19

Février écrasait Québec sous la neige et le froid. Thomas préférait demeurer à la maison les jours où le climat se montrait trop rigoureux. Le lundi 17, il s’enferma dans la bibliothèque tout de suite après le déjeuner, abattu par une très mauvaise nouvelle.

Vers dix heures, Élisabeth passa la tête dans l’embrasure de la porte pour lui demander :

— Me permets-tu de te tenir compagnie?

L’homme se trouvait derrière sa large table de travail, des copies du Soleil et de La Patrie placées sous ses yeux.

— Tu vas peut-être te moquer de moi, mais je suis plus triste que le jour où mon père est mort. Plus que le jour du départ de maman, aussi.

La femme n’avait pas connu Théodule, mais elle se souvenait de ses très rares rencontres avec Euphrosine, qu’Alfred appelait le « dragon femelle ». Le décès de la vieille femme était peu susceptible d’avoir plongé ses fils dans un profond désarroi.

Élisabeth regarda le titre étalé en grandes lettres noires en travers du Soleil posé sur le bureau : « SIR WILFRID LAURIER EST MOURANT ».

— L’ancien premier ministre ne conserverait-il aucune chance de s’en tirer? demanda-t-elle.

— Selon les journalistes, les médecins ont renoncé. Ce serait une question de temps. L’accident cérébral a paralysé tout son côté gauche. Papa est mort de la même chose.

« Et j’ai eu si peur de connaître le même sort, en juin dernier », songea Thomas. Sa femme prit place sur la chaise en face de lui.

— Je n’ai aucune envie de me moquer de toi. Tu as consacré tellement de temps à soutenir sa carrière… Sa disparition laissera un grand vide dans ton existence.

— Je persiste à croire qu’il a été le plus grand Canadien français de l’histoire et le meilleur premier ministre du pays.

— Souvent, tu as négligé tes propres affaires pour te mettre à son service.

De nombreuses personnes auraient affirmé que le patronage, pendant les quinze ans du grand homme au pouvoir, avait largement compensé tout le temps consacré au travail d’organisation politique. Observatrice plus fine, Élisabeth ne partageait pas cet avis. Une grande abnégation avait marqué l’engagement de son époux.

— Ton vieil ami est parti après une existence et un destin exceptionnels, souligna-t-elle. Cela doit tout de même te consoler un peu.

— Tu as raison. D’un autre côté, je ne vois apparaître personne capable de recoller les morceaux du Parti. Ou ce sont des vieillards qui se portent volontaires, ou alors des personnes fades et sans envergure. As-tu vu à quoi ressemble William Lyon Mackenzie King? Un vieux garçon étrange, trop gras et chauve. J’ai du mal à l’imaginer en train de réconcilier un pays déchiré.

— Parmi tous ses membres et ses sympathisants, il doit bien se trouver quelqu’un capable de mener le Parti libéral au pouvoir.

— S’il existe, je n’ai pas encore reconnu le sauveur.

* * *

Les médecins de l’ancien premier ministre ne s’étaient pas trompés. L’après-midi du 17 février 1919, après avoir murmuré « C’est fini », Wilfrid Laurier laissa échapper son dernier souffle. Dans les jours suivants, tous les journaux consacraient leur première page au grand disparu, retraçant les moments forts de sa carrière et présentant avec moult détails les diverses étapes des cérémonies prévues à Ottawa.

Le vendredi suivant, à la demande des membres de l’Assemblée législative, un premier service funèbre était tenu à la basilique Notre-Dame de Québec. Au moment de déposer ses parents sur le parvis de la cathédrale, Édouard, au volant de la Buick, demanda à son père :

— Es-tu certain de vouloir te passer de mes services? Je peux revenir à la fin de la cérémonie. Vous paraissez un peu étranges, tous les deux, avec votre valise pour aller à l’église.

— Ta présence est requise au magasin. Nous prendrons un taxi tout de suite après pour nous rendre à la gare.

Thomas descendit de voiture, tendit la main afin d’aider sa femme à faire de même. Il se pencha à la fenêtre de la portière du conducteur pour dire encore :

— Nous rentrerons dimanche.

— Ne crains rien. Je prendrai bien soin du commerce, et Évelyne, de la maison.

— Je n’en doute pas.

— … Et sincèrement, mes sympathies. Je sais combien tu appréciais le vieux chef.

L’homme chercha sans la trouver une trace d’ironie dans la voix de son fils.

— Merci… Bon, va travailler maintenant.

Comme le couple le constata bien vite, pénétrer dans la cathédrale avec chacun une valise à la main attirait l’attention. Des regards curieux les suivirent depuis les grandes portes jusqu’à leur banc, dans l’allée centrale. Mgr Émile Buteau, récemment élevé au rang de « prélat domestique », en récompense de son engagement indéfectible pour l’action sociale catholique, présidait la cérémonie.

— Le bonhomme a fait du chemin, depuis le moment où il venait vérifier les connaissances du catéchisme d’Eugénie et d’Édouard, murmura Thomas à l’oreille de sa conjointe.

— Demeure-t-il tout de même curé de Saint-Roch?

— Évidemment. Mais à présent, il est susceptible de se voir nommer évêque d’un petit diocèse, comme Saint-Jean ou Saint-Hyacinthe.

Ils abandonnèrent leur discussion sur les perspectives de carrière de Sa Grandeur MgrButeau pour écouter son sermon. L’exercice servit à mettre en lumière la piété exemplaire de l’ancien premier ministre, tout au long de sa vie. À ce moment, rappeler que le grand homme avait appartenu pendant quelques années à l’Institut canadien aurait paru mesquin. Le célébrant venu de la Basse-Ville s’en priva. En effet, cet élément biographique aurait tempéré l’avalanche d’hommages adressés à cet homme. Car à titre de membre de cette organisation, le jeune Laurier s’était trouvé touché par une mesure d’excommunication.

À la fin de la cérémonie, le couple Picard quitta le temple avec ses bagages. Sur le parvis, Thomas put saluer tout le cabinet provincial. Les députés du parti au pouvoir, comme ceux de l’opposition, se trouvaient là, ainsi que la plupart des membres du conseil municipal. Même les conservateurs et les nationalistes ne tarissaient pas d’éloges sur le défunt.

