé de l’autre côté de la rue. Les geôliers ne feraient aucun ennui à des hommes coupables d’un crime aussi respectable.

— J’irai le voir avant de rentrer à Québec, cet après-midi. Peut-être pourrai-je le faire sortir avec une simple promesse de comparaître. Où se trouvent les policiers fédéraux?

— Ils sont descendus à Saint-Paul en caravane.

— Alors, nous irons aussi.

— Je vais demeurer sur la place, en attendant votre retour. Vous me trouverez ici, sans faute.

Le paysan voulait dire : « Je m’attends à ce que vous y soyez, sans faute. » Édouard considéra la conclusion de la conversation comme un ordre de marche. Il engagea la première vitesse, chercha la route conduisant dans les hauteurs. Au moment de tourner vers la droite, il remarqua :

— Tu as vu toutes ces personnes à ne rien faire sur la place du village? C’est étrange, pour un mardi. En plein été, ces gens devraient être aux champs, ou à l’atelier.

— Chacun de ces badauds doit craindre pour un proche. Les insoumis se révèlent nombreux dans les parages, puis il y a des dizaines de jeunes gens susceptibles de se faire accuser d’avoir résisté à l’enregistrement. Tous les habitants de la région doivent connaître quelqu’un en querelle avec la loi.

— En tout cas, je me rends bien compte de ton sens des affaires. Ton opportunisme vaut celui des péripatéticiennes les plus déterminées. Je comprends maintenant comment tu peux te payer une suite au Château.

— Que veux-tu dire?

— Ne joue pas les innocents avec moi. Le 22 juin, je te soupçonnais d’encourager discrètement les manifestants qui ont brûlé les fiches. Aujourd’hui, tu accours afin d’offrir tes services aux personnes arrêtées. Je ne devrais pas te faire payer l’essence, mais plutôt réclamer la moitié de tes honoraires.

La remarque attira sur lui un regard assassin. Une heure plus tard, ils découvraient le village de Saint-Paul soumis, lui aussi, à une agitation fiévreuse. La cause de l’effervescence se trouvait bien visible en face de l’hôtel de ville : quatre grosses voitures de couleur kaki. Des dizaines de jeunes hommes tournaient autour, partagés entre la colère et la peur.

La tension monta encore quand des policiers sortirent du petit bâtiment municipal. Ils encadraient des hommes, des garçons plutôt, enchaînés deux par deux. Certains présentaient des visages ensanglantés, témoignant d’arrestations parfois brutales.

— Où les emmenez-vous? cria quelqu’un.

Chacun des policiers portait un revolver à la taille, l’étui ouvert. La situation pouvait dégénérer très vite.

— Tu devrais jouer au héros et te placer courageusement entre tes anciens électeurs et les forces de l’ordre. Il serait dommage de voir un autre innocent se faire descendre. Si tu attrapes une balle perdue, je témoignerai de ton abnégation au journaliste du Devoir qui viendra m’interroger.

— Les gens du Devoir ne veulent plus rien avoir en commun avec moi.

Sur la place, les invectives devenaient de plus en plus insultantes. Certains manifestants cherchaient des cailloux à lancer, les officiers gardaient la main droite sur la crosse de leur revolver. La foule entourait maintenant les voitures, résolue à empêcher les prisonniers d’y monter.

— Auréolé du titre de martyr de la cause nationaliste, Henri Bourassa lui-même rédigera ton hagiographie.

Édouard fit une pause, les yeux fixés sur son compagnon, puis il lança avec impatience :

— Vas-tu y aller, à la fin, et jouer ton rôle de trublion dans l’histoire canadienne-française?

Après une dernière hésitation, Lavergne quitta la voiture, s’engagea sur la place. Rendu à proximité des policiers, il clama de sa plus belle voix de plaideur :

— Où conduisez-vous ces hommes?

L’assurance, le vêtement bien coupé, la familiarité même du visage, car la photographie du politicien avait souvent orné les journaux, attirèrent l’attention des policiers. Un officier demanda :

— Qui êtes-vous?

— Armand Lavergne, avocat. Je vais représenter ces hommes. Où les emmenez-vous?

La tension baissa d’un cran parmi la foule. Dans le murmure de ces gens, le nom « Lavergne » revenait sans cesse, comme une incantation. Plutôt que de s’engager dans une émeute, ils se réjouissaient de l’arrivée d’un sauveur.

— Nous les conduisons à Montmagny. Quand nous les aurons tous, nous organiserons un transport vers Québec.

Le nouveau venu hocha la tête d’un air entendu, puis s’adressa aux prisonniers :

— Je vais suivre ces voitures pour m’assurer que rien ne vous arrive en chemin. Je parlerai à chacun d’entre vous tout à l’heure.

