Entraîné par mon récit, je n'ai su parler en son temps de la mort d'Anna. C'est en mai 84 qu'elle nous quitta. Nous l'avions accompagnée, ma mère et moi, dix jours auparavant, à la maison de santé de la rue Chalgrin, où on devait l'opérer d'une tumeur qui depuis assez longtemps la déformait et l'oppressait. Je la laissai dans une petite chambre banale, propre et froide ; et je ne la revis plus. L'opération réussit, il est vrai, mais la laissa trop affaiblie ; Anna ne put s'en remettre et prit congé de la vie à sa modeste manière, si doucement et discrètement qu'on ne s'aperçut point qu'elle mourait, mais seulement qu'elle était morte. Je fus extrêmement affecté à la pensée que ni ma mère, ni moi, n'avions pu l'entourer à son heure dernière, qu'elle ne nous avait pas dit adieu et que ses derniers regards n'avaient rencontré que des visages étrangers. Durant des semaines et des mois m'habita l'angoisse de sa solitude. J'imaginais, j'entendais l'appel désespéré, puis le retombement de cette âme naissante que tout, sauf Dieu, désertait ; et c'est l'écho de cet appel qui retentit dans les dernières pages de ma Porte étroite.
Aussitôt après ma rhétorique, Albert Démarest proposa de faire mon portrait. J'avais pour mon cousin, je l'ai dit, une sorte d'admiration tendre et passionnée ; il personnifiait à mes yeux l'art, le courage, la liberté ; mais, bien qu'il me témoignât une affection des plus vives, je restais inquiet près de lui, arpentant impatiemment le peu d'espace que j'occupais dans son cœur et dans sa pensée, soucieux sans cesse des moyens de l'intéresser à moi davantage. Sans doute Albert était-il aussi soucieux de tempérer mes sentiments, que je l'étais de les exagérer au contraire. Je souffrais indistinctement de sa réserve, et je ne puis croire aujourd'hui qu'il ne m'aurait pas rendu plus grand service en s'en départant.
Sa proposition me surprit. Il ne s'agissait tout d'abord que de lui servir de modèle pour le tableau qu'il voulait présenter au Salon, où figurait un violoniste. Albert m'arma d'un violon, d'un archet, et durant de longues séances je crispai mes doigts sur les cordes de l'instrument, m'évertuant à garder une pose où devait se profiler l'âme du violon et la mienne.
– Prends un air douloureux, me disait-il. Et certes je n'y avais aucun mal, car le maintien de cette position surtendue devenait vite une torture. Mon bras replié s'ankylosait ; l'archet allait s'échapper de mes doigts...
– Allons ! repose-toi. Je vois que tu n'en peux plus.
Mais je craignais, si je la quittais, de ne pouvoir retrouver la pose.
– Je tiens encore. Va toujours.
Puis, au bout d'un instant, l'archet tombait. Albert déposait palette et pinceaux, et nous nous mettions à causer. Albert me racontait sa vie. Mon oncle et ma tante s'étaient longtemps opposés à ses goûts, de sorte qu'il n'avait commencé de travailler sérieusement que très tard. A quarante ans il tâtonnait encore, trébuchait, hésitait, se reprenait sans cesse, et n'avançait que sur terrain rebattu. De sensibilité vive, mais de pinceau lourd et maladroit, tout ce qu'il peignait restait déplorablement en deçà de lui-même ; il avait conscience de son impuissance, mais à chaque nouveau tableau, l'espoir d'en triompher par excès d'émotion l'exaltait. D'une voix tremblante et avec les larmes aux yeux, il me racontait son « sujet », en me faisant promettre de n'en parler à personne. Les sujets des tableaux d'Albert n'avaient le plus souvent qu'un rapport assez peu direct avec la peinture ; lignes et couleurs, il les appelait à la rescousse et se désolait de leur peu de docilité. Sa défiance, son tremblement se confessaient malgré lui dans ses toiles, leur prêtant, indépendamment de ce qu'il voulait y dire, une sorte de grâce plaintive qui restait leur plus réelle qualité. Avec un peu plus d'assurance, un peu plus d'ingénuité, ces mêmes maladresses eussent pu le servir ; mais, par conscience, par modestie, il s'appliquait sans cesse à les corriger et ne parvenait qu'à banaliser ses velléités les plus exquises. Si inexpérimenté que je fusse encore, je devais bien reconnaître qu'Albert, dans le monde des arts, malgré tout son trésor intérieur, ne faisait pas figure de héros ; mais en ce temps je croyais, moi aussi, l'émotion de souveraine efficace, et partageais son espoir de voir soudain un de ses « sujets » triompher.
– Je voudrais, comprends-tu, mettre en peinture ce sentiment que Schumann exprime dans sa mélodie : L'Heure du Mystère. Ce serait le soir ; sur une espèce de colline, une forme de femme, étendue, voilée dans les vapeurs du couchant, tendrait les bras vers une créature ailée qui descendrait vers elle. Je voudrais mettre dans les ailes de l'ange quelque chose de frémissant – et ses mains simulaient des battements d'ailes – de tendre, d'éperdu comme la mélodie ; et il chantait :
Le ciel étreint la terre
Dans un baiser d'amour.
Puis il me montrait des esquisses, où l'abondance des nuées dissimulait de son mieux les formes de l'ange et de la femme, c'est-à-dire l'insuffisance du dessin.
– Naturellement, disait-il en manière d'excuse et de commentaire, naturellement je devrai me reporter au modèle. Puis il ajoutait soucieusement : « On ne se figure pas ce que c'est embêtant dans notre métier, ces questions de modèles. D'abord ça coûte horriblement cher... »
Ici j'ouvre une parenthèse : Albert, depuis qu'il avait hérité sa part de la fortune de son père, se serait trouvé dans une position presque aisée s'il n'avait assumé les charges secrètes que je vais être amené à dire. Mais la crainte de n'y point suffire le tourmentait sans cesse, l'obsédait. Au surplus, cette crainte de la dépense était dans sa nature ; il l'avait toujours eue.
– Que veux-tu, disait-il ; c'est plus fort que moi. J'ai toujours été regardant. C'est un défaut dont j'ai honte, mais dont je n'ai jamais pu me corriger. Quand, il y a vingt ans, je suis parti pour l'Algérie, j'emportais avec moi une petite somme que j'avais mise de côté pour le voyage ; ma crainte de trop dépenser a fait que je l'ai rapportée presque intacte ; là-bas, niaisement, je me refusais tout plaisir.