— Thomas, tu sembles sur le point de partir en voyage, déclara une voix amusée.

Le marchand se tourna pour reconnaître Louis-Alexandre Taschereau. Le petit homme demeurait fidèle au port de la redingote, ce qui lui donnait un peu l’air d’un croque-mort, surtout quand il se coiffait, comme à présent, d’un haut-de-forme.

— Nous prenons le train tout de suite pour Ottawa afin d’assister aux funérailles, demain.

— As-tu obtenu un laissez-passer?

— Une faveur d’Ernest Lapointe.

Des milliers de personnes souhaitaient assister à l’événement. Seules celles munies d’une autorisation pourraient entrer dans la cathédrale catholique de la capitale fédérale.

— Le cher Ernest sait se rendre indispensable, ricana le ministre.

— Comme mon époux a été indispensable à Laurier pendant plus de vingt ans, intervint Élisabeth, ce n’est que justice.

D’habitude, cette femme préférait demeurer très discrète à propos des activités politiques ou commerciales de son époux. Devant la mesquinerie implicite de la remarque, cette précision lui paraissait toutefois s’imposer.

— Madame, consentit Taschereau, tout politicien se féliciterait d’avoir un organisateur politique de la compétence de Thomas. Toutefois, il s’agit d’un monde souvent ingrat pour ceux qui travaillent dans l’ombre.

Le ministre regarda les voitures stationnées près de la cathédrale.

— Édouard doit vous conduire à la gare, je suppose. Mais je n’aperçois pas la grosse Buick.

— Mon fils se trouve au magasin. Nous allons prendre un taxi.

— Avec cette foule, ça ne sera pas évident. Montez avec moi, je vous déposerai à la gare.

— Ce n’est pas nécessaire…

Taschereau affecta d’être déçu.

— Vous n’allez pas me refuser le plaisir de vous rendre service?

À la fin, Thomas acquiesça d’un signe de la tête. De toute façon, son interlocuteur ne paierait pas vraiment de sa personne : un chauffeur en uniforme tenait le volant de sa voiture. Pendant tout le trajet vers la Basse-Ville, Taschereau évoqua à mots couverts les ambitions politiques d’Ernest Lapointe et de sir Lomer Gouin. Déjà, il supputait ses chances de succéder au premier ministre provincial. En conséquence, il souhaitait voir le second atteindre ses objectifs.

* * *

Un peu comme Thomas, Henri Lavigueur devait impérativement assister aux deux funérailles de l’ancien premier ministre, celles tenues à Québec en l’absence du corps, et les autres, les vraies, à Ottawa. Le maire de la ville, comprise dans le comté du vieux chef, lui-même député à la Chambre des communes, ne pouvait se dérober.

Le hasard plaça le marchand et sa femme en face du premier magistrat municipal et de la sienne, dans la voiture de première classe. L’homme portait un habit sombre et un brassard noir au bras. Son épouse arborait l’anthracite des bottines au chapeau, en incluant les gants et la voilette couvrant à demi son visage.

Avant que la locomotive commence à rouler, Élisabeth demanda à la femme assise en face d’elle :

— Comment vous portez-vous, madame?

Il était inutile de préciser « avec le deuil cruel qui vous afflige », tellement cela s’imposait. Elle choisirait de comprendre, si elle se sentait prête à aborder le sujet.

— Dans des circonstances pareilles, on ne peut que se laisser porter par la vie. Mes autres enfants m’entourent, Henri s’occupe de moi…

Elle s’interrompit afin de s’épargner une crise de larmes. Son interlocutrice se pencha pour poser sa main sur la sienne un bref moment. L’émotion les força au silence. Quand le train sortit de la ville, Thomas engagea la conversation sur un sujet moins délicat.

— La grève n’a pas duré bien longtemps.

— Tout de même, trois ou quatre jours sans policiers et sans pompiers, c’est une éternité. Si un incendie avait touché la Basse-Ville, avec toutes ces maisons rapprochées les unes des autres, vous imaginez le drame.

— Je craignais surtout les voyous. Pendant trois nuits d’affilée, j’ai fait placer des panneaux dans mes fenêtres. La situation m’a rappelé les émeutes du printemps de 1917.

La fin de la guerre, puis l’hécatombe attribuable à la grippe espagnole, avaient sans doute laissé les agitateurs trop abasourdis pour profiter de l’occasion.

— J’ai fait la même chose de mon côté, par simple mesure de précaution. Les émeutes appréhendées n’ont pas eu lieu.

Le maire voyait comme un triomphe personnel la traversée de cette grève sans problème majeur. Au même moment, partout au Canada, les prix excessifs et le chômage croissant entraînaient des désordres sociaux. Au Royaume-Uni, les arrêts de travail des mineurs conduisaient le pays au bord de l’effondrement.

— Si le gouvernement Borden cessait de faire la chasse aux insoumis, cela ferait baisser la tension d’un cran! s’emporta Thomas. La guerre est terminée depuis plus de trois mois. Plus personne ne réclame que nous payions le prix du sang.

— Ces conscrits ont défié les lois. Vous ne vous attendez pas à ce qu’on tourne le dos pour les laisser impunis?

— Que fera-t-on si on les attrape? Déclarer une nouvelle guerre afin de les envoyer enfin au combat?

— Je vous rappelle que nous ne sommes pas au pouvoir. Borden fera comme il l’entend.

Thomas secoua la tête, découragé. Cet entêtement des autorités empêchait la population de se concentrer résolument sur l’avenir, pour la ramener vers les rancœurs passées.

— Et le bonhomme sait qu’au cours des cent prochaines années, souffla-t-il encore, aucun Canadien français ne votera pour les conservateurs. Il entend faire plaisir aux impérialistes en continuant la chasse aux déserteurs.

Élisabeth posa sa main sur l’avant-bras de son époux pour réprimer son emportement, puis murmura à madame Lavigeur, à moitié amusée :

— Le croirez-vous, mon mari doit s’éloigner de son travail, sur les ordres du médecin. Alors à la place, il entend dire à tout le monde comment administrer le pays.

