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Presque une semaine s’était écoulée depuis sa conversation avec le journaliste. Le docteur Hamelin ferma Le Soleil en grognant, rageur :

— Toujours rien. Le rédacteur a sans doute décidé de garder le silence.

— Papa, tu es fâché?

Pierre, du haut de ses sept ans, se montrait sensible au climat régnant dans la maison. Depuis plusieurs jours, l’humeur de son père devenait morose, assez pour agir sur le reste de la maisonnée.

— Non, je ne suis pas fâché. Juste très déçu, je cherche une nouvelle…

Pour un enfant sachant à peine lire, le concept de « nouvelle » paraissait bien abstrait. Toutefois, il afficha son sens commun en suggérant :

— Regarde dans un autre journal. Peut-être que celui-là n’est plus bon.

— … Tu as parfaitement raison. Merci de ton conseil. Tout de suite après t’avoir accompagné à l’école, je vais chercher un meilleur journal.

Élise se plaça juste en face de lui, de l’autre côté de la table de la salle à manger, lui adressa son plus beau sourire pour le remercier de chasser ainsi la tension qui touchait les enfants, puis elle demanda :

— Crois-tu pouvoir rentrer un peu plus tôt, ce soir?

— Je ferai mon possible, mais tu sais, le cabinet demeure très achalandé. Je ne peux pas faire défection, sinon ton père se retrouvera seul.

— Depuis deux semaines, tu travailles tous les soirs. Si tu t’épuises à la tâche, papa sera tout à fait privé de son collaborateur, tes patients de leur médecin, et nous, de toi. Te ménager un peu servira les intérêts de tout ce monde.

Il allongea la main pour la poser sur celle de son épouse avant de protester :

— Sois certaine que je ne m’attarde pas sans raison et que je rentre toujours le plus vite possible. Puis, vois le bon côté de la chose : cela nous permet de faire des économies. Dès la fin de la guerre, nous emménagerons dans une maison plus grande.

— Une grande demeure avec un mari toujours absent, ce n’est pas particulièrement réjouissant, tu sais.

Heureusement, un sourire tempéra le reproche. Quelques minutes plus tard, l’homme s’engagea sur le trottoir de la rue Dorion, flanqué de ses deux enfants. Le trajet jusqu’à l’école lui procurait un moment privilégié, une source de sérénité utile pour affronter la suite de sa journée.

Après son passage à l’Hôtel-Dieu, au lieu de marcher vers son cabinet, il bifurqua en direction de la côte de la Montagne pour s’arrêter devant un édifice à la façade étroite. Un panneau au-dessus de la porte s’ornait des mots Quebec Chronicle. Le journal avait fêté son soixante-dixième anniversaire en 1917. Résolument favorable au Parti conservateur, il procurait aussi des informations commerciales aux marchands de la ville.

Le médecin examina les vitres et les croisées toutes neuves. Pendant les mois précédents, les manifestants étaient venus les défoncer avec une navrante régularité. Maintenant, ces excès paraissaient chose du passé. Les désordres agitaient toutefois encore les campagnes, où les agriculteurs demeuraient farouchement opposés au recrutement obligatoire. À la ville, une soumission morose paraissait dominer.

Il entra enfin, demanda à rencontrer le rédacteur. Dans un bureau minuscule encombré de vieux numéros de divers périodiques, sous une gravure représentant le prince de Galles dans ses habits d’apparat, tirée d’une photographie prise lors des festivités de 1908, il commença :

— Avez-vous lu les articles relatifs à l’épidémie de grippe, à Boston?

— Il y a bien une dizaine de jour…

— Mon attention a été attirée le 16 dernier par un texte dans La Patrie.

On était le 25 septembre. Depuis, d’autres articles avaient été publiés dans de nombreux journaux.

— Cette maladie touche aussi Québec. Les malades se bousculent dans mon bureau.

— La même infection?

— Je le pense. Les symptômes sont identiques. Surtout, un employé du port m’a signalé l’hospitalisation d’une douzaine de marins venus de la Nouvelle-Angleterre.

Le rédacteur hocha la tête. Se spécialiser dans les nouvelles commerciales donnait une bonne idée de la façon dont les personnes, les marchandises et les microbes se déplaçaient d’une contrée ou d’une ville à l’autre.

— Les Américains parlent de décès. Y en a-t-il eu ici?

— Quelques-uns.

— La grippe entraîne toujours un certain nombre de victimes.

— Celle-là paraît bien virulente. Cependant, c’est une impression. Pour bien mesurer sa dangerosité, il faudrait forcer les médecins à déclarer tous les cas, avec un suivi du dénouement.

Son interlocuteur lui adressa un autre signe d’assentiment. Hamelin crut prudent de préciser :

— J’ai vu la maladie évoluer en pneumonie chez quelques-uns de mes patients. C’est une complication très grave. Je pense que des mesures de quarantaine s’imposent.

— Vos patients sont…

— Un cas de pneumonie sur deux se solde par un décès.

La conversation porta ensuite sur les mesures de quarantaine susceptibles de limiter la contagion.

* * *

En avalant son petit déjeuner, le docteur Caron avait parcouru attentivement un article très sobre sur la menace d’une épidémie de grippe « précoce, particulièrement contagieuse et, parfois, très dangereuse pour la santé ». L’inquiétude du docteur Hamelin, présenté comme « un praticien talentueux, prudent dans son analyse et particulièrement préoccupé du sort des habitants de Québec », recevait un traitement sympathique.

— Voilà qui nous amènera une nouvelle clientèle de langue anglaise, maugréa-t-il à l’intention de son épouse, assise en face de lui. Espérons simplement que nous ne perdrons pas celle que nous avons déjà.

— Que veux-tu dire? Pourquoi cet article changerait-il quoi que ce soit à la fréquentation de votre cabinet?

— Charles a essayé d’alerter les autorités municipales, il a ensuite parlé à un journaliste du Soleil, sans succès. Maintenant, un journal conservateur, le Quebec Chronicle, s’interroge sur les lenteurs du conseil municipal, dominé par les libéraux, à agir.

— Tout le monde sait que ton gendre se moque de la politique.

En effet, ce jeune homme se contentait d’aller voter. Si on le pressait d’exprimer ses convictions, à la fin, il déclarait : « J’ai vu des libéraux et des conservateurs nus dans mon cabinet. Comme les premiers ne se distinguaient pas des seconds, pourquoi devrais-je choisir? » La boutade pouvait cependant le rendre suspect aux yeux des membres des deux groupes.

— Rares sont nos concitoyens à penser comme lui. Pour le moment, il semble donner des munitions aux adversaires des gens au pouvoir.

— Cela ne changera rien à sa vie, ni à la tienne.

Le téléphone interrompit la vieille dame. Le docteur Caron alla répondre dans la pièce du rez-de-chaussée lui servant de cabinet de consultation. Les patients s’entassaient déjà dans la salle d’attente. Il entendit, à travers la porte fermée, un concert de toux parfois déchirantes.