Certes ce n'était point de l'avarice, mais bien, chez cet être au contraire si foncièrement généreux, une forme de la modestie. Et tout ce que lui coûtait sa peinture (car il n'était jamais assuré de la vendre), il se le reprochait. Il lésinait misérablement, préoccupé sans cesse de ne pas gâcher de la toile, ni d'employer trop de couleurs. Il lésinait surtout sur les séances de modèles.
– Et puis, continuait-il, je ne trouve jamais de modèles à ma convenance ; jamais exactement ; et puis jamais ces gens-là ne comprennent ce qu'on leur demande. Tu ne peux pas imaginer ce qu'ils sont bêtes. Ce qu'ils vous mettent devant les yeux est toujours si différent de ce que l'on voudrait ! Il y a des peintres qui interprètent, je sais bien ; d'autres qui se fichent du sentiment. Moi je suis toujours gêné par ce que je vois. Et d'un autre côté, je n'ai pas assez d'imagination pour pouvoir me passer de modèle... Enfin, c'est ridicule, mais pendant tout le temps de la pose, je reste tourmenté par la crainte que le modèle ne se fatigue ; je me retiens tout le temps pour ne pas le prier de se reposer.
Mais l'empêchement principal était celui qu'Albert n'osait avouer à personne, et que je ne fus à même de comprendre que deux ans plus tard. Depuis quinze ans, à l'insu de tous les siens, de son frère même, Albert vivait conjugalement avec une compagne dont le jaloux amour supportait mal de le voir s'enfermer des heures durant avec une femme jeune, belle et aussi dévêtue que « l'heure du mystère » le comportait.
Pauvre cher Albert ! Je ne sais qui de nous deux était le plus ému, le jour où il me fit confidence du secret de sa double vie. Rien de plus pur, de plus noble, de plus fidèle, que son amour ; et rien de plus craintif ni de plus absorbant. Il avait installé celle qu'il appelait déjà sa femme et qu'il devait plus tard épouser, dans un petit appartement de la rue Denfert, où il s'ingéniait à l'envelopper de confort ; et elle s'ingéniait à augmenter les modiques ressources de leur ménage, par des travaux de couture fine et de broderie. Je fus surtout frappé, lorsqu'il m'introduisit près d'elle, par l'extrême distinction de ma cousine Marie ; son beau visage, patient et grave, s'inclinait pensivement dans l'ombre ; elle ne parlait qu'à demi-voix ; le bruit semblait l'effaroucher autant que la pleine lumière, et je crois que c'est par humilité qu'elle ne demandait point à Albert de légitimer une situation que la naissance d'une petite fille avait depuis longtemps consacrée. Albert, malgré son aspect herculéen, était le plus timide des êtres. Il reculait devant le chagrin que pourrait causer à sa mère ce que celle-ci considérerait sûrement comme une mésalliance. Il avait peur du jugement de tous et de chacun, de sa belle-sœur en particulier ; ou plus exactement, il redoutait l'ombre que ces méjugements pourraient porter sur son ménage. Il préférait, lui si franc, si ouvert, les louvoiements sournois à quoi cette fausse situation l'obligeait. Avec cela très scrupuleux, soucieux d'autant plus de ne rien rogner sur ce qu'il estimait devoir à sa mère, il partageait son cœur, son temps et ne vivait jamais qu'à cloche-pied. Ma tante, dont il restait le seul compagnon depuis la mort de mon oncle et le mariage de mes autres cousins, le traitait en grand enfant écervelé et se persuadait qu'il ne saurait se passer d'elle ; il prenait avec elle un dîner sur deux et rentrait coucher chez elle tous les soirs. Pour protéger son secret, Albert évoquait une amitié qui tenait, à vrai dire, dans sa vie presque autant de place que son amour ; mais reconnue, celle-ci, admise, et même que sa mère voyait d'un assez bon œil. Chaque repas qu'Albert n'accordait pas à ma tante, c'est avec son ami Simon qu'il était censé le prendre ; c'est près de lui qu'il était censé s'attarder ; M. Simon était célibataire, et rien ne paraissait moins suspect que l'association de ces deux vieux garçons. Le manteau de cette amitié couvrait de même les longues absences d'Albert et ces villégiatures conjugales durant les mois d'été que ma tante passait à La Roque ou à Cuverville.
Édouard Simon était juif ; mais, sinon peut-être sur les traits de son visage, les caractères de sa race étaient, me semble-t-il, on ne peut moins marqués ; ou peut-être étais-je trop jeune pour savoir les reconnaître. Édouard Simon vivait très modestement, bien qu'il ne fût pas sans fortune ; il n'avait de goût, de besoin, que d'aider et de secourir. Ancien ingénieur, il n'exerçait d'autre profession, depuis longtemps, que celle de philanthrope. En rapport à la fois avec les ouvriers en quête d'ouvrage et les patrons en quête d'ouvriers, il avait organisé chez lui une sorte d'agence gratuite de placement. Sa journée se passait en visites de pauvres, en courses, en démarches. Je crois que le poussait l'amour moins de chaque homme en particulier que de l'humanité tout entière et, plus abstraitement encore : de la justice. Il donnait à sa charité l'allure d'un devoir social ; et, tout de même, en cela se montrait très juif.
Auprès d'une vertu si active, si pratique, auprès de ses résultats évidents, le pauvre Albert prenait honte de sa chimère, à laquelle son ami, force était de s'en convaincre, n'entendait rien.
– J'aurais besoin d'être encouragé, soutenu, me disait Albert tristement. Édouard feint de s'intéresser à ce que je fais ; mais c'est par affection pour moi ; au fond il ne comprend que ce qui est utile. Ah ! vois-tu, il me faudrait faire un chef-d'œuvre pour me prouver à moi-même que je ne suis pas un vaurien.
Alors il passait son énorme main veinée et velue sur son front déjà dégarni, et je voyais un instant après, ses sourcils bourrus tout ébouriffés et ses grands bons yeux pleins de larmes.
Je n'étais peut-être pas d'abord très sensible à la peinture – moins qu'à la sculpture assurément – mais animé par un tel désir, un tel besoin de compréhension, que mes sens bientôt s'affinèrent. Certain jour que, par expérience, Albert avait laissé traîner une photographie sur sa table, il fut ravi parce que j'y reconnus à première vue un dessin de Fragonard ; et je m'étonnai à mon tour de son étonnement même ; car il ne me paraissait pas que personne eût pu s'y tromper. Il hochait la tête et souriait en me regardant :
– Il faudra que je te mène chez le patron, dit-il enfin. Ça t'amusera de voir son atelier.