L’ironie piqua un peu son époux. Elle suffit toutefois pour réduire d’un cran sa véhémence. Il chercha un autre sujet de conversation. Les plans de carrière de sir Lomer Gouin, tout comme les ambitions de Louis-Alexandre Taschereau, prêtaient moins à la colère et les deux hommes les commentèrent à satiété.

Quand le quatuor changea de train à Montréal, les compères entendirent se dégourdir les jambes en marchant un peu à l’extérieur de la gare. Ils se trouvèrent bien vite devant une manifestation ouvrière d’envergure. La circulation dans la rue Viger demeurait totalement entravée par des protestataires dans la force de l’âge.

— Grand Dieu, commenta Thomas, voilà les bolcheviques à l’assaut de notre belle démocratie.

L’humour, perceptible dans le ton, empêcha Lavigueur de le prendre au sérieux. Tout de même, le député crut bon d’expliquer :

— C’est une manifestation du Conseil central de Montréal, avec un noble objectif en tête. Regardez.

Une grande banderole large d’une trentaine de pieds portait les mots « Libérez la bière ».

— Bravo! hurla Thomas. Voilà un programme social qui me plaît!

Son enthousiasme amena un manifestant à se séparer de la parade pour venir lui remettre une feuille portant un texte imprimé.

— Il s’agit d’une lettre ouverte à l’intention du gouvernement du dominion du Canada, expliqua-t-il en la parcourant des yeux.

— Pour réclamer la vente libre de la bière, répondit le maire. Retournons à notre train, sinon nos femmes assisteront aux funérailles de Laurier sans nous.

La prédiction ne se réalisa pas, les deux hommes prirent place dans un autre wagon de première classe afin d’effectuer la suite du trajet.

— Où étais-tu passé? demanda Élisabeth.

— Marcher. Ne te souviens-tu pas? Hamelin semblait considérer que cet exercice me permettrait de devenir un vieillard. Le docteur Caron est atteint de la même manie.

— Et ce bout de papier dans ta poche?

Thomas sortit la feuille, la déplia en disant :

— Les travailleurs qui votaient à l’unanimité, ou presque, pour la prohibition l’an dernier, réclament maintenant la vente libre de la bière.

— Ils paraissent même prêts à faire la révolution pour se régaler du champagne du pauvre, renchérit Lavigueur.

Comme les deux femmes paraissaient sceptiques, le marchand commença à lire :

Les raisons suivantes expliquent les motifs qui nous font demander un changement dans les lois existantes.

PREMIÈREMENT : L’exemple de la Russie – la manière arbitraire par laquelle on a supprimé les prérogatives en ce qui regarde les boissons alcooliques – a été immédiatement suivi d’un profond malaise industriel et social. La source de satisfaction que constitue pour l’ouvrier l’usage d’une boisson saine comme la bière, les bons rapports qui en découlent, ainsi que la détente morale après une dure journée de labeur sont aussi importants pour son plaisir et sa tranquillité morale qu’une pipe de tabac après son repas. Les mêmes perturbations, qui existeraient si l’on voulait lui enlever sa pipe, suivront une législation qui voudra lui enlever sa bière. Notre prétention est qu’un malaise social devra infailliblement suivre une législation aussi arbitraire.

Ce qu’il faut, c’est une éducation et non pas une législation.

DEUXIÈMEMENT : En Angleterre, nos confrères ouvriers ne se sont pas vus ainsi privés de leur droit. Pourquoi, en opposition directe avec une volonté formulée par nous, ceux qui sont au pouvoir et qui ne prennent pas en considération ou ne connaissent pas la vie ordinaire de l’ouvrier, veulent-ils imposer si arbitrairement leur volonté? Nous considérons que c’est injuste.

— Ce plaidoyer continue encore pendant quelques paragraphes. La bière avec une teneur en alcool de deux et demi pour cent est présentée comme une source de bonheur pour la classe ouvrière.

— Pour les satisfaire, le gouvernement Borden voudra-t-il mettre son projet de loi sur la prohibition totale au rancart? questionna Élisabeth.

Le maire Lavigueur répondit cette fois :

— Il laissera probablement les provinces décider à leur guise.

— Et du côté de Québec, continua Thomas pour indiquer combien il demeurait au courant de tout, le gouvernement tiendra un référendum pour savoir si le bon peuple préfère ou non avoir accès à la bière et au vin en vente libre.

Son compagnon hocha la tête pour indiquer combien ce scénario était probable.

— L’Église fera une nouvelle fois campagne pour la prohibition complète, déclara Élisabeth.

— Le tout sera de savoir si elle obtiendra le même résultat qu’en 1917, ricana son époux.

— Veux-tu parier?

L’homme saisit sa main tout en lui adressant un sourire moqueur. Une fois levée la menace de la conscription, ses concitoyens lui semblaient peu enclins à se prononcer en faveur de l’abstinence totale. En l’absence d’un motif sérieux de se sacrifier afin d’attirer la protection du Seigneur sur eux, l’effort leur semblerait démesuré. Être forcé à la vertu paraissait moins méritoire dans les circonstances actuelles.

— Mais tu resteras encore privé de cognac, se moqua encore sa femme, prohibition mitigée ou non.

La prédiction arracha un soupir de lassitude au marchand.

* * *

De la gare d’Ottawa, les voyageurs empruntèrent un taxi afin de se rendre à leur hôtel, dans la rue Metcalfe. Après être passé à la réception, Lavigueur déclara à ses compagnons de route :

— Si vous souhaitez aller à la Chambre des communes afin de lui rendre un dernier hommage, joignez-vous à moi. Je vais vous attendre ici dans dix minutes.

— Non, ce ne sera pas nécessaire, répondit Thomas, déclinant l’offre.

— Vous savez, la file d’attente risque de compter des milliers de personnes. Je pourrai vous faire passer plus vite, en usant de mes privilèges de député.

— Je le sais bien. Lapointe doit venir me chercher pour cette raison…

Le maire lui adressa un sourire entendu.

— La rumeur dit donc vrai : vous êtes déjà en campagne.