Ces paroles parurent rassurer tout le monde. La foule s’ouvrit devant les voitures. Les prisonniers prirent place sur les banquettes arrière. En conséquence, de part et d’autre des véhicules, un officier de police ferait le trajet jusqu’à Montmagny, debout sur le marchepied, cramponné à la toiture.

Au moment où Lavergne revint vers la Chevrolet, Édouard, goguenard, frappa ses mains l’une contre l’autre, dans un applaudissement pseudo-admiratif. Quand l’homme s’installa sur le siège du passager, il déclara :

— N’en doute pas, toutes les feuilles nationalistes diront un bon mot sur toi. Même L’Action catholique te recommandera pour une médaille du Vatican.

— Cesse de dire des sottises et ramène-nous à Montmagny.

Le démarreur électrique fit une nouvelle fois des merveilles.

* * *

Un peu après le souper, Thalie proposa à Françoise :

— Allons prendre l’air sur la terrasse Dufferin. Je soupçonne ces deux-là de vouloir se parler les yeux dans les yeux.

Elle parlait de Marie et de Paul Dubuc, revenu de sa retraite de Rivière-du-Loup afin de discuter des derniers événements avec ses collègues du Parti libéral. La grande fille quitta son fauteuil en disant :

— Nous serons de retour à dix heures. Il y aura certainement des musiciens près du Château. Après cette chaude journée, tout le monde voudra en profiter.

— … Je serai sans doute couchée à ce moment, répondit Marie. Nous travaillons demain matin et je me sens un peu fatiguée.

La même complicité liait le trio de femmes. Bien sûr, Marie serait couchée à dix heures, mais pas pour faire une réserve de sommeil pour les jours à venir. Son amant serait à ses côtés. Il s’esquiverait discrètement quand les jeunes filles se trouveraient dans leur chambre respective.

Après le départ des jeunes demoiselles, la marchande vint rejoindre son amoureux sur le canapé afin de se blottir contre lui. La fenêtre laissait entrer une brise agréable, après une journée trop chaude.

— Tu ne devais pas revenir aussi vite à Québec.

— Est-ce un reproche?

La main de l’homme voyageait sur son corsage, certain de la réponse.

— Bien sûr que non. Mais tout de même, puis-je savoir ce qui me vaut ce plaisir?

— Je vais te donner la primeur, car demain les journaux ne parleront que de cela. Le gouvernement fédéral a décidé de poursuivre les personnes qui ont entravé le processus d’enregistrement, à la fin de juin. Des policiers se répandent dans les campagnes.

— … Cela ne concerne pas le gouvernement provincial.

Les députés du gouvernement local se montraient très prompts à dire « Cela ne relève pas de nous » à des électeurs en colère, quand les questions du recrutement et de l’effort de guerre venaient dans les discussions. Tous les Québécois se transformaient en spécialistes du droit constitutionnel.

— Le regain de tension nous préoccupe beaucoup. Ce sera à nous de faire face aux désordres. En réalité, nous tenons à nous préparer à ceux-ci. Ottawa ne fait qu’envenimer les choses en envoyant la troupe. Tu as vu ce qui arrive à Toronto.

Les journaux du matin avaient annoncé que la capitale de la province voisine passait sous la loi martiale. Ce développement couronnait une succession d’émeutes très violentes. Les Canadiens français ne réalisaient pas toujours combien la conscription paraissait odieuse à certains de leurs concitoyens d’une autre origine. Puis la hausse des prix des biens de consommation et les cadences infernales dans les usines pesaient sur la population civile. Les travailleurs payaient le prix fort de ce conflit, tandis que les entrepreneurs accumulaient les profits.

— Craignez-vous la répétition d’événements de ce genre, ici?

— Effectuer des arrestations par dizaines ne calmera certainement pas les choses. Ils jettent de l’huile sur le feu.

Depuis quelques secondes, l’homme s’attaquait aux boutons de la blouse. Elle saisit les doigts dans les siens pour y poser les lèvres, puis demanda encore :

— Pour les arrestations, comment procèdent-ils? Je veux dire : ces policiers n’étaient pas là pour identifier les contestataires.

— Mais les registraires habitaient le plus souvent la localité. Imagine, si j’avais fait ce travail à Rivière-du-Loup, je serais en mesure de nommer tous les participants aux désordres, leurs parents et même leurs fiancées.

— En les dénonçant, ces hommes ne se feront pas des amis.

— Peut-être croient-ils en la justice?

De la part d’un avocat, la suggestion paraissait étrange. Marie se lassa de défendre ses seins des doigts curieux, alors qu’elle inclinait plutôt à rendre les caresses. Elle se leva en disant :

— Viens.

Dans la chambre, elle demanda en détachant le bouton tenant sa jupe en place :

— Crois-tu que des parents peuvent se trouver orphelins?

— … Je ne suis pas sûr de te suivre.