Albert avait été l'élève de Jean-Paul Laurens ; il gardait pour celui qu'il appelait toujours « le patron » des sentiments de chien, de fils et d'apôtre. Jean-Paul Laurens occupait alors, rue Notre-Dame-des-Champs, un assez incommode appartement flanqué de deux grands ateliers ; l'un, aménagé en salon, où recevait Mme Laurens ; dans l'autre travaillait « le patron ». Chaque mardi soir, on relevait les rideaux entre les deux ateliers. Il ne venait à ces soirées hebdomadaires que quelques intimes, anciens élèves pour la plupart ; on faisait un peu de musique ; on causait ; rien n'était plus cordial ni plus simple : n'empêche que la première fois que je pénétrai dans ce milieu si nouveau pour moi, mon cœur battait... Une harmonie sévère, pourpre et presque ténébreuse, m'enveloppa d'abord d'un sentiment quasi religieux ; là, tout me paraissait flatter les regards et l'esprit, inviter à je ne sais quelle contemplation studieuse. Ce jour-là, tout à coup, mes yeux s'ouvrirent, et je compris aussitôt combien l'ameublement de ma mère était laid ; il me semblait que j'en apportais avec moi quelque chose, et le sentiment de mon indignité fut si vif que je crois que je me serais évanoui de honte et de timidité, sans la présence, dans l'atelier, de mon ancien camarade de classe, le fils aîné de Jean-Paul Laurens, dont la cordialité s'efforça de me mettre à l'aise.
Paul-Albert était exactement de mon âge ; mais à cause du retard de mes études, je l'avais perdu de vue depuis longtemps ; depuis la neuvième, où nous avions été ensemble. J'avais gardé le souvenir d'un cancre indocile et charmant. Assis sur un des derniers bancs de la classe, il passait tout le temps des cours à couvrir ses cahiers de dessins fantastiques qui me paraissaient les plus prodigieux du monde. Parfois je me faisais punir, pour le plaisir d'être renvoyé près de lui. Il se servait, comme d'un pinceau, du gros bout de son porte-plume mâchuré, qu'il trempait dans l'encre ; ce travail l'absorbait et lui donnait l'air studieux ; mais, si le professeur s'avisait de l'interroger, Paul, hagard, et le regard perdu, semblait revenir de si loin que toute la classe éclatait de rire. Certes, j'étais heureux de le revoir et d'être reconnu par lui, mais tourmenté plus encore par la crainte qu'il ne me prît pour un bourgeois. Depuis que j'avais posé pour Albert (il venait d'achever mon portrait), je m'occupais beaucoup de mon personnage ; le souci de paraître précisément ce que je sentais que j'étais, ce que je voulais être : un artiste, allait jusqu'à m'empêcher d'être, et faisait de moi ce que l'on appelle : un poseur. Dans le miroir d'un petit bureau-secrétaire, hérité d'Anna, que ma mère avait mis dans ma chambre et sur lequel je travaillais, je contemplais mes traits, inlassablement, les étudiais, les éduquais comme un acteur, et cherchais sur mes lèvres, dans mes regards, l'expression de toutes les passions que je souhaitais d'éprouver. Surtout j'aurais voulu me faire aimer ; je donnais mon âme en échange. En ce temps, je ne pouvais écrire, et j'allais presque dire : penser, me semblait-il, qu'en face de ce petit miroir ; pour prendre connaissance de mon émoi, de ma pensée, il me semblait que, dans mes yeux, il me fallait d'abord les lire. Comme Narcisse, je me penchais sur mon image ; toutes les phrases que j'écrivais alors en restent quelque peu courbées.
Entre Paul Laurens et moi une amitié ne tarda pas de s'établir, qui devint bientôt des plus vives ; j'attends, pour en parler, le voyage que nous fîmes ensemble et reviens d'abord à Albert.
Ce n'était pas seulement l'affection qui poussait Albert à la confidence. Il gardait une arrière-pensée, dont bientôt il me fit part. Sa fille, qui maintenant avait plus de douze ans, se révélait musicienne. Albert, dont les doigts, au piano, restaient aussi maladroits que ses pinceaux sur la toile, rêvait de prendre sa revanche avec elle ; il reportait sur Antoinette ses espoirs et ses ambitions.
– Je veux en faire une pianiste, me disait-il. Cela me consolera. J'ai trop souffert de n'avoir pas travaillé quand j'étais jeune. Il est temps qu'elle s'y mette.
Or ma mère, dont les yeux enfin s'étaient ouverts sur la médiocrité des leçons de piano que j'avais reçues jusqu'alors, et sur le profit que je pourrais tirer de leçons meilleures, avait depuis vingt mois confié mon instruction musicale à un maître des plus remarquables, Marc de la Nux, qui m'avait aussitôt fait faire des progrès surprenants. Albert me demanda si je pensais pouvoir, à mon tour, donner des leçons à ma cousine et lui transmettre quelque reflet de cet excellent enseignement ; car, reculant devant la dépense, il n'osait s'adresser à M. de la Nux lui-même. Je commençai tout aussitôt, gonflé par l'importance de mon rôle et par la confiance d'Albert, que je travaillai donc à mériter. Ces leçons bi-hebdomadaires, auxquelles, durant deux ans, je mis un point d'honneur à ne point manquer, me furent de profit aussi grand qu'à mon élève, dont par la suite le vieux père de la Nux s'occupa directement. Si j'avais à gagner ma vie, je me ferais professeur ; professeur de piano, de préférence ; j'ai la passion de l'enseignement et, pour peu que l'élève en vaille la peine, une patience à toute épreuve. J'en fis plus d'une fois l'expérience et j'ai cette fatuité de croire que mes leçons valaient celles des maîtres les meilleurs. Ce que celles du père de la Nux furent pour moi, si je ne l'ai pas dit encore, c'est par crainte de trop m'y étendre ; mais le moment est venu d'en parler.