— La rumeur exagère un peu. Je demeure attentif aux attentes des électeurs de Québec-Est et je donnerai mon appui à la personne qu’ils choisiront comme candidat.

— Si j’avais l’esprit un peu plus aventureux, je parierais que cette personne sera justement celle qui vous accompagnera devant le cercueil de notre ami.

Lavigueur gagna sa chambre en compagnie de sa femme. Thomas s’attarda un peu dans le kiosque à journaux, puis fit de même avec la sienne.

— C’est tout de même curieux, déclara-t-il, une fois les portes de l’ascenseur fermées sur eux. Tout le monde paraît deviner mes intentions.

— Peut-être te montres-tu un peu trop transparent. Accepter les laissez-passer de Lapointe, en ces circonstances, me paraît aussi compromettant qu’un mariage dans le chœur de la basilique.

— Ma foi, tu devrais présider le comité féminin du Parti libéral dans Québec-Est. Autrement, tes compétences seront gaspillées.

Dans le couloir du troisième étage conduisant à leur chambre, elle revint sur le sujet :

— Je ne savais même pas qu’il existait un comité de ce genre.

— Il sera créé bientôt. Comme toutes les femmes pourront voter lors de la prochaine élection, nous n’allons pas les négliger. Tu sais, je suis sérieux. Ce serait une bonne idée.

Elle le remercia d’un battement de cils au moment d’entrer dans la chambre.

— Tout aussi sérieusement, je refuserai. La politique est ta passion, pas la mienne.

Une heure plus tard, le couple revint dans le hall de l’hôtel. À leur arrivée, le colosse de Rivière-du-Loup quitta son siège pour les rejoindre, la main tendue.

— Je suis heureux de vous rencontrer, madame Picard, commença-t-il.

Il enchaîna en se tournant vers son futur organisateur politique :

— Thomas, j’aurais aimé que ce soit dans des circonstances différentes, mais maintenant, nous devons accélérer la cadence. Le nouveau candidat dans Québec-Est devra être connu bientôt.

— Vous avez raison : dans une semaine, dix notables de la région de Québec auront fait connaître leur désir de succéder au grand homme dans ce comté. Probablement que la victoire au prochain rendez-vous électoral attise déjà bien des convoitises.

— Comme je ne viens même pas de cette ville, ces opportunistes me compliqueront la tâche…

— Faites confiance à la voix du peuple et à sa sagesse proverbiale.

Le marchand lui adressa un clin d’œil complice.

— Nous ferions mieux d’y aller tout de suite, conclut le politicien. Une voiture taxi attend devant la porte.

En mettant le nez dehors, Thomas eut le souffle un peu coupé par l’air glacial. Tout le long du trajet, il tint son foulard contre son nez. Le Parlement canadien siégeait toujours dans le musée Victoria. Les travaux se poursuivaient sur la colline, afin de reconstruire l’édifice gouvernemental détruit par un incendie.

Au moment de descendre devant la grande bâtisse, le visiteur contempla la silhouette gothique, secoua la tête de dépit.

— Tout de même, quel dommage de le voir pour la dernière fois dans un cadre si décevant, alors qu’il a si longtemps dominé les débats de la Chambre des communes.

L’attention d’Élisabeth se portait plutôt sur l’immense chaîne humaine s’étendant sur trois pâtés de maison. Emmitouflés afin de résister au climat glacial de ce soir de février, les admirateurs de sir Wilfrid Laurier rappelaient les longues parades militaires des dernières années, excepté qu’ils progressaient à la vitesse de l’escargot.

— Ne vous inquiétez pas, Madame, répondit Lapointe à sa question muette. Nous pourrons passer devant ces gens.

— Cela me paraît terriblement indélicat.

— Nous nous rendrons pourtant coupables de cet accroc aux convenances, conclut son époux en lui offrant son bras.

Les employés responsables de maintenir la foule reconnurent le député de Rivière-du-Loup. Ils lui ouvrirent le passage, tout comme à ses invités. Un murmure réprobateur vint aux lèvres des badauds. Élisabeth leur répondit d’un sourire contrit capable de ramener les plus colériques à de meilleurs sentiments.

Depuis de longs mois, la Chambre des communes siégeait dans une grande salle d’exposition du musée. Thomas se souvenait d’avoir assisté aux débats sur la conscription en ces lieux. Heureusement, les animaux empaillés étaient disparus dans les sous-sols de l’institution. Au milieu de tributs floraux surabondants, encadré d’une garde d’honneur composée de députés et de sénateurs, un grand cercueil de chêne accueillait les restes de Laurier. Ce Canadien français avait été premier ministre pendant quinze ans, au moment où le pays connaissait un âge d’or.

Flanqué de sa femme, Thomas demeura un long moment immobile, sombre et droit, à contempler le cadavre. Gris et cireux, le visage de celui-ci demeurait beau, empreint de noblesse. Ses cheveux blancs lui dessinaient une couronne.

Levant les yeux, Élisabeth remarqua les larmes coulant sur les joues de son homme. Elle serra la main sur le pli de son bras, appuya un peu son corps contre le sien. De nouveau, des murmures impatients leur reprochèrent de s’attarder, un policier s’avança avec l’intention de leur dire de céder leur place. D’un geste de la main, Ernest Lapointe signifia au planton de garder ses distances.

Quand Thomas se décida à avancer, il se réfugia derrière le grand fauteuil du président des débats afin de jouir d’un peu d’intimité pour essuyer ses larmes avec son gant. Un moment plus tard, il tendait la main à son hôte en disant :

— Merci de m’avoir conduit ici. Je me sens un peu fatigué. Nous allons rentrer à l’hôtel tout de suite.

— Si vous voulez attendre un moment dans mon bureau, je vous reconduirai. J’ai une affaire à régler et ensuite je pourrai vous recevoir à souper.

— Je vous remercie, mais je préfère aller me coucher. Demain, la journée sera longue.

— Nous pourrons nous reprendre, j’espère… Serez-vous là demain, en soirée?

Thomas consulta son épouse du regard, puis il répondit :

— Ce sera avec plaisir. Nous rentrerons à Québec dimanche.