Un moment plus tard, il revint dans la salle à manger en disant :

— Je dois aller à l’Académie commerciale de Québec. Une urgence, semble-t-il.

— Un élève a eu un accident?

— La grippe a frappé chez les frères. Tu veux bien aller m’excuser de mon retard auprès des personnes qui attendent à côté? Je reviendrai aussi vite que possible.

Au moment où il quittait la pièce de nouveau, sa femme l’entendit murmurer :

— Je souhaite juste qu’il se présente à l’heure, aujourd’hui, sinon ce sera infernal.

Il parlait de son gendre.

* * *

L’Académie commerciale présentait un long mur de brique dans la rue Saint-André. Un religieux de faction près de la porte d’entrée attendait le docteur Caron. La grande bâtisse paraissait étrangement silencieuse. Le frère enseignant précisa à l’intention du visiteur :

— Un élève sur cinq semble malade, la même proportion reste à la maison de crainte de la contagion, puis la moitié de nos confrères sont trop grippés pour travailler. En conséquence, les lieux sont à peu près vides. Et les rares enfants à se présenter le matin sont sages comme des images.

« Ils doivent prier afin d’échapper à la contagion, sans compter les mères qui accrochent des scapulaires et des images pieuses dans leurs vêtements avec des épingles de nourrice », songea Caron. Tout comme au siècle précédent, la religion et son cortège d’incantations et de pratiques magiques compensait les limites de la science médicale. Cette dernière demeurait encore moins puissante que les locataires du paradis.

Le médecin déboucha sur un long couloir, au dernier étage de la grande école. Sur sa droite, une dizaine de portes donnaient sur autant de chambres. La première était ouverte. Il découvrit un homme plutôt grand, étendu sous une mince couverture, la peau du visage bleuie, violacée même, et la respiration sifflante, oppressée. L’asphyxie faisait son œuvre, l’entraînant vers la mort.

— Le frère Dosité, notre directeur, a passé une bien mauvaise nuit, expliqua un religieux en se levant d’une chaise placée à son chevet.

L’infirmier de l’institution lui céda sa place de bon cœur. Le docteur sortit son stéthoscope de sa petite mallette de cuir noir, écouta le chuintement de la poitrine. Les deux poumons se révélaient embarrassés de sécrétions. Le sous-vêtement s’ouvrait sur un corps couvert d’une sueur froide. Deux petites pièces de tissu bénites étaient accrochées d’un côté, le fameux scapulaire. De l’autre, une épingle portait des médailles de la Vierge, de saint Joseph et de saint Jude. Les remèdes chers aux élèves valaient tout aussi bien pour les maîtres.

— Je vais lui faire une injection. Vous le relèverez ensuite en position assise, cela améliorera son bien-être.

L’aiguille enfoncée dans le bras ne suscita aucune réaction. Une fois la seringue rangée à sa place, l’infirmier tendit le doigt vers un petit bassin de porcelaine où trempait un morceau de toile. Une couleur rose, malsaine, teintait l’eau.

— Ce sang… Ce n’est pas la tuberculose? Il avait une mousse rouge sur les lèvres, ce matin.

— Non, il fait une pneumonie. Cela a-t-il commencé par une grippe?

L’autre lui fit signe qui oui. Le médecin murmura, après un nouveau regard au malade :

— Vous devriez appeler un prêtre.

— La situation est si grave?

Caron hocha la tête avec tristesse. Au moment où il sortait de la cellule, le religieux demanda :

— Venez voir notre autre frère.

Dans une pièce située un peu plus loin se trouvait un second malade. Son état semblait un peu plus encourageant. Il mérita pourtant la même médication et la même recommandation quant au dernier sacrement.

* * *

Leurs rencontres en fin de soirée prenaient un caractère régulier, comme une douce habitude que deux personnes entretiennent sans se concerter. Dès que le silence s’appesantissait sur la vieille demeure sans élégance de la famille Dupire, Jeanne descendait doucement les escaliers, prenait place à un bout du canapé, juste en face du petit verre de cristal posé sur une table basse.

Le 27 septembre, elle tendit une copie du journal La Patrie à son employeur tout en demandant :

— L’avez-vous lu?

La question demeurait de pure forme. La feuille aux tendances conservatrices passait sous les yeux de tous les membres de la maisonnée du notaire avant d’atteindre la cuisine, pour servir à diverses fins un peu ignobles.

— Tu y as lu quelque chose qui t’inquiète?

— Je peux allumer?

Cela aussi témoignait d’une nouvelle audace de leur part, car on pourrait les voir de la rue. D’un autre côté, la lumière électrique donnait un caractère moins suspect à leur conciliabule. La jeune femme se leva pour aller peser sur l’interrupteur près de la porte. La clarté soudaine les fit cligner des yeux tous les deux.

— On parle longuement du camp militaire de Saint-Jean. Comme vous le savez, mes deux frères sont là-bas.

Les deux colosses avaient attiré l’attention d’un officier. Au lieu de passer en Europe l’été dernier, ils étaient demeurés au Canada afin de poursuivre leur entraînement. Cet heureux dénouement tenait à leur incorporation à un régiment de génie. Ils apprenaient à couper des arbres – une activité déjà bien familière pourtant –, à creuser des réseaux complexes de tranchées dotés de casemates et de poudrières, à élaborer des entrelacs de tunnels, pour les étançonner de planches ensuite. En continuité avec leur existence antérieure, ils feraient la guerre en effectuant les plus durs travaux.

La domestique lui présenta le journal plié en deux, à la page voulue. Une section d’un article intitulé : « Cette épidémie de grippe se propage » avait été soulignée en rouge. Il lut à mi-voix :

L’épidémie de l’influenza devient de plus en plus sérieuse aux casernes de Saint-Jean, Québec, disent les rapports reçus par le général Wilson. Le nombre de cas à l’hôpital, de 355 qu’il était hier, est monté à 450.

Deux soldats ont succombé à la pneumonie, aggravée par cette fièvre espagnole.

Le général Wilson déclarait, hier après-midi, qu’on avait pris toutes les mesures nécessaires pour enrayer cette épidémie. Les casernes ont été mises en quarantaine et des tentes ont été érigées.

En autant que les casernes à Montréal sont concernées, le lieutenant-colonel Patch déclarait hier qu’il n’y avait aucun signe de contagion et qu’on prenait toutes les précautions possibles.

Les journaux de Montréal se montraient maintenant fort explicites sur cette contagion, alors que ceux de Québec commençaient tout juste à en faire mention. Le Soleil insistait sur le caractère « ordinaire » de la maladie. Cela ne rassurait les gens qu’à moitié.

— J’étais si heureuse de les voir demeurer ici plus longtemps. Maintenant, cette grippe semble plus dangereuse que les balles allemandes.