Les leçons de Mlle de Gœcklin, de M. Schifmacker, de M. Merriman surtout, étaient on ne peut plus rebutantes. De loin en loin je revoyais M. Gueroult qui veillait à ce que le « feu sacré », comme il disait, ne s'éteignît point ; mais, même plus suivis, les conseils de ce dernier n'eussent pu me mener bien loin. M. Gueroult était trop égoïste pour bien enseigner. Quel pianiste eût fait de moi M. de la Nux, si je lui eusse été confié plus tôt ! Mais ma mère partageait cette opinion courante que, pour les débuts, tous les maîtres se valent. Dès la première séance, Marc de la Nux entreprit de tout réformer. Je croyais n'avoir point de mémoire musicale ou que très peu ; je n'apprenais par cœur un morceau qu'à force de le ressasser, me reportant au texte sans cesse, perdu dès que je le quittais des yeux. De la Nux s'y prit si bien qu'en quelques semaines j'avais retenu plusieurs fugues de Bach sans seulement avoir ouvert le cahier ; et je me souviens de ma surprise en retrouvant, écrite en ut dièse, celle que je croyais jouer en ré bémol. Avec lui tout s'animait, tout s'éclairait, tout répondait à l'exigence des nécessités harmoniques, se décomposait et se recomposait subtilement ; je comprenais. C'est avec un pareil transport, j'imagine que les apôtres sentirent descendre sur eux le Saint-Esprit. Il me semblait que je n'avais fait jusqu'à présent que répéter sans les vraiment entendre les sons d'une langue divine, que tout à coup je devenais apte à parler. Chaque note prenait sa signification particulière, se faisait mot. Avec quel enthousiasme, je me mis à étudier ! Un tel zèle me soulevait, que les plus rebutants exercices devinrent mes préférés. Certain jour, après ma leçon, ayant cédé la place à un autre élève, je m'attardai sur le palier, derrière la porte refermée mais qui ne m'empêchait point d'entendre. L'élève qui m'avait remplacé, non plus âgé que moi peut-être, joua le morceau même qu'alors j'étudiais, la grande Fantaisie de Schumann, avec une vigueur, un éclat, une sûreté, à quoi je ne pouvais encore prétendre ; et je demeurai longtemps, assis sur une marche de l'escalier, à sangloter de jalousie.
M. de la Nux semblait prendre le plus vif plaisir à m'instruire, et ses leçons se prolongeaient souvent bien au-delà de l'heure convenue. Je ne connus que longtemps ensuite la démarche qu'il fit auprès de ma mère ; il tâcha de la persuader qu'il valait la peine de sacrifier à la musique le reste de mon instruction, déjà suffisamment avancée disait-il ; il la pria de me confier à lui complètement. Ma mère avait hésité, eut recours au conseil d'Albert, puis enfin prit sur elle de refuser, estimant que j'aurais dans la vie mieux à faire qu'à simplement interpréter l'œuvre d'autrui ; et, pour ne point éveiller en moi de vaine ambition, elle pria M. de la Nux de ne me rien dire de ses propositions (je dois ajouter qu'elles étaient parfaitement désintéressées). Et tout cela je ne l'appris que beaucoup plus tard, par Albert, alors qu'il n'était plus temps d'y revenir.
Au cours des quatre années que je restai sous la direction de M. de la Nux, une grande intimité s'était établie entre nous. Même après qu'il eut cessé de m'instruire (à mon grand regret, je l'entendis un jour me déclarer qu'il m'avait appris à me passer de lui, et mes protestations ne purent le décider à continuer des leçons qu'il jugeait désormais inutiles), je continuai de le fréquenter assidûment. J'avais pour lui une sorte de vénération, d'affection respectueuse et craintive, semblable à celle que je ressentis un peu plus tard auprès de Mallarmé, et que je n'éprouvai jamais que pour eux deux. L'un comme l'autre réalisaient à mes yeux, sous une de ses formes les plus rares, la sainteté. Un ingénu besoin de révérence inclinait devant eux mon esprit.
Marc de la Nux n'était pas seulement un professeur ; sa personnalité même était des plus marquées, sa vie tout entière admirable. Il avait fait de moi son confident. J'ai noté de ses propos, nombre de conversations que j'eus avec lui, surtout dans les derniers temps de sa vie ; celles-ci me paraissent encore, à les relire, d'un intérêt extrême ; mais elles chargeraient trop mon récit. Je ne puis ici que tracer rapidement son portrait :
Marc de la Nux était né à La Réunion, comme son cousin Leconte de Lisle. Il devait à son origine ses cheveux à demi crépus, qu'il portait assez longs et rejetés en arrière, son teint olivâtre et son regard languide. Tout son être respirait un bizarre mélange de fougue et de nonchaloir. La main qu'il vous tendait fondait dans la vôtre plus qu'aucune autre main de pianiste que j'aie serrée, et son grand corps dégingandé semblait tout de cette même étoffe. Il donnait ses leçons debout, arpentant la pièce, ou appuyé contre un grand piano à queue, dont il ne se servait pas pour l'étude, les coudes en avant et le buste penché, d'une main soutenant son front bombé. Sanglé dans une longue redingote de coupe romantique, le col relevé par une cravate de mousseline à double tour et à tout petit nœud haut placé, sous certain éclairage qui faisait valoir la saillie de ses pommettes et le ravalement de ses joues, il ressemblait extraordinairement au portrait de Delacroix par lui-même. Une sorte de lyrisme, d'enthousiasme, l'animait parfois et il devenait alors vraiment beau. Par modestie je crois, il consentait rarement à se mettre au piano devant moi, ou seulement pour quelque indication passagère ; par contre, il ressortait volontiers (avec moi du moins) un violon, qu'il tenait caché d'ordinaire et dont il prétendait jouer fort mal, bien que, dans les sonates que nous lûmes ensemble, il tînt sa partie beaucoup mieux que je ne tenais la mienne. De son humeur je ne dirai donc rien, de crainte de me laisser entraîner ; mais je ne me retiens pas de rapporter ce petit trait, qui peint tout l'homme :
Il trouvait qu'on élevait très mal ses petits-enfants.
– Tenez, me disait-il en s'en ouvrant à moi, je vais vous donner un exemple : chaque mercredi soir la petite Mimi vient coucher ici (c'était la seconde de ses petites-filles). Dans la chambre qu'elle occupe, il y a un réveille-matin ; la petite s'en plaint ; elle dit que le tic-tac l'empêche de dormir. Savez-vous ce qu'a fait Mme de la Nux ? Elle a enlevé le réveille-matin. Alors comment voulez-vous que la petite s'habitue ?
Et ceci me fait penser à ce mot exquis de Mlle de Marcillac, certain jour que je tombai chez elle, à Genève, au milieu d'une réunion de vieilles filles. L'une d'elles parlait de sa petite-nièce qui manifestait une particulière horreur pour ces grosses larves de hanneton qu'on appelle communément « turcs », ou « vers blancs ». Sa mère avait résolu de triompher de cette répugnance.
– Savez-vous comment elle s'y est prise ? Elle a imaginé de lui en faire manger, à la pauvre enfant !
– Mais, s'écria Mlle de Marcillac, il y avait de quoi l'en dégoûter pour toute la vie !
Peut-être ne verra-t-on pas bien le rapport. Laissons.