— Mathieu se trouve en Europe et, dans moins d’un mois, Thalie ira s’établir à Montréal pour de longues années. Je me sens exactement comme il y a vingt ans, après la mort de mes parents, au moment où je me trouvais seule dans la vie.

En sous-vêtements, un peu échevelée, elle paraissait particulièrement vulnérable. Il la prit dans ses bras, murmura à son oreille :

— Tu vois tes enfants grandir, tout comme moi. Mais tu n’es pas seule. Je suis toujours disposé à passer devant monsieur le curé pour le prouver à la face du monde.

Au lieu d’entendre un nouveau refus à sa demande en mariage, il choisit de la museler avec un baiser goulu.

* * *

Le soleil disparaissait tout juste derrière les édifices de la ville quand les jeunes filles arrivèrent sur la terrasse Dufferin. À l’ouest, le ciel prenait une teinte indigo, marquée de rose et d’orange à la ligne d’horizon. Elles marchaient bras dessus, bras dessous, comme deux sœurs plutôt dissemblables.

— L’air est encore doux malgré l’heure, remarqua Françoise.

— Heureusement, car nous ne sommes pas bien couvertes.

Les robes de cotonnade légère, les chapeaux de paille et les gants de dentelle suffisaient en cette belle soirée d’été. Elles se dirigèrent vers la haute balustrade de fonte longeant la surface de madriers, afin de contempler le fleuve, des centaines de pieds plus bas. Le port s’encombrait d’une multitude de navires marchands. Le vent venu du large plaquait les vêtements contre les jambes, découpait les silhouettes d’une façon un peu gênante. Elles pouffèrent de rire en se regardant, la main sur la tête pour retenir leur couvre-chef.

— Nous ferions mieux de nous approcher des musiciens, déclara Thalie.

— Nous attirerons un peu moins l’attention.

Un kiosque se dressait à peu de distance du Château Frontenac. Il abritait un petit restaurant et, à l’étage, huit musiciens drapés dans des uniformes chamarrés. Au moment où les jeunes femmes se postaient près d’un banc, ils entamèrent le God Save the King presque sans fausse note. Une fois ce tribut payé au maître de l’empire britannique, ils enchaînèrent avec les accords plus doux de Fauré.

— Mesdemoiselles, voulez-vous vous asseoir?

La voix venait du banc. Deux hommes leur adressaient un sourire avenant, certains de leurs charmes. Comme les jeunes gens âgés de vingt à vingt-trois ans se trouvaient conscrits, ceux-là en avaient vingt-quatre, tout au plus vingt-cinq, jugea Thalie.

— Nous pouvons demeurer debout, répondit-elle.

— Sans doute, mais cette musique s’écoute tout aussi bien confortablement assis.

Elle examina plus soigneusement son interlocuteur. Son costume témoignait d’une petite aisance, celle d’un commis dans une banque ou une grande maison d’affaires. Il se leva pour lui désigner le siège abandonné.

— À qui dois-je une pareille générosité?

— Antoine.

Le compagnon du bavard impénitent laissa aussi sa place en prononçant à l’intention de Françoise :

— Je me nomme Gérard.

Dans une situation de ce genre, une loi non écrite voulait que le moins timide des deux garçons chante la pomme à la moins timide des deux jeunes femmes. Les moins assurés ne perdaient pas nécessairement au change. Le garçon continua :

— Travaillez-vous à Québec?

Fille de députée élevée au couvent, Françoise s’étonnait encore que les jeunes gens la prennent spontanément pour une employée. Elle ne s’en formalisait plus guère.

— Je suis vendeuse chez ALFRED, comme mon amie.

— Je suis employé de la Banque de Montréal… comme mon ami.

Elle lui adressa un sourire reconnaissant en s’asseyant. L’homme se déplaça derrière le banc, avec son compagnon. Au gré des pièces de musique, ils échangèrent de menus propos, ces phrases sans importance, vite oubliées, destinées simplement à exprimer une vérité toute simple : « Vous me plaisez, vous savez. » Aux premières notes d’une valse, le plus audacieux des deux demanda en tendant la main :

— Acceptez-vous de danser avec moi?

— Ce n’est pas l’endroit, opposa Thalie.

Quelques couples lui prouvèrent le contraire tout de suite. Même si les prêtres pourfendaient souvent cette activité dangereuse, dans le contexte de la guerre, les jeunes gens prenaient de plus en plus de liberté avec la danse.

La surface d’épais madriers procurait une piste fort convenable. À la fin, la jeune fille accepta la main tendue, commença bientôt à tournoyer dans les bras de cet inconnu. Françoise jugea nécessaire de rougir un peu, d’hésiter un moment avant de faire la même chose.