— Tu exagères un peu, non? On parle de deux morts sur quatre cent cinquante hospitalisés. Et puis le reste de cet article indique que la contagion se résorbe. Par exemple, au Séminaire de Sherbrooke, on a eu une trentaine de cas, mais les choses rentrent déjà dans l’ordre, les cours reprennent. Tu n’as pas reçu de mauvaises nouvelles sans m’en avertir?

L’inquiétude, sincère dans la voix de son employeur, toucha la domestique. Elle secoua la tête, faisant voler ses boucles brunes.

— Selon leur dernière lettre, ils se portaient bien.

— Tu vois…

Elle prit son verre, avala une gorgée en lui adressant un regard reconnaissant. À cette heure du jour, plus exactement de la nuit, elle se débarrassait de sa coiffe. Ses cheveux foncés captaient la lumière, tout comme ils attiraient les yeux de Fernand.

— Cette maladie ne vous inquiète pas? questionna-t-elle bientôt.

— Les informations sont contradictoires. Tu l’as vu toi-même dans le numéro de ce journal. En première page, on insiste sur le grand nombre de cas à Saint-Jean tout en disant que les choses vont mieux à Sherbrooke. Un peu plus loin, selon le Service de santé publique de Montréal, ce serait une grippe bien ordinaire.

— Plus contagieuse que les autres… Ils indiquent les moyens de se protéger : éviter de se fatiguer, isoler les personnes atteintes…

— Ne pas envoyer à l’école les enfants ayant été en présence d’un malade, compléta-t-il en lui adressant son meilleur sourire.

Elle en était rendue à se préparer à ces conversations. Au fil des mois, elle lisait de plus en plus facilement, ne cherchait plus que de rares mots inconnus dans le dictionnaire, acceptait de bonne grâce d’être reprise et ne commettait jamais la même erreur une nouvelle fois devant lui. Il tenait un peu du Pygmalion.

— Ne croyez-vous pas que je devrais arrêter de promener les enfants dehors?

— Cela leur fait prendre un peu d’air. C’est bon pour eux.

— Le temps demeure mauvais. À la limite, je pourrais aller dans la cour arrière avec eux. Mais la maladie passe d’une personne à l’autre. Dans la rue, nous croisons d’autres bonnes, accompagnées d’autres enfants. Je ne peux pas m’enfuir chaque fois pour me protéger des… microbes.

Le concept de ces petites bêtes invisibles, capables de rendre les personnes malades, lui paraissait aussi impénétrable que celui d’un Dieu unique composé du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Les notions scientifiques demeuraient aussi insaisissables que les mystères de l’Église. Chaque poignée de porte, chaque couvert, mais aussi toutes les mains tendues ou toutes les joues des enfants pouvaient se couvrir d’une myriade de ces êtres minuscules.

— Je te fais totalement confiance, en ce qui concerne le soin des enfants.

Elle avait posé sa main gauche sur le bras du canapé. Fernand la couvrit de la sienne, chaude, grande et forte. Malgré les risques de contagion et celui, bien plus grand, du péché, elle ne se déroba pas. Au contraire, elle profita de ce contact rassurant.

* * *

Le samedi matin 28 septembre, la nouvelle figurait en première page de L’Action catholique. Charles Hamelin décida de faire un crochet sur son chemin vers l’Hôtel-Dieu. L’entrée principale de l’Académie commerciale portait de larges banderoles de crêpe noir.

Il emboîta le pas à un cortège d’enfants d’une douzaine d’années venus d’une école de Limoilou. Un garçonnet aux cheveux très blonds posa un regard curieux sur lui.

— Jacques… Jacques Létourneau, ordonna le religieux aux allures de garde-chiourme responsable du petit troupeau, suivez les autres.

Tous les élèves affichaient un masque grave, parfois souligné d’une véritable frayeur. Cette expédition ne les réjouissait guère.

Dans le hall de l’institution d’enseignement, trois cercueils s’alignaient devant une forêt de cierges. De nombreux frères enseignants, venus de toutes les écoles de la ville, marmonnaient leur chapelet dans un chœur un peu cacophonique. Afin de les amener à réfléchir à leur fin dernière, des dizaines d’élèves se trouvaient conduits en procession en ces lieux.

À ces enfants se mêlaient des adultes, de simples curieux ou alors de bonnes âmes à la religiosité frileuse. Il en résultait un défilé sans fin, sans cesse renouvelé, passant devant la dépouille du frère Dosité et celle de son collègue bien plus jeune. Surtout, le cadavre d’un garçon de quinze ans Peut-être, sanglé dans un habit de velours trop petit pour lui, glaçait les âmes.

« Ses parents se sont imaginés le rapprocher de ciel en l’exposant ici, au lieu du salon familial », songea Hamelin.

Un couple éploré, âgé dans la quarantaine, accompagné d’une demi-douzaine d’autres rejetons, se tenait à proximité du modeste cercueil en planches de sapin.

Le médecin se tint un moment à l’écart afin de laisser un nouveau contingent d’adolescents parader devant les étroites caisses de bois. L’un d’entre eux ne put réprimer une méchante quinte de toux.

« Si un élève avait échappé jusqu’ici aux germes, maintenant le voilà contaminé », poursuivit l’homme toujours pour lui-même, rageur devant tant de sottise.

* * *

— Cela me fait encore tout drôle de te voir ici, un samedi matin, formula Élisabeth avec un large sourire, tout en versant le thé dans la tasse de son époux.

— Je suppose que je fais l’apprentissage de la retraite, grommela le commerçant. Dans quelques années, je saurai parfaitement comment me tourner les pouces, si je ne meurs pas d’ennui d’ici là.

Le ton recelait moins de colère que d’habitude. Sa femme commençait à l’admettre, un exercice aussi agréable que le « devoir conjugal » ne pouvait entraîner une attaque cérébrale. « C’est tout le contraire : si Euphrosine avait présenté une mine moins rébarbative, papa Théodule serait encore de ce monde », avait-il plaidé au lever du jour.

L’argument s’était révélé imparable, et tous les deux mangeaient des rôties à dix heures du matin, longtemps après le départ de table des autres membres de la maisonnée.

— Cesse de faire semblant, tu prends goût à ces quelques samedis passés avec moi. Encore un peu de temps et tu ne voudras plus les sacrifier.

— S’ils ressemblent tous à celui-ci, tu as tout à fait raison. Mais je suis tout de même trop jeune pour me retirer, même à moitié, et Édouard l’est aussi pour diriger toutes nos entreprises.

Après un moment, il se corrigea :

— Il manque d’expérience ou d’envergure, je ne sais trop.

— Tu prends toutes les décisions vraiment importantes. D’une certaine façon, ton fils agit un peu comme ton ministre et toi comme le monarque absolu.

— Le roi du commerce de détail, convint-il en levant sa tasse.