Le couple trouva son chemin pour sortir du vaste édifice. La température inclémente permettait aux chauffeurs de taxi de réaliser des affaires d’or. Après avoir fait la file pour se recueillir devant le grand homme, plusieurs badauds attendraient une voiture.

— Nous aurions peut-être mieux fait de profiter de l’offre de Lapointe, murmura Élisabeth après une demi-heure à patienter, debout, les pieds sur le trottoir glacé. Il peut sans doute éviter aussi les queues de ce genre.

— Je ne me sens vraiment pas d’humeur à faire la conversation avec qui que ce soit, rétorqua son époux.

Une voiture s’arrêta enfin devant eux. Après avoir donné l’adresse de leur hôtel, il continua :

— D’ailleurs, j’aimerais m’étendre en arrivant dans la chambre. Tu pourras te faire livrer un repas, si tu ne désires pas aller seule à la salle à manger.

— … Tu n’as rien avalé de consistant depuis ce matin. Tu n’es pas raisonnable.

— Rien ne passerait.

Elle le contempla longuement de ses yeux inquiets.

— Es-tu certain de bien te porter?

— Je ne croyais pas que sa mort me ferait cet effet. C’était un vieux monsieur… La première fois où je l’ai vu, il dépassait déjà les cinquante ans. Sa disparition devrait m’apparaître comme la chose la plus naturelle du monde. Et pourtant, regarde l’état où je me trouve.

Cela ressemblait à un grand chagrin d’amour. Élisabeth se retint de le lui dire.

* * *

La nuit se révéla atroce. Le côté gauche du crâne vrillé par une douleur intense, Thomas aurait aimé trouver un verre de cognac bien tassé afin d’anesthésier sa peine… malgré son estomac vide. Toutefois, en ces temps de prohibition, cette quête se serait déjà montrée difficile à Québec. Dans une ville aussi puritaine qu’Ottawa, la démarche ne donnerait rien.

En se levant, Élisabeth remarqua son teint blême dans la lumière du petit jour.

— Tu ne vas pas mieux?

— Je ne crois pas avoir fermé l’œil plus d’une heure.

— Cela, je le sais. Tu m’as réveillée une demi-douzaine de fois.

Son époux lui adressa un sourire gêné, afficha une mine désolée.

— Quand le curé évoquait le pire, lors de notre mariage, conclut-il, il parlait sans doute des migraines.

Elle le regarda sortir du lit, le trouva fragile dans sa chemise de nuit.

— Au lieu de nous rendre aux funérailles, remarqua-t-elle, mieux vaudrait chercher un médecin. Ton état m’inquiète un peu.

— Je ne veux pas rater ce dernier rendez-vous avec un vieil ami. Et puis, tu sais, je pense que tous les médecins de la ville seront avec nous, aujourd’hui, sur le trajet du cortège.

— Ne commets aucune imprudence. Tu te souviens de l’été dernier.

Thomas se souvenait très bien. Deux sujets avaient meublé ses pensées, au cours de la nuit : les réminiscences de sa longue carrière d’organisateur politique dans la Basse-Ville de Québec et ses ennuis de santé récents. Le décès d’un proche, parent ou ami, ramenait toujours à sa propre finalité. Déjà, songeait le commerçant, une majorité de ses connaissances se trouvaient dans l’autre monde.

— Je suis sérieux, tous les cabinets de médecin de la ville seront fermés ce matin. Si cela ne va pas mieux cet après-midi, nous pourrons rentrer tout de suite à la maison. Je ne doute pas que Caron accepte de venir me voir en soirée.

L’engagement parut raisonnable à Élisabeth. Un pur inconnu ne saurait pas comment interpréter les symptômes de son mari. Quand celui-ci entra dans la salle de bain, elle demanda encore :

— Ce matin, tu viendras déjeuner. Ton malaise tient Peut-être seulement au fait que tu as l’estomac vide.

— Je t’accompagnerai, mais ce sera sans doute pour boire une simple tasse de thé. Je garde une petite envie de vomir depuis hier. Cela tient sans doute à mon mal de tête.

* * *

Le programme de la journée était connu de tous, car les journaux l’évoquaient à répétition depuis le mercredi précédent. À neuf heures, le cortège funèbre partirait du musée Victoria, le siège du Parlement depuis plus d’une année, pour se rendre à la cathédrale d’Ottawa. Cent mille spectateurs seraient assez braves pour affronter le froid humide de février. Afin de leur permettre de voir passer le cortège funèbre, le corbillard tiré par quatre chevaux noirs irait au pas.

Le cortège funèbre devait passer par la rue Metcalfe, sous les fenêtres de l’hôtel où logeait Thomas. Au moment de sortir de la salle à manger, Élisabeth proposa :

— Restons tout bonnement dans la chambre, bien au chaud. Tu verras passer le corps depuis la fenêtre. Si tu demandes au comptoir de la réception, on fera même venir un médecin ici.

— Je tiens à me rendre à l’église. J’ai admiré cet homme depuis sa première campagne à titre de chef du Parti libéral, dans les années 1880. Je veux l’accompagner jusque-là. Je m’épargnerai toutefois la visite au cimetière.

En parlant, il portait la main à son œil gauche, afin d’exercer une petite pression sur son globe oculaire.

— Cela fait si mal?

L’inquiétude marquait la voix féminine. Ce matin, elle ne tenait pas son bras pour s’appuyer, mais pour le soutenir.

— La pire migraine de ma vie… Excepté les lendemains de veille, bien sûr. Sortir me fera le plus grand bien.

Une demi-heure plus tard, ils quittaient l’hôtel pour rejoindre la rue Wellington et se diriger ensuite successivement vers Saint-Patrick et Rideau.

— C’est absurde de fermer les portes de la cathédrale, remarqua la femme. Nous pourrions nous asseoir sur un banc et attendre bien au chaud.

— Les organisateurs tiennent à ce que les membres du cortège entrent les premiers. Une façon de flatter nos élites, sans doute. Ensuite, seulement les détenteurs de laissez-passer entreront dans le temple.