Un peu après dix heures et demie, pendues au bras de leurs cavaliers improvisés, les deux jeunes filles revenaient vers le commerce de la rue de la Fabrique. Devant la porte, Thalie déclara :

— Merci de nous avoir raccompagnées.

— Puis-je espérer vous revoir? commença Antoine.

— Ce ne sera pas possible, car j’emménagerai bientôt à Montréal.

— … Oh! Vous me manquez déjà.

Le sourire de son interlocutrice lui fit comprendre que la flagornerie ne lui rapporterait rien. À quelques pas, Gérard montrait à la fois un peu moins d’assurance, mais peut-être plus de sincérité. Il avait entendu les deux autres, aussi il commença :

— Devez-vous partir aussi?

— Non. Je resterai bien sagement à Québec au moins jusqu’à la fin de la guerre, expliqua Françoise.

Le lien entre la sédentarité de son interlocutrice et le déroulement du conflit lui parut un peu mystérieux. Il espéra tirer cela au clair lors d’une prochaine rencontre.

— J’aimerais bien vous revoir… Croyez-vous cela possible?

— Pourquoi pas… Je veux dire, cela me ferait plaisir.

— Puis-je venir vous inviter à marcher, un soir prochain?

Je suppose que je termine le travail avant vous.

L’horaire des vendeuses s’étirait souvent cruellement tard. Dès la fondation de son commerce, Alfred avait été très attentionné envers ses employées, à ce sujet,

— Nous terminons généralement à six heures, rarement plus tard.

À la lumière de l’éclairage des rues, elle remarqua le contentement sur le visage de son compagnon. Elle se surprenait de plaire. La sensation était si nouvelle pour la jeune fille sage. L’homme demanda encore :

— Vous travaillez et vous habitez là?

— Ma patronne a un garçon à la guerre, elle me loue sa chambre.

Le détachement avec lequel elle prononça ces paroles la troubla profondément.

— Si elle ne demande pas trop cher et si elle ne vous accable pas de corvées domestiques, l’arrangement peut être agréable.

— Je n’ai aucun motif de me plaindre, bien au contraire. Il tendit la main, prit celle de la jeune fille en murmurant :

— Bonne nuit, Françoise.

— Bonne nuit, Gérard.

Thalie avait déjà déverrouillé la porte du commerce et était entrée. Déçu de son peu de succès, son cavalier descendait la rue, un peu plus loin. La seconde jeune fille s’engouffra dans la bâtisse après un dernier salut de la tête.

— Nous pouvons monter sans crainte, affirma la fille de la maison en s’engageant dans l’escalier. Les tourtereaux se trouvent derrière une porte close ou alors ton père s’est déjà esquivé par l’escalier de service, comme dans une comédie française.

— J’ai honte, murmura Françoise.

Thalie revint sur ses pas. La pénombre régnait dans le commerce. Les mannequins prenaient une allure vaguement fantomatique. Les lumières dans la rue éclairaient toutefois un peu le visage désolé.

— Mais pourquoi, grands dieux?

— J’ai passé une bonne soirée.

— Moi aussi.

— J’aimerais le revoir. Il paraît gentil.

Sa compagne s’approcha, la prit par le bras pour l’entraîner vers la grande vitrine, afin de distinguer ses traits un peu mieux.

— Il semble moins prétentieux que le bel Antoine, ce qui le rend certainement un peu plus sympathique.

Elle marqua un temps d’arrêt, puis continua :

— Pourquoi te sentir coupable?

— Mathieu risque sa vie, et moi…

— Tu ne veux pas gaspiller la tienne à l’attendre. Cela me semble raisonnable.

La repartie laissa Françoise un moment désarmée, puis elle précisa :

— Il compte sur moi. Je me suis engagée avec lui.

— Ensuite, il est parti, sans demander de permission à quiconque. Au moment où vous vous êtes quittés, il a sans doute dit « Je t’aime »…

— Oui, il l’a dit.

— Pour te tourner le dos et monter dans son foutu navire en fer.

Des larmes coulaient maintenant sur les joues de la jeune femme. Thalie les essuya du bout de ses doigts gantés. Elle poursuivit :

— Comme tout être libre, il a fait un choix. Je respecte cela. Nous étions trois à le regarder partir en pleurant. Mais cela ne lui donne pas le droit de t’enchaîner. Les Pénélopes, cela fait un peu dépassé en 1918, ne trouves-tu pas?

— … Des fois, j’ai envie de le détester parce qu’il est parti.

— Moi, je le déteste souvent. Tout en l’aimant follement.

Un moment, Françoise demeura songeuse, réalisant que ce constat s’appliquait aussi à elle. À la fin, elle osa formuler l’indicible :

— Il risque de ne jamais revenir. Je l’attends peut-être pour rien.

— Je sais bien. C’est pour cela que tu ne dois pas cesser de vivre.