Thomas protestait pour la forme. Le transfert des responsabilités s’étalerait sur quelques années, son fils progressait fort bien. Certains jours, il se surprenait même à rêver de quémander à Wilfrid Laurier un siège de sénateur. Le vieux chef ne pourrait lui refuser une pareille sinécure et le premier ministre actuel, Robert Borden, se laisserait fléchir juste pour faire plaisir à son honorable adversaire. Après deux décennies passées dans l’ombre, cela lui permettrait de se livrer au jeu politique en pleine lumière.

Dans la maison silencieuse, ils avalèrent leur léger repas, regagnèrent la bibliothèque en apportant avec eux la théière et les tasses. L’homme retrouva les journaux négligés la veille, et sa femme, ceux du matin. Après de longues minutes silencieuses, elle lança :

— Cette grippe, cela devient sérieux!

Son époux venait de lire un paragraphe sur la situation au camp militaire de Saint-Jean. Maintenant, les civils des environs souffraient de cette infection.

— Le Service de santé publique de Montréal soutient qu’il s’agit de la maladie habituelle… Peut-être un peu plus contagieuse, convint-il après une hésitation.

— Les collèges de Victoriaville et de Sherbrooke paraissent durement touchés. Et même à l’Académie commerciale…

— Je me souviens de certains hivers où les écoles ont été fermées. En 1885, et encore en 1890…

Ce dernier épisode l’avait convaincu, en 1896, d’embaucher Élisabeth comme préceptrice plutôt que de mettre ses propres enfants à l’école. Bien sûr, la présence d’Alice dans la maison, grabataire, avait pesé sur cette décision. Toutefois, l’homme souffla après un silence :

— Je souhaite seulement que nous n’ayons pas commis une sottise.

Devant le regard interrogateur de sa compagne, il expliqua :

— Il y a huit jours, le docteur Hamelin nous a demandé de prendre des mesures contre cette épidémie. Enfin, il a demandé cela au médecin hygiéniste de la Ville.

— Celui-ci n’a rien fait?

La voix paraissait chargée de reproche, au point où il se défendit :

— Le spécialiste de la question, Paquin, prétendait que cela ne servait à rien. Son collègue de Montréal paraît du même avis.

Il agita le numéro de la veille de La Patrie, comme pour ajouter au poids de son plaidoyer.

— Mais sur la colonne voisine, concéda-t-il bientôt d’une voix moins assurée, le même médecin enchaîne en conseillant de retenir à la maison les écoliers ayant été en contact avec des personnes malades. Bien plus, il faudrait désinfecter les vêtements de ceux-ci…

Le malaise de Thomas s’amplifia encore un peu. Une semaine plus tôt, la décision de ne rien faire semblait bien raisonnable. Aujourd’hui, cela lui paraissait fort douteux.

* * *

Le vieil hôpital si souvent agrandi semblait déborder. Les religieuses augustines, de leur côté, se raréfiaient. Au terme de sa tournée des malades, Hamelin retrouva la directrice dans le couloir, fidèle à une habitude vieille de plusieurs jours. Les préoccupations et l’épuisement se conjuguaient pour creuser ses traits.

— Les choses ne vont pas mieux? demanda l’homme.

— La moitié de mes sœurs souffrent de cette vilaine grippe. Si cela continue, nous seront forcées de fermer nos portes. Les sœurs valides suffisent à peine à soigner les malades.

Elle s’engagea dans le couloir, le médecin sur ses talons. Pour des motifs de pudeur, une petite salle séparée recevait les religieuses malades. La contagion avait forcé l’ajout de deux lits dans la pièce, ce qui entraînait une désagréable promiscuité. Un concert de toux accueillit leur entrée, venant autant des malades que de la soignante présente.

Tout au fond, des draps pendus au plafond préservaient une couche des regards. Le médecin découvrit la toute jeune religieuse, vingt ans à peine, inconsciente, la respiration très laborieuse. Plus personne ne songeait à manipuler les pans de la chemise de nuit de façon à dissimuler les pointes des seins au moment de l’auscultation. Même la coiffe demeurait sur le chevet. Les cheveux mal coupés lui donnaient l’allure d’un garçon aux traits étonnamment doux.

— Les poumons paraissent pourtant se dégager, souffla-t-il en secouant la tête.

— Elle a combattu si longuement, si courageusement, pendant des jours.

Hamelin se souvenait de ces moments de lutte. La respiration oppressée, les lèvres violacées, le corps en sueur. À ce moment, elle prononçait des mots sans suite, où revenaient les « Doux Jésus » entre de brèves protestations contre la maladie. Maintenant, tout son corps paraissait prêt à s’abandonner à la mort bleue.

— Comme si tous ses efforts la laissaient sans ressources pour reprendre conscience, conclut la religieuse. Elle a sombré trop bas…

Juste à ce moment, la patiente émit une plainte, son corps s’arqua un peu, pour se détendre ensuite tout à fait dans un grand soupir. Comme si elle attendait juste de profiter d’une présence humaine au moment de son départ.

— Oh! Seigneur mon Dieu! s’exclama la vieille augustine en se précipitant.

Le médecin reconnut tout de suite l’ouvrage de son ennemie de toujours. Le visage se détendit, s’inclina un peu sur la gauche. Malgré la proximité de la directrice, ou Peut-être pour prévenir un épanchement peu compatible avec ses fonctions, il s’approcha pour poser le bout de ses doigts sur la carotide, juste sous la mâchoire. Ensuite, il remonta le drap de façon à couvrir le visage. Seuls les cheveux, un peu malpropres et collés au crâne, demeurèrent visibles.

Après une pause, il murmura en tendant la main :

— Ma sœur, venez avec moi.

Elle le regarda un bref instant, surmonta son chagrin et se redressa sans accepter son aide. De retour dans le couloir, elle déclara à voix basse :

— Un ange!

Ce genre de constat mettait le médecin mal à l’aise. Il avait eu sous les yeux une jeune femme menue, jolie, dont tout l’être désirait survivre. « Une personne délicieusement incarnée, songea-t-il, pas un être céleste. » La religieuse continua d’ailleurs sur un tout autre registre, après une pause.

— Elle a tout supporté sans une plainte. En quoi sa mort, survenue si jeune, peut-elle servir Dieu?

Le doute le mit encore plus mal à l’aise que la foi naïve. Le médecin refusa de s’engager sur ce terrain. Jusque-là, aucune mort, prématurée ou non, ne lui avait paru obéir à un plan divin. Celle-là moins que toutes les autres.