Thomas se pencha pour prendre un peu de neige sur le bord du trottoir et l’appliquer sur sa tempe gauche.

— Ce froid me fouette un peu. Demeurer dehors un long moment me fera du bien.

Le gros mensonge passa inaperçu. En réalité, sa vue de l’œil gauche se voilait, jusqu’à devenir opaque. Puis sa démarche devenait un peu erratique, comme après trois cognacs avalés trop vite.

À peu de distance de la cathédrale, parmi une foule de gens respectables munis de laissez-passer, ils s’arrêtèrent pour occuper la plus haute des deux marches donnant accès à une maison. Thomas appuya son épaule contre le cadre de la porte, son dos contre l’huis.

— Nous verrons très bien, d’ici.

— Si le propriétaire nous demande de partir…

— Tu lui adresseras ton meilleur sourire et, séduit, il nous offrira des chaises.

Elle serra son avant-bras de la main, scruta son visage. L’air frais ajoutait un peu de rose à ses joues, cela la rassura un peu. Dans trente, tout au plus quarante minutes, ils se trouveraient assis dans le temple. Rassérénée, elle contempla le bel attelage de quatre chevaux noirs tirant un corbillard abondamment sculpté. Ses flancs en verre laissaient apercevoir le riche cercueil de chêne. Juste derrière cette voiture venaient sur deux rangs les quatorze notables, proches collaborateurs de l’ancien premier ministre, qui tiendraient les cordons du drap mortuaire au moment de son entrée dans l’église.

— Je devrais me trouver parmi eux, murmura Thomas d’une voix pâteuse. J’y ai certainement plus de droit que le sénateur Laurent-Olivier David, ou même sir Lomer Gouin. J’ai donné à Laurier de magnifiques majorités dans Québec-Est lors de six élections générales.

Il marqua une pause, ferma les yeux avant de jeter avec dépit :

— Regarde ce petit prétentieux, certain de pouvoir venir à Ottawa pour occuper la place laissée vide.

Il parlait du premier ministre Gouin. Marchand dans la Basse-Ville, Picard tolérait mal de se voir oublié lors de cérémonies semblables. Élisabeth se rapprocha de lui, serra son bras. Tout de suite après ces notables venait une automobile découverte où la vieille silhouette de Zoé, l’épouse du grand homme, paraissait crouler sous les fourrures. Une dame de compagnie se tenait près d’elle, attentive à ses moindres souhaits.

— Avec ses rhumatismes, commenta Élisabeth, on aurait dû prévoir un véhicule fermé.

Thomas ne répondit rien.

— Les journaux ont beau insister sur sa fidélité au grand homme, son désir de l’accompagner chaque seconde de ces derniers jours, elle devrait penser à elle.

La femme leva les yeux afin de recevoir au moins un assentiment muet de son mari. Elle découvrit des yeux clos, une bouche entrouverte. Puis tout d’un coup, les genoux de l’homme se dérobèrent, le corps s’écrasa comme un sac.

— Thomas!

Le cri attira l’attention des badauds sur le trottoir. Elle arriva à le soutenir assez pour amortir un peu la chute et éviter surtout que la tête heurte le trottoir. Accroupie près du corps, elle cria encore :

— Aidez-moi, quelqu’un, mon mari!

La foule des curieux dégagea un cercle autour du couple.

— Je vous en prie, aidez-moi.

Des jambes entrèrent dans son champ de vision, puis un genou se posa sur le pavé. Le son de la voix la força à lever les yeux vers l’inconnu.

— Je suis médecin.

Le praticien posa sa main nue sur le cou du gisant, juste sous l’oreille. Il remarqua tout de suite les lèvres bleutées, entrouvertes, la respiration hésitante, les yeux mi-clos. Il souleva une paupière du bout de l’index, la pupille parut s’empresser de se dérober vers le haut.

— Monsieur, et vous aussi, Monsieur, il faut transporter cet homme.

Le ton impératif, la désignation d’individus jeunes et robustes, ne permettaient guère de se dérober. Au moment où les deux bons Samaritains conscrits de la sorte soulevaient le malade en le prenant par les épaules, l’inconnu dit à Élisabeth :

— L’hôpital des Sœurs de la Charité se trouve à deux pas, j’y fais transporter votre mari.

Elle donna son accord d’un signe de la tête. Des larmes coulaient sur ses joues.

— Je vous remercie, Monsieur…

— Je suis le docteur Landry. Je travaille dans cet hôpital, je pourrai m’occuper de votre mari tout de suite.

Incertaine de pouvoir articuler de nouvelles paroles, elle hocha simplement la tête.

* * *

Heureusement, les religieuses purent mettre le nouveau patient dans une chambre privée. La mise soignée du malade et la gravité de son état lui interdisaient la promiscuité d’une salle commune.

Élisabeth dut attendre longuement sur une chaise placée dans le corridor. Plus de quarante minutes après son arrivée, le docteur Landry vint la rejoindre. Après avoir pris place sur un second siège près d’elle, il répondit à son interrogation muette :

— Madame Picard, votre époux a repris conscience, même s’il demeure un peu… perdu, comme vous le verrez tout à l’heure.

— Va-t-il se remettre?

— Cela repose entre les mains de Dieu. Je vous promets toutefois de le soigner de mon mieux.

L’engagement lui parut peu convaincant. Ce genre de précaution verbale précédait généralement les mauvaises nouvelles.

— Cet épisode n’est pas le premier, n’est-ce pas? questionna le praticien.

— Il a perdu conscience en juin dernier. Mais depuis, il s’est reposé, a fait attention à sa diète. Le docteur Caron – c’est le nom de son médecin – s’est montré satisfait.

— La mauvaise hygiène de vie est souvent responsable de ces crises d’apoplexie. Malheureusement, le retour à de bonnes habitudes ne suffit pas toujours.

« Thomas doit trouver la situation bien ironique, songea la femme. Tous ces sacrifices pour se trouver dans une situation pire qu’au début. » Elle demanda, inquiète :

— Cela tient à quoi?

— À sa pression artérielle très élevée, comme en témoigne mon examen avec le sphygmomanomètre.

