82. Le Triomphe de César I, dit Les Porteurs d’étendards et de bannières, v. 1484-1499.

Tempera sur toile, 266 x 278 cm.

Collections royales, Hampton Court Palace, Hampton Court.

 

 

 

Les Triomphes de César et autres visions de l’Antiquité

 

 

Le profond attachement de Mantegna à l’Antiquité classique et ses liens étroits avec les humanistes de son temps sont illustrés par un document remarquable écrit en 1464, relatant sa présence lors d’une excursion en bateau sur le lac de Garde, près de Mantoue. Les participants à la fête étaient allés en excursion pour étudier les ruines classiques de l’Antiquité éparpillées sur les îles, ainsi que sur les rivages et les champs à proximité. L’auteur du compte rendu, Felice Feliciano, était un humaniste qui avait pour passion de transcrire et d’étudier les inscriptions romaines, activité à laquelle il s’adonnait tout en visitant les rives du lac de Garde. Deux autres personnes participaient au voyage : Samuel de Tradate, peintre actif à Mantoue et humaniste dilettante, et Giovanni de Padoue, un ingénieur qui avait contribué aux travaux de construction de Ludovic Gonzague à Mantoue. Felice écrivit :

« Ensemble, avec Andrea Mantegna de Padoue, ami incomparable, Samuel de Tradate et moi-même Feliciano de Vérone, en vue de nous détendre, nous empruntâmes un champ après avoir vogué sur le lac de Garde pour nous retrouver sur des tapis de verdure semblables à des jardins paradisiaques, dans le lieu le plus délicieux où habitent les Muses... Nous vîmes nombre de ruines antiques et avant tout, sur l’île des moines, une ruine avec des lettres très ornementées sur un pilier de marbre »[11].

Le lendemain, les trois hommes entreprirent de visiter des sites encore plus éloignés sur les rives du lac, et le voyage prit une atmosphère de plus en plus festive :

« Sous le règne du joyeux Samuel de Tradate, les consuls étant l’éminent Andrea Mantegna de Padoue et Jean l’Anténorian, me voici en charge de la brillante troupe, prenant nos aises à travers des lauriers sombres. Après avoir posé sur la tête de Samuel une couronne de myrte, de pervenche et de diverses feuilles, et cela avec sa propre participation, nous entrâmes dans l’ancienne enceinte de Saint-Dominique et découvrîmes le monument le plus digne qui soit de commémorer Antoninus Pius Germanicus, surnommé Sarmaticus. Nous nous dirigeâmes ensuite vers la maison du saint protomartyr [Saint Etienne], non loin de la dite enceinte, et nous trouvâmes dans le portique un excellent monument commémorant le divin Antoninus Pius, neveu du divin Hadrien, résident de la région. Nous rendant ensuite, à proximité, dans la maison du premier pontife, nous trouvâmes un imposant monument commémorant l’empereur Marc Aurèle... Après avoir vu toutes ces choses, nous fîmes le tour du lac de Garde, ce champ de Neptune, à bord d’un esquif regorgeant comme il sied de tapis et de tous genres de confort, dans lequel nous éparpillâmes des lauriers et autres feuilles nobles, tandis que notre maître Samuel jouait de la cithare et, pendant tout ce temps, célébrait »[12].