Sa compagne aspira profondément, ferma les yeux un instant, le temps de retrouver sa contenance, puis ajouta :

— Ce départ touchera durement mes compagnes. Les plus jeunes de nos sœurs deviennent un peu nos filles. Déjà, elles ne suffisent plus à la tâche, à cause des absentes. L’effet sur leur moral…

— Il faudra pourtant trouver le moyen de leur donner un peu de repos. Non seulement la fatigue les rend plus vulnérables à la contagion, mais les complications…

Elle marqua une nouvelle pause, plus longue, avant de répliquer :

— Je vous remercie sincèrement, docteur Hamelin. Pour vos bons soins, votre sollicitude… et votre amitié.

— Vous m’honorez de la vôtre, ma sœur.

— … Maintenant, si vous voulez m’excuser, je dois m’occuper de cet angelot.

L’homme s’éloigna d’un pas las après un salut de la tête.

* * *

Le dernier décès souleva une indignation nouvelle chez le docteur Hamelin, au point de l’amener à une nouvelle visite dans les bureaux du Quebec Chronicle. Peut-être le rédacteur protestant conçut-il une sympathie particulière pour la petite religieuse catholique décédée. Toujours est-il que le lundi suivant, un éditorial bien tassé fustigeait l’inaction des autorités municipales. Le gratte-papier se donna même la peine de pousser son enquête du côté du port et dans les hôpitaux de la ville. Cela lui permit de soutenir qu’au bas mot, deux cent quarante marins affectés par la grippe avaient mis les pieds sur la rive, et que neuf personnes étaient décédées des complications liées à celle-ci.

Demeurer encore dans l’expectative devenait ridicule. Au cours de l’après-midi du 30 septembre, le docteur Paquin dressa une liste des précautions à prendre afin de limiter la contagion, tout en insistant sur le fait qu’il s’agissait d’influenza « ordinaire ». Ce diagnostic, tout comme les invitations à la prudence, seraient repris dans les journaux du lendemain matin.

* * *

À six heures du matin, la petite maison de la rue Dorion était agitée d’une sorte de branle-bas de combat silencieux. Madame Caron, une personne imposante et sérieuse, sonnait avec entêtement. Charles Hamelin se dépêcha d’ouvrir, désireux de préserver le sommeil de ses enfants, puis commença :

— C’est si gentil à vous, belle-maman. Nous serons absents tous les deux et je préfère garder les enfants hors de l’école pendant quelques jours encore.

— La maladie a touché le monastère des ursulines?

— Pas encore, mais les absences se multiplient chez les frères. Pensez donc, des classes entières sont allées défiler dans le hall de l’Académie commerciale, dans un lieu infesté.

— Quelle horreur, semer une inquiétude morbide chez de tout jeunes enfants. Ces maîtres sont des brutes.

Le médecin jugea inutile de dire qu’il partageait entièrement cet avis. La dame chassa ses idées moroses et continua d’un ton enjoué :

— Cela me fait plaisir de passer une journée avec ces anges.

— Des anges? Êtes-vous certaine de parler de mes enfants?

— Bien sûr. Vous verrez quand vous serez grand-père : vous aurez à votre tour le plaisir et aucune des responsabilités.

Élise apparut dans le petit vestibule en enfilant ses gants. Après des bises sur les joues maternelles, elle demanda en étirant le cou pour voir par la porte laissée ouverte :

— Tu as demandé au chauffeur de m’attendre?

— J’ai respecté tes consignes à la lettre.

— Alors autant ne pas le faire patienter trop longtemps. À ce soir.

Elle sortit alors que son mari murmurait :

— Si vous voulez bien m’excuser un moment…

Il accompagna son épouse jusqu’au trottoir, déclara en mettant la main sur la poignée de la portière :

— Je suis désolé de te recruter de la sorte dans ma lubie… J’aimerais toutefois en savoir un peu plus, les journaux me paraissent trop laconiques. Les articles sont concis et je soupçonne que les rédacteurs gardent en tête les nouvelles directives du premier ministre Borden quant à la censure. Parler de maladie peut être vu comme une attitude défaitiste.

— Je t’assure, sortir de la maison me fera du bien. Je regrette juste de partir sans toi.

L’homme se pencha pour l’embrasser sur la bouche, s’attarda au point de faire jaser les voisins, puis l’aida à monter dans le taxi. Quand il réintégra son domicile, sa belle-mère le contempla en offrant une mine amusée. Il reprit la conversation où il l’avait interrompue :

— Nous risquons tous les deux de revenir assez tard, pas avant dix heures ce soir.

— Profitez-en pour aller souper ensemble au Château et entendons-nous pour minuit au plus tôt. Si c’est plus tard, je dormirai sans doute sur le canapé du salon. Essayez seulement de ne pas me réveiller en entrant.

Charles tendit la main pour prendre le manteau de sa parente afin de l’accrocher dans la garde-robe et la laissa disposer elle-même de son chapeau. Il enfila son imperméable en concluant :

— Comme la journée sera longue, autant me mettre en route tout de suite. Vous m’excuserez auprès des enfants, tout en leur disant que je ferai l’impossible pour revenir à midi.

Au moment où il s’apprêtait à passer la porte, il se retourna pour dire encore :

— Vous savez, vous êtes très gentille.

— Confidence pour confidence, mon gendre, vous êtes très gentil aussi.

Ces mots l’accompagnèrent pendant une bonne partie de cette longue journée.

La Citadelle de Québec formait un ensemble défensif désuet, en grande partie enfoui sous terre. En temps de paix, elle servait d’attraction touristique et de logis au gouverneur général, lors de ses séjours dans la vieille capitale. Depuis 1914, elle prenait l’allure d’une ruche bourdonnante, où des centaines d’hommes s’agitaient dans toutes les directions.

Le docteur Charles Hamelin se heurta d’abord à des sentinelles aux visages peu sympathiques. Dans le dédale de couloirs, les militaires jetaient sur lui des regards soupçonneux. Dans un univers kaki, son costume de tweed le rendait louche. À la fin, il trouva l’antichambre d’un grand bureau et commença dans son meilleur anglais :

— Je désire parler au général Landry.

— Le commandant ne reçoit pas de visiteur, rétorqua l’autre en français.

— C’est de la plus haute importance, croyez-moi.

Le lieutenant faisant office de cerbère et de secrétaire marqua une hésitation, chercha une feuille et la tendit au visiteur en disant :

— Écrivez l’objet de votre démarche et vos coordonnées. Nous vous contacterons.

Un pareil dénouement semblait aussi probable que le retour inopiné du Messie sur terre. Le médecin secoua la tête de dépit, puis déclara :

— Je n’ai pas le temps de jouer à ces sottises. Dites au général Landry que je veux lui parler. Avec toute la paperasse qui vous passe entre les mains, vous connaissez sûrement le nombre de malades au camp de Saint-Jean. Il atteint maintenant les six cents. Je n’aimerais pas voir la situation se répéter ici, le général non plus.

L’officier demeura un moment interdit, puis après cette hésitation, il disparut dans la pièce attenante. À son retour, quelques minutes plus tard, il déclara en dissimulant mal sa surprise :

— Le général Landry accepte de vous recevoir un moment.