Françoise poussa un long soupir, effaça le reste de ses larmes d’un geste un peu rageur. Elle demanda, incertaine :

— Tu lui en veux aussi de s’être enrôlé?

— Évidemment. D’un autre côté, avoir eu son âge, j’aurais fait exactement la même chose.

— Avec le corps d’infirmières?

Elle acquiesça d’un signe de la tête, saisit le bras de son amie pour l’entraîner vers l’escalier. Sur le premier palier, elle demanda :

— Comptes-tu revoir le gentil Gérard?

— S’il me le demande, oui.

— Alors je souhaite qu’il le fasse.

— … Si je m’attache à lui?

Thalie haussa les épaules, affirma d’un ton faussement léger :

— Qui va à la chasse risque de perdre sa place. Tu es si raisonnable, je suis certaine que tu prendras la bonne décision.

— Si cela arrivait, Mathieu serait sans doute très malheureux.

— Je serais là pour le consoler… C’est le rôle d’une petite sœur.

Thalie secoua la tête, faisant voler la lourde tresse de ses cheveux sombres. Si le grand escogriffe pouvait se payer le luxe d’une peine d’amour au moment de son retour d’Europe, ce serait tout de même une bien petite souffrance, en comparaison avec le sacrifice de nombreux soldats. Tous les jours, les journaux offraient la liste des morts au champ d’honneur.

* * *

Flavie Poitras incarnait toujours la même efficacité souriante. Ses doigts fins parcouraient le clavier de la machine comme s’ils jouissaient de leur intelligence propre. Après quelques semaines dans les lieux, elle savait où se trouvait chacune des lettres, chacune des commandes, chacun des ordres de paiement effectués depuis quelques années. Et en plus, elle était jolie!

Au moment d’arriver au bureau, le vendredi 16 août, l’excitation rougissait ses joues. Elle passa la tête dans la porte du bureau d’Édouard pour déclarer :

— Je suis tellement désolée de mon retard…

— Je vous pardonne…

— Mais j’ai eu du mal à traverser les cordons de police.

C’est ridicule, ils m’ont demandé aussi mes papiers. Les femmes ne sont pas conscrites…

Édouard quitta son siège afin de s’approcher des grandes fenêtres donnant sur l’église Saint-Roch et se pencha pour voir la rue.

— Où sont-ils, ces policiers?

— Vous ne pouvez pas les voir d’ici. Ils encerclaient le marché Jacques-Cartier.

Ce dernier se trouvait au coin des rues de la Couronne et Saint-Joseph. Lors de la fusillade meurtrière, quelques semaines plus tôt, l’armée en avait fait son camp retranché.

— Il ne s’agissait certainement pas des policiers de la ville, ragea-t-il.

Ces derniers n’oseraient certainement pas persécuter la population de la sorte. Ils ne tenaient pas plus à la conscription que les simples citoyens.

— La police militaire.

Le jeune patron demeura un moment songeur, puis il décrocha son canotier de la patère en disant :

— Je vais aller jeter un coup d’œil. Je me demande bien ce qu’ils veulent encore.

Flavie se retint de déclarer combien les intentions des autorités lui paraissaient évidentes. La chasse aux insoumis ne faisait pas relâche.

Quelques minutes plus tard, l’homme déboucha place Jacques-Cartier. Les cultivateurs des environs avaient placé leurs charrettes les unes contre les autres. Entre elles, des plate-formes de bois permettaient aux ménagères de faire leurs achats sans que leurs bottines lacées s’enfoncent dans les trois pouces de crottin encombrant le sol.

La plus grande agitation régnait. Une centaine de policiers militaires lançaient des ordres, s’agitaient en tous sens. Certains empêchaient les paysans d’atteler leurs chevaux pour partir à la sauvette. Les autres allaient voir les plus jeunes pour leur demander leur nom et leurs papiers d’exemption. Ils pariaient que des insoumis commettaient l’imprudence de venir en ville. Se dissimuler dans les bois ou se terrer dans un caveau à patates lassait les garçons dans la jeune vingtaine. Une journée au marché fournissait l’occasion de visiter les tavernes voisines ou de dénicher les débits de boisson clandestins, afin de se désaltérer un peu.

— Vos papiers, demanda un homme d’une voix peu amène.

L’officier tendait la main. Édouard chercha dans sa poche, sortit une feuille pliée en quatre, manipulée si souvent qu’elle paraissait sur le point de se diviser en lambeaux. Son état matrimonial agissait comme un sésame.

— C’est bon, circulez.

— Que se passe-t-il?

— … Ce ne sont pas vos affaires.

Les militaires ne cultivaient guère l’habitude de rendre des comptes à la population civile. Sur la place du marché, des femmes, panier au bras, s’affolaient un peu. Autour d’elles, le ton montait. Des jeunes gens se trouvaient mis aux arrêts, pour la très grande majorité d’entre eux simplement parce qu’ils avaient laissé le précieux papier dans leur habit du dimanche, à la maison.