L'École alsacienne, excellente dans les basses classes, passait en ce temps pour insuffisante dans les classes supérieures. La rhétorique allait encore, mais pour la philosophie, ma mère se laissa persuader que les cours d'un lycée seraient préférables, et décida que je ferais la mienne à Henri-IV. Cependant je m'étais promis de préparer le nouvel examen tout seul, ou avec l'aide de quelques leçons particulières. (N'avais-je pas, en deux ans de semblable régime, rattrapé cinq années de friche ?) L'étude de la philosophie me paraissait alors exiger un recueillement peu compatible avec l'atmosphère des classes et la promiscuité des camarades. Je quittai donc le lycée dès le troisième mois. M.L..., dont je suivais le cours à Henri-IV, accepta de me guider dans les sentiers de la métaphysique et de corriger mes devoirs. C'était un petit homme, sec et court – j'entends quant à l'esprit, car de corps il était long et mince ; sa voix grêle et sans harmoniques eût morfondu la plus avenante pensée ; mais, dès avant qu'il l'exprimât, la pensée dont il s'était saisi, l'on sentait qu'il la dépouillait de toute fleur, de toute branche, et qu'elle ne pouvait qu'à l'état de concept trouver place en ce triste esprit. Son enseignement distillait l'ennui le plus pur. J'éprouvais avec lui le même désenchantement qu'avec M. Couve lors de mon instruction religieuse. Quoi ! c'était là cette science suprême dont j'espérais l'éclaircissement de ma vie, ce sommet de la connaissance d'où l'on pût contempler l'univers... Je me consolais avec Schopenhauer. Je pénétrai dans son Monde comme représentation et comme volonté avec un ravissement indicible, le lus de part en part, et le relus avec une application de pensée dont, durant de longs mois, aucun appel du dehors ne put me distraire. Je me suis mis plus tard sous la tutelle d'autres maîtres et que, depuis, j'ai de beaucoup préférés : Spinoza, Descartes, Leibniz, Nietzsche enfin ; je crois même m'être assez vite dégagé de cette première influence ; mais mon initiation philosophique, c'est à Schopenhauer, et à lui seul, que je la dois.
Recalé en juillet, je passai tant bien que mal, en octobre, la seconde partie de mon baccalauréat, que je considérais comme devant clore la première partie de mes études. Nullement désireux de pousser jusqu'à la licence, de faire du droit, ou de me préparer à n'importe quel autre examen, je résolus de me lancer tout aussitôt dans la carrière. Ma mère obtint de moi, néanmoins, la promesse de travailler encore, avec M. Dietz, l'an suivant ; n'importe ! je me sentais dès lors étrangement libre, sans charges, sans soucis matériels – et j'imaginais mal, à cet âge, ce que pouvait être celui d'avoir à gagner sa vie. Libre ? non, car tout obligé par mon amour et par ce projet de livre dont j'ai parlé, qui s'imposait à moi comme le plus impérieux des devoirs.
Une autre résolution que j'avais prise, c'était celle d'épouser au plus tôt ma cousine. Mon livre ne m'apparaissait plus, par moments, que comme une longue déclaration, une profession d'amour ; je la rêvais si noble, si pathétique, si péremptoire, qu'à la suite de sa publication nos parents ne puissent plus s'opposer à notre mariage, ni Emmanuèle me refuser sa main. Cependant mon oncle, son père, à la suite d'une attaque, venait de mourir ; elle et moi nous l'avions veillé, penchés, rejoints sur ses derniers instants ; il me semblait que dans ce deuil s'étaient consacrées nos fiançailles.
Mais malgré le pressant besoin de mon âme, je sentais bien que mon livre n'était pas mûr, que je n'étais pas encore capable de l'écrire ; c'est pourquoi j'envisageai sans trop d'impatience la perspective de quelques mois d'études supplémentaires, d'exercices et de préparations ; de lectures surtout (je dévorais un livre par jour). Un court voyage, entre-temps, occuperait profitablement mes vacances, pensait ma mère ; je pensais de même ; mais nous cessâmes de nous entendre quand il fallut faire choix d'un pays. Maman optait pour la Suisse ; elle acceptait de me laisser voyager sans elle ; mais non précisément seul. Quand elle parla de m'enrôler dans une bande d'excursionnistes du Club Alpin, je déclarai tout net que l'allure de cette association me rendrait fou, et que du reste j'avais pris la Suisse en horreur. C'est en Bretagne que je voulais aller, sac au dos et sans compagnon. Ma mère commença par ne rien vouloir entendre. J'appelai Albert à la rescousse ; lui qui m'avait fait lire Par les champs et par les grèves, comprendrait mon désir ; il plaiderait pour moi... Ma mère finit par céder ; mais du moins voulait-elle me suivre. Il fut convenu que nous nous retrouverions de loin en loin, tous les deux ou trois jours.
Je tins un carnet de route. Quelques pages de ce journal ont paru dans La Wallonie ; considérablement remaniées, car j'éprouvais déjà le plus grand mal à désembroussailler ma pensée. De plus, tout ce que j'eusse aisément exprimé me paraissait banal, sans intérêt. D'autres reflets de ce voyage ont passé dans André Walter. Grâce à quoi je n'ai plus envie d'en rien dire. Ceci pourtant :
Comme je suivais le littoral, remontant à courtes étapes de Quiberon à Quimper, j'arrivai, certaine fin de jour, dans un petit village : Le Pouldu, si je ne fais erreur. Ce village ne se composait que de quatre maisons, dont deux auberges ; la plus modeste me parut la plus plaisante ; où j'entrai, car j'avais grand-soif. Une servante m'introduisit dans une salle crépie à la chaux, où elle m'abandonna en face d'un verre de cidre. La rareté des meubles et l'absence de tenture laissaient remarquer d'autant mieux, rangés à terre, un assez grand nombre de toiles et de châssis de peintre, face au mur. Je ne fus pas plus tôt seul que je courus à ces toiles ; l'une après l'autre, je les retournai, les contemplai avec une stupéfaction grandissante ; il me parut qu'il n'y avait là que d'enfantins bariolages, mais aux tons si vifs, si particuliers, si joyeux que je ne songeai plus à repartir. Je souhaitai connaître les artistes capables de ces amusantes folies ; j'abandonnai mon premier projet de gagner Pont-Aven ce même soir, retins une chambre dans l'auberge, et m'informai de l'heure du dîner.
– Voudriez-vous qu'on vous serve à part ? ou si vous mangerez dans la même salle que ces Messieurs ? demanda la servante.
« Ces Messieurs » étaient les auteurs de ces toiles : ils étaient trois, qui s'amenèrent bientôt, avec boîtes à couleurs et chevalets. Il va sans dire que j'avais demandé qu'on me servît avec eux, si toutefois cela ne les dérangeait pas. Ils montrèrent, du reste, que je ne les gênais guère ; c'est-à-dire qu'ils ne se gênèrent point. Ils étaient tous trois pieds nus, débraillés superbement, au verbe sonore. Et, durant tout le dîner, je demeurai pantelant, gobant leurs propos, tourmenté du désir de leur parler, de me faire connaître, de les connaître, et de dire à ce grand, à l'œil clair, que ce motif qu'il chantait à tue-tête et que les autres reprenaient en chœur, n'était pas de Massenet, comme il croyait, mais de Bizet...