Le mot, aussi impressionnant que n’importe quelle incantation de sorcier, devait semer une admiration béate chez les patients et leurs proches.

— Votre mari est robuste, il a survécu à une attaque cérébrale sévère. Si aucune récidive ne se produit dans les deux prochaines heures, ce sera un signe excellent. Demain marquera une nouvelle étape.

— Encore vingt-quatre heures et il sera sauvé?

L’espoir écarquillait les yeux de la jolie femme.

— Si les symptômes de sa paralysie s’amenuisent, cela voudra dire de meilleures chances. Toutefois, il continuera à souffrir d’hypertension…

Devant le regard désespéré de son interlocutrice, Landry décida de laisser le médecin de famille du patient évoquer les mauvaises nouvelles. Cet homme risquait fort d’être sous terre dans six mois.

— Gardez espoir. Parfois la prière…

Élisabeth choisit de ne pas entendre les derniers mots, prononcés le plus souvent en présence de cas désespérés.

— Vous avez parlé de paralysie…

— Tout son côté gauche. Mais déjà, il semble récupérer un peu de sensibilité dans le bras et la jambe. Ces symptômes peuvent disparaître tout à fait au cours des prochaines heures.

— Puis-je le voir?… demanda la femme en se levant.

Le médecin posa la main sur son avant-bras pour lui dire doucement :

— Bien sûr. Je dois toutefois vous prévenir, sa vue vous surprendra. La paralysie lui donne une allure étrange. La bouche demeure tordue, il s’exprime avec beaucoup de difficulté.

Elle hocha gravement la tête, continua vers la porte de la chambre, le médecin sur les talons. Malgré l’avertissement, elle demeura un moment interdite, dut faire un effort pour accrocher un sourire sur son visage. Thomas fixait sur elle son œil droit alors que le gauche paraissait ne plus lui obéir. Puis sa bouche dessinait un trait oblique au milieu du visage, la bave se répandait sur la joue gauche. De ce côté, son bras immobile se terminait par des doigts tout crispés.

— Mon amour, comme tu m’as fait peur!

— …

La réponse, dans un souffle, lui parut d’abord totalement incompréhensible. À la troisième tentative, elle devina : « Désolé ».

— Ne dis pas cela.

Elle prit une pièce de lin sur le meuble de chevet, essuya un peu la salive sur le menton.

— Je vais rester près de toi. Ne t’en fais pas, les choses s’améliorent déjà.

Elle approcha une chaise pour la mettre à la droite du lit étroit; l’allure du profil gauche la troublait au point de lui faire perdre sa contenance. Le médecin se montrait plus familier de ce genre de situation. Il se pencha sur son patient, lui posa la main sur la poitrine.

— Je reviendrai vous voir en fin d’après-midi. D’ici là, je dirai à l’infirmière de vous servir un peu de bouillon.

Le malade répondit d’une grimace plus éloquente que son grognement.

Pendant les heures suivantes, Thomas alterna entre le sommeil et les moments de conscience inquiète. Élisabeth consultait sa montre discrètement, additionnait les minutes. Landry avait évoqué une période de deux heures comme une étape significative. Pendant tout ce temps, elle hésitait sur l’attitude à adopter. D’un côté, son devoir exigeait qu’elle avertisse les enfants, Édouard et Eugénie. De l’autre, les appeler au chevet de leur père ne constituerait-il pas une démission face à la maladie? Ce serait admettre le caractère désespéré de la situation.

* * *

La directrice du petit hôpital des sœurs de la Charité, le visage encadré par le tissu de son uniforme, assurait de sa voix la plus apaisante :

— Vous savez, Madame, les derniers sacrements et la confession ne font jamais mourir personne. D’un autre côté, dans l’état de votre mari, il serait dangereux de négliger ces précautions.

Elle voulait dire « dangereux pour le salut de son âme ». Élisabeth accepta d’un signe de la tête. Le prêtre se trouvait déjà là, accompagné d’un servant de messe. Tout d’abord, il avait été seul dans la chambre du malade, le temps d’entendre ses péchés. Pour l’extrême-onction proprement dite, la présence de tiers était non seulement tolérée, mais souhaitée.

Étendu dans un lit étroit, vêtu d’une simple chemise de nuit, Thomas reposait sous un grand crucifix noir, dans une chambre discrète, loin des grands dortoirs communs. Son visage présentait une teinte d’un mauvais gris. Tout le côté gauche paraissait encore tordu, l’œil à demi clos, le coin de la bouche affaissée. Un filet de bave s’en échappait pour couler sur la joue.

Le prêtre, son étole autour du cou, traça une première croix sur le front du malade avec son pouce. Il continua en effleurant successivement le nez, les yeux, les mains, les pieds, laissant chaque fois une mince pellicule d’huile sainte.

Élisabeth entendait les mots sans en saisir vraiment le sens.

— Par cette sainte Onction, le Seigneur vous pardonne tout ce que vous avez fait de mal, par la vue, par l’odorat, par le toucher…

Ses yeux ne pouvaient se détacher de ceux de son homme, remplis de terreur. Le prêtre récupéra ensuite une petite boîte de nacre sur le chevet, en sortit une hostie pour la placer sur la langue du malade. L’homme tenta de déglutir pour l’avaler, n’y arriva pas. Le morceau de pain se dissolva bien vite avec la salive.

Après une dernière bénédiction, un masque grave et préoccupé sur le visage, l’ecclésiastique quitta la pièce, son servant de messe sur les talons. La femme eut l’impression qu’il jetait vers elle un regard réprobateur, comme si sa présence était de trop. La religieuse s’approcha du lit, recouvrit le corps d’un drap tout en murmurant :

— Je suis certaine que vous vous sentez mieux maintenant, monsieur Picard, avec une âme toute blanche comme celle d’un nouveau-né.

Les yeux de Thomas ne témoignèrent pas d’une immense satisfaction à ce propos. Il articula péniblement.

— Seul… avec ma femme.