— Que va-t-il leur arriver? insista Édouard en regardant une demi-douzaine de garçons penauds, des fers aux poignets.

Le militaire hésita un moment, jaugea du regard l’homme bien vêtu, un notable, puis expliqua :

— Je suppose qu’un parent ou un voisin viendra à la Citadelle afin de nous remettre l’exemption.

— Les autres?

— Les conscrits en fuite seront bien vite mis sur un navire à destination de l’Europe.

Le commerçant secoua la tête, tourna les talons, un peu découragé par un pareil acharnement. Quand des soldats en goguette ne venaient pas importuner les civils, les autorités lançaient de telles opérations de grande envergure. Comme bien peu de membres de la classe d’âge visée par l’enrôlement obligatoire devaient être assez imprudents pour se montrer en ville, l’opération cherchait plus à prouver le sérieux des autorités dans ses efforts de faire respecter les lois qu’à expédier des insoumis sur les champs de bataille.

« Du simple harcèlement », conclut-il en retournant vers son commerce.

* * *

Trois jours plus tôt, le docteur Charles Hamelin était venu en pleine nuit afin de procéder à l’accouchement d’Eugénie. La mère demeurait encore un peu mal en point, l’enfant, de son côté, hurlait à tout rompre, résolu à faire connaître son existence à toute la maisonnée.

Le samedi 17 août, dans une robe d’un bleu soutenu, un chapeau cloche sur la tête, Évelyne marcha jusqu’aux fonts baptismaux avec le précieux fardeau dans les bras. Elle devenait la marraine du nouveau venu dans le clan Dupire. À ses côtés, Édouard incarnait un parrain fort passable. Si un malheur touchait les parents, ce couple s’engageait à prendre la relève pour prendre soin du nouveau-né et l’élever chrétiennement.

Deux heures plus tard, les Picard envahissaient la grande maison du vieux notaire, située près de la leur. Très vite, Élisabeth, dans un fauteuil, prit le petit Charles dans les bras, un être au visage fripé, ses petites mains repliées devant lui dans un geste de défense.

— Fernand, fit remarquer Édouard d’une voix ironique, ce garçon ne devrait-il pas porter mon prénom? Après tout, je viens de promettre de le protéger des entreprises du démon. Cela vaut bien un petit geste de reconnaissance.

— Tu le sais bien, nous ne faisons rien comme les autres.

Le bébé porte le prénom du médecin accoucheur.

— Si vous établissez là une nouvelle tradition, plusieurs des garçons du quartier s’appelleront Charles. Pour les filles, je suppose que ce sera Élise, comme la femme du docteur.

Un mouvement du côté de la porte du salon attira l’attention. Eugénie apparut, pâle, visiblement fatiguée, lourdement appuyée au bras de Jeanne. Très vite, sa belle-mère quitta son fauteuil en disant :

— Viens t’asseoir ici. Je suis si contente de savoir que tout s’est bien passé.

— Dans l’état où je me trouve, l’accouchement ne me paraît pas avoir été si facile. Question de point de vue, sans doute.

— Je sais, même quand tout va bien, la douleur se révèle épouvantable.

— Bien sûr, tu as une grande expérience de ce genre de chose…

Le sous-entendu, adressé à une femme si désireuse depuis plus de vingt ans d’avoir un enfant, porta. Silencieusement, Élisabeth remit le bébé dans les bras de la jeune mère. Témoin de l’échange, Édouard déclara :

— Il faudrait adresser tes récriminations à Ève, adorable sœurette. Après tout, le « Tu enfanteras dans la douleur » tient à son appétit déraisonnable pour les pommes.

Le vieux notaire Dupire s’agita sur le canapé, un peu inquiet de la façon cavalière d’évoquer l’Ancien Testament. Son épouse, assise à ses côtés, arrivait plus facilement à faire abstraction des remarques de ce genre. Le jeune Charles saisit l’occasion pour faire entendre sa voix.

— Je crois qu’il a faim, remarqua Jeanne.

— Je viens tout juste de m’asseoir…

Eugénie affichait une lassitude résignée. Elle souleva un peu le bébé, la domestique le prit dans ses bras. Debout, à peu de distance, Élisabeth préféra ne pas apporter son aide, de crainte d’une nouvelle rebuffade. Fernand s’approcha, offrit son bras à son épouse. Un moment plus tard, la mère s’installait dans un coin de la cuisine et détachait son corsage pour en sortir un sein menu, tout rond de lait. D’instinct, l’enfant chercha la pointe, agitant les lèvres dans un mouvement de succion avant même de la toucher.