Je retrouvai l'un d'eux, plus tard, chez Mallarmé : c'était Gauguin. L'autre était Séruzier. Je n'ai pu identifier le troisième (Filigier, je crois).
Cet automne et cet hiver furent occupés par de menus travaux surveillés par M. Dietz, par des visites, des entretiens avec Pierre Louis, des projets de revue où s'usait impatiemment notre flamme. Au printemps je sentis le moment venu ; mais, pour écrire mon livre, il me fallait la solitude. Un petit hôtel, au bord du minuscule lac de Pierrefonds, m'offrit un gîte provisoire. Le surlendemain Pierre Louis vint m'y relancer : force était de chercher plus loin. Je partis pour Grenoble, fouillai les environs, d'Uriage à Saint-Pierre de Chartreuse, d'Allevard à je ne sais où ; la plupart des hôtels étaient encore fermés, les chalets réservés pour les familles – et je commençais à me décourager, lorsque je découvris, près d'Annecy et presque sur les bords du lac, à Menthon, un charmant cottage entouré de vergers, dont le propriétaire accepta de me louer au mois deux chambres. Aménageant en cabinet de travail la plus grande, je fis aussitôt venir d'Annecy un piano, sentant que je ne pourrais me passer de musique. Je pris pension, pour mes repas, dans une sorte de restaurant d'été, au bord du lac, et dont, vu la saison peu avancée, je restai, tout le mois durant, le seul hôte. M. Taine habitait non loin. Je venais de dévorer sa Philosophie de l'Art, son Intelligence et sa Littérature anglaise ; mais je m'abstins de l'aller voir, par timidité, et par crainte de me distraire de mon travail. Dans la complète solitude où je vécus, je pus chauffer à blanc ma ferveur, et me maintenir dans cet état de transport lyrique hors duquel j'estimais malséant d'écrire.
Quand je rouvre aujourd'hui mes Cahiers d'André Walter, leur ton jaculatoire m'exaspère. J'affectionnais en ce temps les .mots qui laissent à l'imagination pleine licence, tels qu'incertain, infini, indicible – auxquels je faisais appel, comme Albert avait recours aux brumes pour dissimuler les parties de son modèle qu'il était en peine de dessiner. Les mots de ce genre, qui abondent dans la langue allemande, lui donnaient à mes yeux un caractère particulièrement poétique. Je ne compris que beaucoup plus tard que le caractère propre de la langue française est de tendre à la précision. N'était le témoignage que ces Cahiers apportent sur l'inquiet mysticisme de ma jeunesse, il est bien peu de passages de ce livre que je souhaiterais conserver. Pourtant, au moment que je l'écrivais, ce livre me paraissait un des plus importants du monde, et la crise que j'y peignais, de l'intérêt le plus général, le plus urgent ; comment eussé-je compris, en ce temps, qu'elle m'était particulière ? Mon éducation puritaine avait fait un monstre des revendications de la chair ; comment eussé-je compris, en ce temps, que ma nature se dérobait à la solution la plus généralement admise, autant que mon puritanisme la réprouvait. Cependant l'état de chasteté, force était de m'en persuader, restait insidieux et précaire ; tout autre échappement m'étant refusé, je retombais dans le vice de ma première enfance et me désespérais à neuf chaque fois que j'y retombais. Avec beaucoup d'amour, de musique, de métaphysique et de poésie, c'était le sujet de mon livre. J'ai dit précédemment que je ne voyais rien au delà ; ce n'était point seulement mon premier livre ; c'était ma Somme ; ma vie me paraissait devoir s'y achever, s'y conclure. Mais par moments pourtant, bondissant hors de mon héros, et tandis qu'il sombrait dans la folie, mon âme, enfin délivrée de lui, de ce poids moribond qu'elle traînait depuis trop longtemps après elle, entrevoyait des possibilités vertigineuses. J'imaginais une suite de « Sermons laïques », à l'imitation des Sources du Père Gratry, où, par un vaste détour, bouclant la terre entière, je ramenais les plus rétifs au Dieu de l'Évangile (qui n'était point tout à fait tel qu'on l'imagine d'ordinaire, ainsi que je le démontrais dans une seconde suite plus purement religieuse). Je projetais aussi certain récit, inspiré par la mort d'Anna, qui devait s'appeler « l'essai de bien mourir » et qui devint plus tard La Porte étroite. Enfin je commençais de me douter que le monde était vaste et que je n'en connaissais rien.
Je me souviens d'une longue course par-delà l'extrémité du lac ; ma solitude m'exaltait et m'exaspérait à la fois ; la réclamation de mon cœur devint, à la tombée du jour, si véhémente que, tout en marchant à grands pas (à si grands pas qu'il me semblait voler ; c'est-à-dire que je courais presque), j'appelais instamment ce camarade dont l'exaltation fraternelle eût gémellé la mienne, et je me racontais à lui, et lui parlais à haute voix, et sanglotais de ne le point sentir à mon côté. Je décidai que ce serait Paul Laurens (qu'en ce temps je connaissais à peine, car ce que j'ai dit de lui et de mon introduction dans l'atelier de son père, il faut le reporter à plus tard) et pressentis extraordinairement qu'un jour nous partirions ainsi, tous deux ensemble, seuls, au hasard des routes.
Quand, vers le milieu de l'été, je revins à Paris, ce fut avec mon livre achevé. Albert, à qui je le lus aussitôt, fut consterné par l'intempérance de mon piétisme et par l'abondance des citations de l'Écriture. On peut juger de cette abondance par ce qu'il en reste encore après que, sur ses conseils, j'en eus supprimé les deux tiers... Puis je le lus à Pierre Louis. Il avait été convenu que chacun laisserait en blanc une page de son premier livre, page que l'ami remplirait ; par une semblable courtoisie Aladin laissait à son beau-père le soin de décorer un des balcons de son palais. Le conte nous apprend que le beau-père ne parvint point à mettre ce balcon d'accord avec le reste de l'édifice ; et, de même, nous nous sentîmes l'un et l'autre aussi peu capables, moi d'écrire un de ses sonnets, que lui d'écrire une page de mes Cahiers. Mais pour ne renoncer point tout à fait, Louis me proposa une sorte d'introduction qui donnerait au livre une apparence vraiment « posthume1 ».