Quelques heures après son attaque, tout le côté gauche de son corps demeurait paralysé. Cependant, il éprouvait de la douleur si on le piquait avec une aiguille. Même si son bras ressemblait encore à un morceau de bois mort, avec ses doigts un peu tordus, ce constat permettait au médecin d’afficher maintenant un optimisme prudent. Puis, son visage paraissait retrouver un peu sa mobilité. Si on écoutait avec une extrême attention, ses mots devenaient à peu près intelligibles.

— Vous voulez parler avec madame?

Le souhait paraissait incongru à la soignante. Le malade fit un geste affirmatif de la tête. Elle se retira un peu de mauvaise grâce, en disant :

— Surtout, ne vous fatiguez pas.

Élisabeth prit la chaise placée contre le mur pour l’approcher et s’asseoir à son chevet, puis s’inclina vers lui. Pendant tout ce temps, il la suivait de ses yeux brûlants.

— Je suis tout près, maintenant.

— Je… veux… dire…

Chacun de ses mots venait avec difficulté, déformé par le rictus permanent de la bouche. Il fallait reconstituer ses phrases, ajouter les mots manquants, pour en saisir parfaitement le sens.

— Je ne veux pas mourir en te cachant cela. La confession au curé…

Il eut un geste de la main droite, comme pour chasser une mouche, comme si la formalité accomplie un peu plus tôt lui paraissait futile.

— Mais je veux recevoir ton pardon.

Elle s’habituait au débit très lent, à la prononciation à la limite du perceptible, même au désespoir dans les yeux.

— Voyons, je n’ai rien à te pardonner.

De la main droite, il lui signifia de se taire.

— Tu te souviens, la nuit de sa mort…

Elle le regarda sans comprendre, totalement perdue.

— Alice, grogna-t-il.

— La nuit où Alice est morte?

Une main glacée se ferma sur le cœur de l’épouse, ses yeux prirent une dureté nouvelle, comme si une part d’elle-même devinait déjà.

— Je suis allé dans sa chambre après toi.

Le silence, entre les mots murmurés, devenait très dense, comme l’acier.

— Elle était là, sa respiration sifflante, la sueur couvrait son visage et son cou.

Il s’interrompit encore, reprit après un long moment :

— Te souviens-tu de la chaleur dans cette pièce? Et l’odeur… Cela me levait le cœur.

Élisabeth se souvenait très bien du mélange des excréments dans le pot de chambre, de la crasse de son corps, de la haine et de la colère mélangées aussi.

— Bien vite, toute ma vie aurait pris cette teinte, cette odeur. Elle nous tenait dans sa main, elle allait nous séparer en utilisant Eugénie…

La petite fille réclamant son entrée immédiate au pensionnat, la présence d’Élisabeth devenait immédiatement inutile. De plus, le curé de la paroisse menaçait de refuser la communion à la préceptrice de dix-huit ans si elle ne quittait pas le domicile des Picard. Il pouvait même la dénoncer du haut de la chaire pour la forcer à obtempérer.

Puis, in extremis, Alice était décédée.

— Cette nuit-là, je suis allé la voir pour tenter de la raisonner… tout en sachant que cela ne donnerait rien. Je ne souhaitais pas lui faire de mal, je le jure.

Le long soliloque entrecoupé de silences lui coûtait un effort infini. Elle écoutait, fascinée de découvrir sous un nouvel éclairage un pan immense de sa propre vie.

— J’ai pris l’oreiller…

Avec sa seule main droite, il mimait le geste de prendre un oreiller, de le placer sur un visage. Dans la réalité, il avait dû utiliser les deux mains.

— Je n’ai pas réfléchi, je n’ai pas planifié. Je me trouvais là, cela paraissait le geste à faire.

L’homme fixait son œil droit sur sa femme. Le gauche semblait enclin à faire preuve d’autonomie. Lentement, la vérité envahissait la conscience d’Élisabeth. À la fin, elle souffla :

— Tu as tué Alice.

— Je me suis défendu contre sa haine, sa méchanceté. J’avais le droit de le faire. Elle détruisait la vie de nos enfants. Tu vois combien Eugénie est devenue… bizarre. Elle a semé sa folie dans sa tête. Qui sait si Édouard n’aurait pas été sa prochaine victime.

Sa belle-fille était perturbée, impossible de le nier. Toutefois, cela tenait-il à une influence maternelle délétère? Rien ne paraissait moins sûr.

— Tu as tué ta femme.

— C’était de la légitime défense. Elle faisait tout pour ruiner mon… notre existence. Tu te souviens, je voulais la placer dans un établissement spécialisé. Le docteur Couture, ce foutu imbécile, et mon frère Alfred, aussi, me mettaient des bâtons dans les roues. Nous étions condamnés…

Le long discours tout juste intelligible le laissa épuisé. Élisabeth demeura silencieuse, assommée par la révélation. Soudainement, la mine horrifiée d’Eugénie lui revint en mémoire, le jour des funérailles. Thomas avait jugé bon d’annoncer à ses enfants dès ce moment son intention de se remarier.

— Elle a dit : « Elle a tué maman », murmura la femme. Pauvre petite.

— Comment?

— Ta propre fille m’accusait, et toi, si généreusement, tu venais à ma défense en lui interdisant de répéter ces mots horribles. Pauvre Eugénie : son intuition était fondée. Elle se trompait simplement de coupable.

Un bruit parvint depuis la porte. La sœur hospitalière passa la tête dans l’embrasure pour demander :

— Tout va bien, j’espère.

— Oui. Nous conversons entre mari et femme, répondit Élisabeth d’une voix agacée.

La religieuse demeura interdite, puis répéta :

— Vous ne devez pas le fatiguer. Il a reçu les derniers sacrements, tout à l’heure.

Elle acquiesça d’un hochement de la tête, l’autre se retira. Après un long silence, Thomas implora :

— Me pardonnes-tu?

— Dieu seul peut pardonner les péchés. Surtout un péché aussi grave.

— Je me fous de Dieu. Je veux ton pardon à toi.

Son énervement apporta une pellicule de sueur malsaine sur son visage malade.

— Je ne peux pas.

— J’ai fait cela pour nous.

Elle songea à hurler pour le contredire, garda finalement le silence. Toutefois, elle recula sa chaise, suffisamment loin pour ne plus entendre ses murmures.