Fernand surveillait la scène, contemplant la pointe rose gorgée de sève. Le tableau aurait dû lui paraître touchant. Il le laissait troublé. Sa femme faisait tous les gestes de la maternité d’une façon un peu mécanique, tout en conservant sur le visage un masque d’indifférence un peu agacée.

— Pourras-tu te joindre à nous pour le dîner?

— Comme tu ne t’en doutes pas, semble-t-il, j’ai un peu de mal à demeurer en position assise.

— Nous pouvons transporter le fauteuil dans la salle à dîner, ajouter un coussin sur le siège.

La jeune femme fixa sur lui des yeux impatients, irritée par son insistance.

— Tous ces gens sont venus pour te voir, précisa-t-il.

Il n’obtiendrait pas qu’elle formule son assentiment à haute voix. À la fin, il quitta la pièce en disant :

— Fais l’effort de rester quelques instants avec nous.

Elle accorda vingt longues minutes à la famille réunie, puis regagna sa chambre avec l’aide de Jeanne. Tout au long du repas, Élisabeth effectua un va-et-vient entre la salle à manger et la cuisine, où la domestique s’occupait de faire manger Antoine, maintenant âgé de deux ans et demi. Il ouvrait la bouche avec bonne volonté pour enfourner des cuillerées de légumes. Sur une chaise haute, Béatrice, une grande personne d’un an et quelques jours, manipulait des morceaux de nourriture, s’en enduisait les joues et finissait par en avaler un peu.

Lors d’une de ses visites, Élisabeth demanda à la jeune femme :

— Vous plaisez-vous ici?

— … C’est un bon emploi.

— Vous y êtes à cause de moi, je me souviens très bien de vous avoir demandé de venir ici, en 1914. J’espère que ce fut pour le mieux.

Jeanne gazouilla un moment en cœur avec le petit garçon, puis elle confia :

— Vous l’avez vue, son caractère ne s’améliore pas. Certaines femmes se cassent les reins pendant douze heures par jour dans une usine de munitions, moi, j’endure l’humeur massacrante de votre belle-fille.

Cette remarque, formulée tout doucement, contenait une révolte réprimée pendant des années.

— … Je vous demande pardon.

La femme avait cru rendre service à la jeune mariée, lui permettre une transition plus facile dans sa nouvelle famille. Elle devinait toutefois que le contact étroit avec Eugénie, jour après jour, devait se révéler éprouvant.

— Vous savez, rétorqua Jeanne, un peu plus sereine, ma situation a des aspects plus réjouissants. Prenez ces deux-là…

Des yeux, elle désignait les enfants.

— Ce sont des bébés adorables… Ils tiennent de leur père.

La bonne donna cette précision avec un sourire ironique. Elle ajouta après une pause, heureuse d’avoir, pour la première fois, une oreille sympathique à sa confidence :

— Monsieur Fernand est très gentil avec moi.

Élisabeth préféra ne pas commenter. Malheureux en ménage, l’homme devait chercher une attention bienveillante. Ce genre de situation comportait toutefois sa part de complications inextricables. À la fin, Jeanne précisa :

— En toute honnêteté, ma situation n’est pas si difficile. Elle passe ses journées entières enfermée dans un petit salon, à l’étage.

Elle marqua une pause, posa ses yeux dans ceux de son ancienne patronne.

— Croyez-vous que c’est normal, s’enfermer comme cela?

— … Je ne sais pas.

Le souvenir de la mère de la jeune femme, recluse vingt-deux ans plus tôt dans une chambre empestant la sueur et la merde, lui revenait souvent en mémoire. Bien que son état de santé général se révélât bien meilleur, Eugénie reproduisait ce comportement étrange.

* * *

Plaidant son extrême fatigue à cause de l’accouchement et des quelques minutes exténuantes passées dans la salle à manger, Eugénie ne quitta guère sa chambre au moment du souper. Au début de la soirée, Fernand monta afin de s’enquérir de son état. Il la trouva étendue sur le flanc, le petit Charles pendu à son sein droit.

— Cela va un peu mieux, j’espère.

— J’ai le téton à vif tellement il s’acharne. Son appétit ressemble au tien.

L’homme accusa le coup, échangea un regard avec Jeanne, debout près du berceau placé dans un coin de la pièce. Il s’assit sur le bord du lit, regarda un moment la petite bouche goulue, les yeux clos, les petits poings encore fermés. Peut-être sentait-il la froideur de cette femme, sa mauvaise grâce à s’occuper de lui. Fernand se réjouit de le voir si bien disposé à lutter pour sa pitance.

— Peux-tu regarder ailleurs?

Elle ne voulait pas des yeux de son époux sur sa poitrine. De nouveau, le notaire regarda en direction de la domestique, le rose aux joues.

— Tu sais bien que je suis pudique, ajouta son épouse pour réduire un peu la cruauté de sa remarque.