Joseph-Philippe Landry, grand, maigre et sec, une moustache broussailleuse sous le nez, allait sur ses cinquante ans. Les autorités militaires lui avaient refusé le privilège de combattre sur le front, pour l’affecter à des tâches administratives. Au moment où des Canadiens de langue anglaise cueillaient les lauriers de la gloire dans les Flandres, lui assumait le commandement du district numéro cinq, celui de Québec. Avec celui de son collègue Lessard, les manuels d’histoire retiendraient son nom pour avoir réprimé les émeutes du printemps de 1918.

— Monsieur, commença le militaire en se levant à demi pour tendre la main, je n’ai pas retenu votre nom.

— Charles Hamelin.

Il accepta le fauteuil qu’on lui désignait, enchaîna sans attendre :

— Je le comprends, votre temps est précieux, le mien aussi. Pour éviter de répéter dans notre ville la situation sévissant à Saint-Jean, et sans doute aussi dans de nombreux autres camps au Canada et aux États-Unis, il convient de prendre des mesures énergiques.

— J’ai vu les recommandations du médecin hygiéniste de la Ville dans le journal du matin.

— Elles ne suffisent pas.

Le général s’adossa dans son fauteuil pour attendre la suite.

— Un cantonnement militaire représente la pire menace pour la santé publique. Des jeunes hommes venus de partout au pays se trouvent réunis. Cela revient à tenir un congrès de tous les microbes.

— Vous y allez un peu fort…

— Ils se répandent dans la ville ensuite. On voit des soldats dans les tavernes, dans les cinémas, dans les théâtres. Comme à Saint-Jean, l’infection atteindra les civils.

— Nous ne trouvons pas tellement de cas parmi nos hommes.

Hamelin lui répondit par un sourire un peu sceptique, mais il accepta de jouer le jeu.

— J’ai lu la même chose concernant la base de Longue-Pointe, à Montréal. Si vous dites vrai, la contagion ira tout bonnement dans l’autre sens. Avez-vous lu l’article publié dans le Chronicle?

Landry chercha dans une pile de journaux, rapporta dessus l’exemplaire de la veille.

— Deux cent quarante marins grippés. On les rencontre dans les mêmes tavernes, les mêmes bordels que les soldats. Si ce n’est pas encore le cas, bientôt le tiers de vos recrues sera sur le dos, peut-être la moitié.

Le général laissa échapper un soupir, ce qui permit au médecin de deviner que déjà, l’épidémie affectait la Citadelle.

— Que conseillez-vous?

— La quarantaine. Cela seul peut limiter les dégâts. Vous procédez sans doute comme à Saint-Jean, en isolant les hommes présentant des symptômes.

L’autre acquiesça de la tête.

— Le problème, c’est qu’une personne infectée est contagieuse avant de se sentir elle-même malade. Aussi, il faudrait limiter les contacts entre la population civile et vos hommes. Vous pouvez certainement supprimer toutes les permissions, celles d’une heure comme celles d’une semaine.

— Ce sera fait.

— Cela veut dire aussi suspendre les activités du Chez nous du soldat, et même les visites chez les parents.

— Je suis en mesure d’enfermer tous les hommes dans leurs chambrées jusqu’à la fin de la guerre.

— Pas seulement ici, mais aussi au Manège militaire et à Valcartier.

Le général ne put dissimuler son agacement en répondant :

— Ce sera fait.

— Toutefois, empêcher les soldats de sortir ne donnera rien si vous laissez les civils entrer.

— Ce n’est pas un collège ici, nous ne permettons pas des heures de visite.

— Je pensais aux fournisseurs, aux fonctionnaires…

Pour nourrir, vêtir et équiper des milliers de conscrits, des dizaines de camions ou de voitures devaient se présenter dans les divers bâtiments militaires tous les jours. Chaque fois, des germes pouvaient y entrer ou en sortir. Le général hocha la tête pour signifier sa compréhension de la situation.

— … Tout cela sera-t-il fait? demanda le médecin après une hésitation.

— Bien sûr. Vos paroles reprennent presque mot à mot les directives de l’état-major. Votre visite vient seulement me confirmer ce dont je me doutais : la situation de notre ville est moins sûre que certains ne tentent de le faire croire.

— Beaucoup moins sûre, affirma Hamelin en quittant son siège. Un moment viendra où tous les habitants de la ville auront été exposés à la contagion. Alors, tous les services publics s’interrompront, faute de main-d’œuvre. Vous êtes très occupé, je ne m’attarde pas plus longtemps. Merci de votre attention.

Après un aussi sombre pronostic sur la progression de l’infection, aucun des deux n’osa tendre la main au moment de prendre congé.

* * *

La locomotive du Québec Central s’arrêtait dans de nombreux villages, pour laisser monter ou descendre des agriculteurs surtout, parfois des voyageurs de commerce. Elle entra dans la gare du Grand Tronc, à Sherbrooke, juste un peu avant midi.

Tout de suite, la scène s’offrant à la voyageuse la frappa comme un coup de poing au ventre. Le porteur debout sur le quai portait un masque de coton lui couvrant la bouche et le nez. Ses gants visaient peut-être à le protéger du froid, mais le vieil homme désirait plus probablement défendre son épiderme de tout contact direct avec les personnes et les bagages susceptibles de porter des germes.

Dans le petit édifice de brique un peu vieillot, tous les employés se soumettaient aux mêmes précautions. Les voyageurs quittant la ville cherchaient à se protéger aussi. Les arrivants affichaient à l’unanimité une mine à la fois surprise et inquiète.

« Charles, songea-t-elle en relevant machinalement son foulard afin de couvrir un peu le bas de son visage, si tu travaillais ici, tu trouverais des gens déterminés à t’écouter. »

La voyageuse se trouva bientôt rue Lansdowne, totalement perdue. Une voiture taxi était stationnée un peu en retrait, dans l’attente de clients. Elle songea aux ressources un peu limitées du ménage, se résolut à prendre le tramway en soupirant. Un arrêt se trouvait tout près, elle demanda à un homme debout à proximité :

— Je veux me rendre à l’hôtel de ville. Pouvez-vous me dire quelle voiture prendre?

— … La prochaine, fit l’homme en reculant un peu.

Si les usages exigeaient que l’on ne serre pas de trop près une inconnue, celui-là paraissait déterminé à doubler la distance habituelle.

— Au coin de la rue Wellington, vous descendrez pour en prendre une autre vers l’est.

Sa méfiance des germes le rendait un peu moins attentionné. Quand le tramway arriva enfin, il monta en premier. Puis, après avoir acquitté son droit de passage, il préféra aller s’asseoir tout au fond du véhicule. Élise comprit sa méfiance et choisit de rester à l’avant, pour occuper la banquette la plus proche du conducteur. Ce dernier portait aussi un masque et il semblait réticent à accepter ses pièces de monnaie.