En ce temps les journaux étaient pleins de pressants appels à la jeunesse. Au Devoir présent de Paul Desjardins, il me semblait que mon livre faisait réponse. Tel article que Melchior de Vogüé adressait « à ceux qui ont vingt ans » me persuadait que j'étais attendu. Oui, mon livre, pensai-je, répondait à un tel besoin de l'époque, à une si précise réclamation du public, que je m'étonnais même si quelque autre n'allait pas s'aviser de l'écrire, de le faire paraître vite, avant moi. J'avais peur d'arriver trop tard, et pestais contre Dumoulin, l'imprimeur, à qui j'avais envoyé le « bon à tirer » depuis longtemps et qui ne me livrait point le volume. Le vrai, comme je l'appris un peu plus tard, c'est que mon livre le mettait dans un grand embarras. Dumoulin, qu'on m'avait indiqué comme un des meilleurs imprimeurs de Paris, était très catholique, et bien pensant, et désireux de le paraître ; il avait accepté ce travail sans avoir pris connaissance du texte ; or voici qu'il lui revenait que ce livre sentait le fagot. Sans doute il balança quelque temps, puis, par crainte de se compromettre, emprunta la signature d'un confrère.
A côté de cette édition soignée et tirée à peu d'exemplaires, qui devait être la première, j'en ménageais une autre, plus commune, pour satisfaire à l'appétit du public, que je m'imaginais devoir être considérable. Cependant les scrupules de Dumoulin, ses pourparlers avec le complaisant confrère, avaient tant duré que, malgré toutes mes précautions, je ne pus faire que l'édition vulgaire ne prît le pas.
Le nombre des coquilles qui s'y trouvaient me consterna ; et comme d'autre part la vente, force était de m'en convaincre, s'annonçait nulle, dès que la petite édition fut prête, je condamnai l'autre au pilon. Je l'y portai moi-même, l'ayant été cueillir dans sa presque totalité chez le brocheur (moins je pense, soixante-dix exemplaires environ, employés au service de presse) et fus fort réjoui de recevoir quelque argent en échange. On payait au poids du papier... Mais tout ceci n'a d'intérêt que pour les bibliophiles...
Oui, le succès fut nul. Mais j'ai le caractère ainsi fait que je pris plaisir à ma déconvenue. Au fond de tout déboire gît, pour qui sait l'entendre, un « ça t'apprendra » que j'écoutai. Incontinent je cessai de désirer un triomphe qui se dérobait à moi ; ou du moins je commençai de le souhaiter différent, et me persuadai que la qualité des applaudissements importe bien davantage que leur nombre.
Quelques conversations que j'eus alors avec Albert précipitèrent une résolution qui flattait mon goût naturel, et décidèrent d'une attitude qui fut par la suite beaucoup critiquée : celle de me dérober au succès. Le moment est peut-être venu de m'expliquer là-dessus.
Je ne veux point me peindre plus vertueux que je ne suis : j'ai passionnément désiré la gloire ; mais il m'apparut vite que le succès, tel qu'il est offert d'ordinaire, n'en est qu'une imitation frelatée. J'aime être aimé pour le bon motif et souffre de la louange si je sens qu'elle m'est octroyée par méprise. Je ne saurais non plus me satisfaire des faveurs cuisinées. Quel plaisir prendre à ce qui vous est servi sur commande, ou à ce que des considérations d'intérêt, de relations, d'amitié même, ont dicté ? La seule idée que je puisse être loué par reconnaissance, ou pour désarmer ma critique, ou pour armer mon bon vouloir, enlève d'un coup tout prix à la louange ; je n'en veux plus. Car ce qui m'importe avant tout, c'est de connaître ce que vaut réellement mon ouvrage, et je n'ai que faire d'un laurier qui risque de faner bientôt.
Ma virevolte fut subite ; certainement il y entrait du dépit ; mais le dépit fut de courte durée, et si d'abord il put motiver mon attitude, il n'eut pas à la maintenir. Cette attitude, je m'en rendis compte bientôt – cette attitude qu'on put prendre pour de la pose – répondait exactement à ma nature, et je m'y sentis tellement à mon aise que je ne cherchai point d'en changer.
J'avais fait tirer un nombre mortifiant d'exemplaires de mon premier livre ; des suivants je ne ferais tirer que tout juste assez ; même un peu moins. Je prétendais trier désormais mes lecteurs ; je prétendais, excité par Albert, me passer de cornacs ; je prétendais... Mais je crois qu'il entrait surtout de l'amusement et de la curiosité dans mon cas : je prétendais courir une aventure qu'aucun autre encore n'eût courue. J'avais, Dieu merci, de quoi vivre et pouvais me permettre de faire fi du profit : si mon œuvre vaut quelque chose, me disais-je, elle peut durer ; j'attendrai.
Une sorte de morosité naturelle m'enfonça dans cette résolution de rebuter les critiques, voire les lecteurs ; et cette diversité d'humeur qui me force, aussitôt délivré d'un livre, de bondir à l'autre extrémité de moi-même (par besoin d'équilibre aussi) et d'écrire précisément le moins capable de plaire aux lecteurs que le précédent m'avait acquis.
– Tu ne me feras jamais croire, s'écriait ma vieille cousine, la baronne de Feuchères (quoi ! je ne l'ai pas encore présentée...), tu ne me feras jamais croire que tu ne te tiendras pas à un genre une fois que tu y auras réussi.
Mais précisément je préférais ne réussir point, plutôt que de me fixer dans un genre. Quand elle me mènerait aux honneurs, je ne puis consentir à suivre une route toute tracée. J'aime le jeu, l'inconnu, l'aventure : j'aime à n'être pas où l'on me croit ; c'est aussi pour être où il me plaît, et que l'on m'y laisse tranquille. Il m'importe avant tout de pouvoir penser librement.
Certain soir, peu de temps après la publication des Cahiers, comme j'essuyais les épais compliments d'Adolphe Retté, c'est irrésistiblement que j'y coupai court (car dans tout ce que je fais il faut voir beaucoup moins de résolution que d'instinct ; je ne puis agir autrement), et tout à coup lui faussai compagnie. Ceci se passait au café Vachette, ou à celui de la Source, où Louis m'avait entraîné.
– Si c'est ainsi que tu accueilles les louanges, on ne t'en fera pas souvent, me dit Louis quand il me revit.