Elle ajouta après un long silence embarrassé :

— Tu l’as constaté, mes accouchements deviennent de plus en plus difficiles. Je ne pourrai pas avoir un autre enfant.

La femme marqua une nouvelle pause, posa son regard dans le sien, puis plaida :

— Le docteur Hamelin partage absolument mon avis à ce sujet. Comme tu le sais, ma mère est morte des suites de l’accouchement d’Édouard. Je ne semble pas plus résistante.

Un nouveau silence suivit la confidence. Elle confessa encore :

— Dans la famille, nous ne sommes pas d’une constitution bien robuste. Chaque fois, ma peau demeure toute déchirée, je perds beaucoup de sang. Il me faut des semaines pour me remettre. Comme je dois allaiter, je ne peux prendre le dessus…

À ce moment, Charles cessa le mouvement de ses lèvres, comme s’il n’osait plus téter après avoir entendu cette précision.

— Oui, bien sûr. Lors de notre prochaine visite chez le docteur Hamelin, nous lui demanderons s’il peut faire quelque chose pour toi. Bonne nuit.

Fernand quitta le lit, se dirigea vers la porte en adressant un dernier regard discret à la domestique, toujours debout dans son coin.

* * *

Comme la journée avait été très chaude, Fernand appréciait la brise fraîche entrant par les fenêtres du salon. Elle soulevait les rideaux, les amenait à envelopper son corps. Pour ses voisins, il devait présenter une curieuse silhouette, un peu fantomatique avec les voiles soulevés autour de lui.

Un bruit à l’entrée de la pièce le fit se retourner.

— Jeanne, veux-tu un double sherry pour oublier cette pénible journée?

— Non merci. La ration habituelle me suffira. Vous semblez en avoir besoin plus que moi.

— Tu as raison. Je vais me gâter un peu, je pense.

L’homme versa d’abord le sherry et posa le verre sur la table basse, juste en face de la place habituelle de la jeune femme, sur le canapé. Sa portion de whisky lui promettait une nuit de sommeil hébété. En s’affalant dans son fauteuil, elle déclara pour le réconforter un peu :

— Cela arrive souvent, des femmes un peu déprimées après une naissance. Les choses rentreront bientôt dans l’ordre…. Quand les plaies seront cicatrisées.

— Tout à l’heure, elle réitérait une mise au point vieille de plusieurs semaines. Avec trois enfants, dont deux garçons, elle considère avoir accompli son devoir de femme, puisque ma succession est assurée. Désormais, je ne devrai plus m’approcher de son lit.

Adresser à une domestique, très probablement vierge, ce genre de confidence bousculait tous les usages. Toutefois, une fille de la campagne consciente des exigences de la nature risquait peu de s’en formaliser. Il continua :

— Je me sens bien jeune pour renouer avec le célibat.

— … Les choses iront mieux, bientôt.

En les prononçant, Jeanne mesurait combien ses mots semblaient peu crédibles. Le couple faisait déjà chambre à part depuis des mois. Plutôt que de dire une autre sottise, elle se réfugia dans le silence, goûtant sa boisson à toutes petites gorgées.

— Nous avons eu un bel été, déclara l’homme en poussant un soupir lassé. Nous en avons pourtant bien peu profité. L’an prochain, il faudrait louer quelque chose à la campagne. Cela permettra à tout le monde de profiter un peu de l’air pur.

La domestique eut l’impression d’être incluse dans ce projet. Cette pensée la troubla fort. Comme le silence qui avait suivi était rapidement devenu trop lourd, elle murmura :

— Cela fera certainement du bien aux enfants. Courir un peu dans les champs, profiter du soleil, cela remplace les meilleures médecines.

Elle répétait là ses lectures dans les journaux. Les pages féminines regorgeaient de conseils de ce genre, sans que la compétence de ceux qui les donnaient ne soit jamais clairement établie.

Fernand avala la moitié de son verre d’une lampée, toussa sous la brûlure du liquide dans sa gorge. Il demanda ensuite :

— L’entraînement de tes frères se prolonge encore, je pense.

— On dirait que les officiers ont décidé de les rendre savants. Les voici maintenant rendus au camp de Saint-Jean. Dans leur dernière lettre, ils parlent de passer en Europe fin octobre.

Elle posa son verre sur la table, allongea ses jambes devant elle, se cala confortablement dans le canapé. Sa confidence à son ancienne patronne lui revint en mémoire. Malgré l’humeur acariâtre d’Eugénie, au fond, cette maison lui plaisait bien. Deux enfants, bientôt trois, lui étaient en quelque sorte abandonnés. Son employeur partageait avec elle ses moments de détente, il lui confiait ses pensées les plus intimes…

D’un autre côté, l’étrangeté de cette situation la plongeait dans un trouble inquiétant. Devrait-elle aborder le sujet avec son confesseur?