La voiture tourna à gauche dans la rue King, gravit une pente douce.

— Les rues sont désertes, remarqua-t-elle à haute voix. Pourtant, je le vois bien, nous sommes dans le quartier des ateliers et des manufactures.

— … Vous ne savez pas? interrogea l’homme en la regardant à la dérobée.

— À propos de la grippe? Bien sûr, je suis au courant.

— Plusieurs personnes ne se présentent même plus au travail… y compris certains de mes collègues. Cela allonge mes journées de façon déraisonnable.

Le ton du chauffeur témoignait de sa déception de ne pouvoir faire la même chose. Une famille nombreuse devait dépendre de son salaire.

— Les autres citadins assez courageux pour aller au boulot font tout pour limiter les contacts avec leurs voisins ou leurs compagnons. Je les imagine casser la croûte chacun dans son coin… Voilà Wellington. Si vous vous pressez un peu, vous monterez dans le 253 avant son départ.

Elle fit comme on le lui disait. Dans cette artère commerciale, Élise constata encore le petit nombre de badauds. Bien des magasins et presque tous les restaurants conservaient leurs stores baissés, même si on était au milieu du jour. Sherbrooke prenait des allures de ville assiégée, comme si une armée ennemie campait dans les environs. Sans mal, elle reconnut l’architecture convenue de l’hôtel de ville, située juste en face du palais de justice.

La grande bâtisse victorienne fourmillait d’activité. Le contraste avec le reste de la cité troubla la jeune femme un moment, puis elle murmura : « Bien sûr, les décisions se prennent ici. » Tout le monde dans ces parages portait un masque, et la plupart, des gants aussi.

Un policier de faction près de l’entrée lui indiqua comment se rendre au bureau du docteur Jones. Elle trouva la porte entrouverte, aperçut un homme penché sur un dossier.

— Docteur, commença-t-elle d’une voix timide, pour enchaîner dans son meilleur anglais appris chez les ursulines des années plus tôt : Je suis vraiment désolée de vous déranger.

— … Madame Hamelin?

La prononciation déficiente rendait le patronyme méconnaissable.

— Oui, c’est moi. Je vous prive sans doute de votre heure de dîner.

L’homme fit un geste de la main pour mettre fin à ses excuses, puis lui désigna la chaise devant son bureau.

— À lire les journaux, on se rend mal compte de la situation ici. Je veux dire : les rues désertes, la plupart des lieux publics fermés… Tout cela est tellement étrange.

— Sherbrooke prend des allures de ville fantôme. Comme la maladie se transmet par les contacts entre les personnes, la meilleure façon d’éviter le danger demeure l’isolement. Les gens se terrent dans les maisons.

— Toutes ces précautions sont-elles utiles?

Le médecin lui jeta un regard réprobateur, puis déclara d’un ton narquois :

— Je m’étonne que Charles ne vous ait pas convaincue. Dans sa lettre me demandant de vous recevoir, il exprimait une grande inquiétude.

— En tant qu’épouse, et surtout mère, je suis encline à partager son point de vue. Mais les autorités municipales, tant à Québec qu’à Montréal, parlent d’une grippe « ordinaire ». Vos concitoyens doivent se ronger d’inquiétude. Si c’est en pure perte…

— Cette inquiétude ne les tuera pas. Voulez-vous m’accompagner?

Elle acquiesça de la tête après un moment d’hésitation.

— Je vais donc faire votre éducation, déclara le médecin en quittant sa place.

Il s’empara d’une boîte posée sur une étagère, la tendit vers la visiteuse en ajoutant :

— Je déteste vous voir dans cette tenue. Vous pouvez être porteuse de la maladie, et moi plus encore, compte tenu de mon métier.

La boîte contenait des gants et des masques de coton.

— Je ne tousse pas du tout, protesta-t-elle.

— Moi non plus. Mais je soupçonne les malades d’être contagieux avant même l’apparition des premiers symptômes. Prenez-en un.

Un moment plus tard, elle accrochait derrière ses oreilles les ficelles d’un masque couvrant sa bouche et son nez.

— J’ai mes propres gants.

— Je l’ai remarqué. Nous sommes tous les deux assez coquets pour ne pas porter ceux-là.

Le médecin reposa la boîte à sa place, sortit son propre masque de la poche de sa veste de laine pour l’accrocher à son visage, avant d’enfiler des gants de cuir fin.

— Nous recommandons à toutes les personnes obligées de sortir de s’accoutrer ainsi. Et pour bien faire, chacun devrait se laver les mains soigneusement au moins toutes les heures et surtout éviter de serrer celle des autres, ou toucher à mains nues le moindre objet manipulé par un autre. Je soupçonne que les poignées de porte et les pièces de monnaie jouent un rôle particulier dans la dispersion des germes.

Le souvenir de l’attitude du conducteur du tramway lui revint en mémoire. Elle choisit de lever la tension entre eux :

— Je me doutais bien que vous étiez un homme poli, malgré les apparences.

Après un moment d’incertitude, l’envie de rire marqua le coin de ses yeux :

— Sherbrooke deviendra la capitale de l’absence de savoir-vivre. Je m’excuse de ne pas vous avoir tendu la main, tout à l’heure. Suivez-moi.

Quelques instants plus tard, ils sortaient de l’hôtel de ville pour monter dans une petite Ford de modèle T. Sur le chemin de l’hôpital, le bruit du moteur rendait impossible toute conversation. Les rues et les trottoirs étaient quasi déserts. Les rares passants hâtaient le pas, visiblement désireux de rentrer bien vite pour se cacher derrière des portes closes.

En comparaison, les parages de l’établissement de santé grouillaient de vie. À l’intérieur de l’édifice, Élise se souvint des confidences de son époux. L’Hôtel-Dieu devait ressembler à cela, avec des malades entassés dans les corridors, des chambres surpeuplées et un personnel exténué.

— Comme les gens savent bien que la maladie peut-être mortelle, ils viennent ici dès les premiers symptômes. Cela crée un encombrement tel que nous n’arrivons plus à soigner de manière satisfaisante ceux qui endurent des complications. La pneumonie finit par tuer une partie des malheureux, pas la grippe.

— Cette affluence tient à vos mesures de quarantaine. La panique doit s’emparer des gens.

— Nos précautions visent d’abord à réduire l’ampleur de la contagion. Diminuer un peu le nombre de cas, c’est déjà un succès. Nous tentons ensuite de créer des centres de soins où faire le tri des patients, afin d’orienter seulement les plus menacés vers les hôpitaux.

— Des centres de soins?

— Je vous montrerai tout à l’heure.

Le docteur Jones s’absorba bientôt dans de longues conversations avec le personnel médical afin de connaître le nombre de personnes admises la veille et le matin. Il prenait soigneusement en note les chiffres recueillis.