Pourtant j'aime les compliments ; mais ceux des maladroits m'exaspèrent ; ce qui ne me flatte pas au bon endroit, me hérisse ; et plutôt que d'être mal loué, je préfère ne l'être point. Facilement aussi je me persuade qu'on exagère ; une incurable modestie me présente aussitôt mes manques ; je sais où je m'arrête et où commence le défaut ; et comme je ne redoute rien tant que de m'en laisser accroire, et que je tiens l'infatuation pour fatale au développement de l'esprit, je ramène sans cesse en deçà mon estimation de moi-même et mets tout mon orgueil à me diminuer. Qu'on n'aille pas voir trop d'apprêt dans ce que j'en dis : le mouvement est spontané, que j'analyse. Si le ressort est compliqué, qu'y puis-je ? La complication, je ne la recherche point ; elle est en moi. Tout geste me trahit, où je ne reconnais point toutes les contradictions qui m'habitent.
Je me relis. Tout ceci ne me satisfait guère. J'aurais dû mettre en avant, pour expliquer ma sauvagerie et mes retraits, une crainte extrême de la fatigue. Dès que je ne puis m'y montrer parfaitement naturel, toute fréquentation m'exténue.
La cousine que tout à l'heure j'ai nommée, née Gide, veuve du général de Feuchères dont une avenue de Nîmes porte le nom, habitait, du temps de ma jeunesse, rue de Bellechasse, le second étage d'un élégant hôtel particulier. Il y avait une véranda devant l'entrée, et tandis qu'on traversait la cour pour l'atteindre, le concierge sonnait deux coups d'un timbre invisible, pour avertir, de manière qu'on trouvât là-haut, derrière la porte entrouverte, un grand laquais prêt à vous introduire. Ce timbre rendait exactement le même son cristallin que, lorsqu'on la heurtait légèrement, une belle cloche à fromage dont mes parents ne se servaient que lorsque nous avions « du monde » à dîner ; ainsi tout ce qui touchait à ma cousine ne devait éveiller que des idées de luxe et de cérémonie. Elle nous recevait, ma mère et moi, lorsque j'étais petit enfant, dans une pièce étroite, aux meubles d'acajou. Je me souviens en particulier d'un grand secrétaire, dont je ne pouvais détacher mes regards, car je savais qu'à un certain moment de la visite ma cousine allait en sortir une boîte de fruits confits, comme, dans les théâtres, l'on passe des bonbons et des oranges pendant l'entracte. Cela coupait agréablement la visite, qui me paraissait interminable ; car la cousine profitait de l'inlassable patience de ma mère pour l'accabler du récit de ses fastidieux griefs contre sa fille, ou son banquier, ou son notaire, ou son pasteur ; elle en avait à tous et à chacun. Aussi observait-elle cette précaution de ne jamais offrir les fruits confits trop tôt, mais au moment où elle sentait que la patience risquait de faiblir. Alors elle soulevait sa robe, prenait dans sa jupe de taffetas un trousseau de clefs, en choisissait une qui ouvrait le tiroir d'un petit « bonheur du jour » près d'elle ; dans ce tiroir, elle trouvait une autre clef, celle du secrétaire d'où elle sortait, avec la boîte de fruits confits, une liasse de papiers dont elle allait donner lecture à ma mère. La boîte était toujours à peu près vide, de sorte qu'on n'osât se servir qu'avec discrétion ; ma mère s'abstenait ; et comme un jour je lui demandai pourquoi :
– Tu vois bien, mon petit, que la cousine n'a pas insisté, me dit-elle.
Après que j'avais pris mon fruit, la cousine remettait la boîte dans le secrétaire, et le second acte de la visite commençait. Les papiers qu'elle produisait ainsi, papiers dont peu d'années plus tard, et sitôt que je fus jugé d'oreille assez mûre, j'eus à subir moi aussi la lecture, ces papiers n'étaient pas seulement des lettres à elle adressées, et le double de ses réponses, c'étaient aussi des conversations dont elle avait pris note et où elle avait consigné, non point tant les propos d'autrui, que ses répliques qui étaient d'une excessive noblesse, à la fois lapidaires et infinies ; je soupçonne qu'à la manière de Tive-Live, elle écrivait non point tant ce qu'elle avait dit, que ce qu'elle aurait voulu dire, et que c'est même pour cela qu'elle l'écrivait.
– Voici donc ce que je lui ai répondu, commençait-elle, d'une voix de théâtre ; et l'on en avait pour longtemps.
– Allons ! aujourd'hui il a été raisonnable ; il grandit, dit-elle un jour, tandis que nous prenions congé. Il n'a pas demandé, comme autrefois, « quand on s'en irait ». Tout cela commence à l'intéresser, lui aussi.
Et le temps vint où je fus jugé d'âge à ne plus accompagner ma mère. De fruits confits il ne fut plus question. J'étais mûr pour les confidences ; et je me sentis assez flatté, lorsque, pour la première fois, ma cousine sortit pour moi ses papiers.
Ce fut avenue d'Antin (la cousine ayant déménagé) dans un somptueux appartement dont elle n'occupait guère qu'une pièce, car elle se faisait servir ses repas dans sa chambre. En s'y rendant on entrevoyait, à travers des glaces sans tain, deux grands salons fastueux aux volets clos. Un jour, elle m'y accompagna pour me montrer un grand portrait de Mignard qu'elle avait « l'intention de léguer au Louvre ». Sa préoccupation constante était de déshériter le plus possible sa fille, la comtesse de Blanzey, et je crois que certains ne demandaient pas mieux que d'y aider. Ses récits n'étaient pas inintéressants, mais péchaient par extravagance. Je me souviens en particulier de celui d'une entrevue avec le pasteur Bersier, à qui elle racontait je ne sais quelle tentative d'empoisonnement dont elle aurait été victime, et dont elle accusait sa fille :
– Mais c'est du drame, s'écriait-il.
– Non, Monsieur ; c'est de la Cour d'assises.
Elle prenait, pour redire ces mots, une voix tragique, se redressant dans le fauteuil à oreillettes qu'elle ne quittait guère, et où je la revois encore. Son visage blafard était encadré par les tours d'une perruque d'un noir de jais, que surmontait un bonnet de dentelle. Elle était vêtue d'une robe de faille couleur puce, qui crissait à tout mouvement ; ses longues mains, enveloppées de mitaines noires, sortaient à peine de larges manchettes plissées. Elle croisait volontiers les jambes, de manière à découvrir un pied menu chaussé d'étoffe de la même couleur que la robe et que rejoignait presque la dentelle du pantalon. Devant elle, était une sorte de chancelière où l'autre pied restait douillettement enfoui.
Elle avait près de cent ans lorsqu'elle est morte, et plus de quatre-vingt-dix lorsqu'elle me faisait ces récits.
1 Cette courte préface, signée P.C., initiales de son premier pseudonyme (Pierre Chrysis), ne figure que dans l'édition Perrin.