— Le nombre de cas progresse régulièrement, commenta-t-il en revenant vers elle.

— Cela ne peut pas augmenter sans cesse.

— Tôt ou tard, comme dans le cas de la marée, il y aura un reflux. Nous ne savons ni quand ni jusqu’où la situation se dégradera avant de s’améliorer un peu.

Il marchait d’un pas rapide dans les couloirs de l’établissement, elle tentait de se maintenir à sa hauteur. Au moment de quitter les lieux, il expliqua :

— Je dois rentrer à l’hôtel de ville, mais chemin faisant, je veux voir comment les choses se passent au centre de soins. J’en profiterai pour vous montrer les lieux, et vous abandonner ensuite…

— Je devine combien la situation pèse sur vous. Je vous suis très reconnaissante pour le temps que vous m’accordez, et Charles aussi, n’en doutez pas.

La petite voiture parcourut la distance jusqu’au Sherbrooke High School en crachotant. Le médecin entra dans l’édifice avec une assurance de propriétaire. Un membre du clergé anglican, visiblement dépassé par les événements, l’accueillit à la porte.

— Nous avons déjà plus de trente personnes sur les bras, déclara-t-il d’emblée, nous ne pouvons pas en recevoir un plus grand nombre.

— Alors espérons que notre appel pour obtenir des volontaires parmi la population sera entendu. Ces malades sont-ils susceptibles de présenter des complications?

— … En autant que je puisse en juger, ils ont simplement attrapé la grippe.

Les deux hommes quittèrent le hall pour emprunter un couloir, la visiteuse sur les talons. Dans une première classe, les pupitres avaient été entassés dans un coin pour faire de la place à six lits de camp. Élise remarqua la présence d’une infirmière de l’Ordre de Victoria, aisément reconnaissable à son uniforme, se déplaçant de l’un à l’autre lit.

— L’armée nous prête les couchettes, expliqua le docteur Jones à son intention. Cela ne doit pas lui poser de difficulté, car l’état-major devra ralentir le recrutement à cause de l’épidémie. Entasser des centaines d’hommes sur un navire pour les expédier en Europe ne ferait qu’accélérer les progrès de l’infection.

— Ces personnes ne seraient-elles pas mieux dans leur famille?

— La plupart de ces hommes vivent seuls. En réalité, ils auraient eu bien du mal à s’occuper d’eux-mêmes, une fois atteints par la maladie. À la faveur de la guerre, de nombreux travailleurs se sont logés dans des maisons de chambres, ils prenaient leur repas dans des cantines maintenant fermées à cause de la quarantaine. Nous sommes en mesure de leur offrir un lit, un espace aéré et une alimentation saine. Surtout, si leur situation se complique, nous les enverrons à l’hôpital.

L’homme marqua une pause en regardant un individu d’une quarantaine d’années, puis enchaîna, un ton plus bas :

— Certaines situations sont plus touchantes : des chefs de famille décident de venir ici plutôt que de rentrer à la maison, de peur de contaminer leurs proches.

Dans une ville sensibilisée à la dangerosité de la contagion, ce genre de comportement devait se répéter avec régularité. Ils quittèrent la pièce pour passer dans la classe suivante, celle-là occupée par des femmes.

— Il y a aussi une autre situation navrante : au premier raclement de gorge, au premier reniflement, les domestiques sont congédiées sur-le-champ, souvent sans aucun sou en poche. Encore une fois, la crainte de la contagion inspire ce comportement, les familles tentent de se protéger ainsi. Comme ces jeunes filles viennent pour la plupart de la campagne, elles n’ont aucun parent dans cette ville. Nous les recevons ici.

Élise remarqua que les occupantes de la pièce avaient toutes entre quinze et vingt ans. Elles affichaient un air inquiet, parfois angoissé.

— Pensez-vous que ces précautions devraient être reprises à Québec?

— Je ne le sais pas avec certitude. Au moins, les gens rassemblés ici ne répandent pas leurs germes dans les rues. Juste pour cela, nos efforts sont sans doute justifiés. Pour le reste… à la grâce de Dieu.

Le pasteur protestant, debout un peu à l’écart, approuva d’un signe de tête. Le docteur Jones s’interrompit, puis reprit, un ton plus bas :

— Je dois retourner au travail.

— Merci encore de votre générosité.

— Je peux tout de même vous conduire à la gare.

— Mon train partira plus tard dans la journée. Malgré le ciel maussade, je préfère marcher un peu.

Sur le seuil du Sherbrooke High School, ils se séparèrent après une poignée de main. Élise fit le geste de retirer son masque pour le lui rendre.

— Gardez-le. Croyez-moi, c’est plus prudent.

À pas lents, elle retrouva la rue King pour en suivre le cours en direction de la rivière Saint-François. En croisant les rares passants, elle constata que ceux-ci s’écartaient un peu de son chemin, répondaient à son salut d’un geste de la tête avec un instant de retard. Elle s’arrêta dans l’un des rares restaurants encore ouverts, au coin de Wellington, sourit tristement à la lecture d’un petit écriteau soigneusement calligraphié: « Toutes nos tables ne reçoivent qu’une personne, tout le personnel porte des gants et un masque. »

Malgré ces précautions, que cet endroit demeure encore ouvert devait faire rager le médecin hygiéniste de la Ville. D’un autre côté, comment fermer tous les endroits où un visiteur pouvait prendre un repas? Certains services demeuraient essentiels. La jeune femme s’installa près d’une fenêtre, seule cliente en ces lieux. L’affichette disait vrai : non seulement la serveuse travaillait la bouche et le nez couverts d’une pièce de coton, mais elle posa les aliments en se tenant le plus loin possible de la table.

— Les affaires sont ralenties, remarqua Élise.

— L’heure du dîner est passée depuis longtemps, celle du souper viendra bien plus tard.

Quelque chose dans le ton suggérait à la visiteuse de s’en tenir aux usages, la prochaine fois, plutôt que de venir interrompre le repos d’une honnête travailleuse en après-midi. Son masque toujours accroché à une oreille, Élise mastiqua lentement la pièce de viande, les yeux sur le trottoir désert, puis laissa les pièces de monnaie près de l’assiette au moment de partir. L’employée semblait déterminée à réduire au minimum ses contacts avec ses semblables.

À la gare, Élise passa d’abord au kiosque du télégraphe. Un long moment, elle resta immobile, le crayon suspendu dans les airs, à six pouces de la feuille de papier. Comment décrire ce qu’elle avait vu de façon succincte, puisqu’elle devrait payer pour chaque lettre figurant dans la communication? À la fin, elle écrivit : « SHER VILLE FANTÔME JE T’ÉCRIS AVEC UN MASQUE. JONES ENCORE PLUS INQUIET QUE TOI. »

Un gamin apporterait le message au cabinet du docteur Caron. Son mari le recevrait avant de se rendre à la séance du conseil municipal.