D’après Felice Feliciano, Mantegna et les autres remercièrent la Vierge Marie, qui leur avait accordé un beau temps et l’occasion de voir d’aussi splendides antiquités. Aucun autre document n’illustre autant l’enthousiasme, le respect et l’attachement romantique des hommes de la Renaissance au passé romain. Imaginer Mantegna avec une couronne de lauriers, faisant semblant d’être un consul romain nous permet de mieux comprendre sa participation enjouée à cette visite humaniste sur le terrain, tandis que l’étude de monuments en ruine révèle la nature sérieuse et véritablement universitaire de cette excursion. Felice Feliciano fait un clin d’œil au christianisme en mentionnant la Vierge Marie, mais il s’agit d’une célébration du passé classique, avec l’évocation joyeuse du dieu païen Neptune et des Muses. Pour Mantegna et ses amis humanistes, le passé ancien n’était pas froid, distant et abstrait, mais une chose familière, faisant partie de leur quotidien. Feliciano intitula ce bref document « Jubilatio » (Jubilation), ce qui indique explicitement une occasion joyeuse. Peut-être nous est-il difficile de comprendre cet engouement allègre pour l’Antiquité romaine. Pourtant, la nouveauté de la redécouverte du passé classique, la proximité des ruines artistiques et architecturales et le sens du renouveau au XVe siècle enflammèrent l’imagination de ceux qui devaient susciter une renaissance de la culture classique.

Ce compte rendu nous permet de comprendre quelque peu ce qui enthousiasmait tant Mantegna et ses amis à propos de l’Antiquité. L’humeur hédoniste de l’excursion en bateau est très frappante ; le monde de l’Antiquité ouvrait un champ de plaisirs sur lesquels la culture chrétienne fronçait les sourcils. L’atmosphère joyeuse dans le compte rendu de Felice Feliciano est le résultat de cette quête épicurienne de la bonne vie. Les participants jugeaient utile d’embellir leur excursion de tapis tissés, d’instruments musicaux et de « tous genres de confort ». On voit également qu’ils appréciaient les beautés de la nature, rappelant les descriptions idylliques de la campagne dans la poésie pastorale romaine. Durant cette excursion, les participants à la fête semblaient également se délecter du sentiment de majesté et de pouvoir qu’incarnaient les inscriptions impériales romaines et les monuments érigés en l’honneur des dirigeants. Tout ceci semble ramener Mantegna et ses amis à une époque où la péninsule italienne était le centre d’un grand empire ; les Italiens du XVe siècle pouvaient considérer l’époque classique comme un âge d’or de paix et de prospérité. De fait, en tant que descendants de ceux qui régnaient sur la péninsule italienne, ils étaient conscients que le sang même des Romains de l’Antiquité coulait dans leurs veines, ajoutant ainsi à l’enthousiasme de leur redécouverte de la culture classique. Cette connexion allait au-delà du patrimoine ethnique. Le compte rendu de Felice Feliciano souligne les défis intellectuels gratifiants que représentait le monde antique : des inscriptions à recopier, une histoire à explorer et un panthéon de dieux à adorer, avec une révérence qui n’était feinte qu’à moitié. En bref, le monde de l’Antiquité offrait à Mantegna et à ses compagnons un délicieux mélange de plaisirs sensuels et intellectuels. Le compte rendu de l’excursion en bateau, qui survécut par chance et qui n’offre qu’un bref aperçu de cette activité, illustre de façon frappante l’attachement que Mantegna eut pendant toute sa vie pour le monde de la culture classique.

Ce type de voyages contribua à l’expertise de Mantegna dans le domaine des antiquités classiques. Déjà, pendant ses études avec Squarcione à Padoue, le jeune Mantegna avait commencé à accumuler un savoir sur l’art classique, copiant des moulages de plâtre et des dessins d’après les antiquités que son maître réunissait à l’usage de ses étudiants. Tout au long de sa vie, Mantegna poursuivit en autodidacte son apprentissage dans ce domaine. Bon nombre d’artistes gardaient des copies des objets antiques qu’ils avaient vus et étudiés, et Mantegna fit sans aucun doute la même chose ; ses peintures indiquent qu’il avait une grande collection de dessins ou autres copies de sculptures classiques qu’il utilisait dans ses peintures. L’intérêt de Mantegna pour les antiquités et ses connaissances dans le passé classique sont également attestées par la dédicace que lui fit Felice Feliciano dans un livre d’inscriptions romaines datant de 1463. Cet érudit, qui l’accompagna lors de l’excursion en bateau au lac de Garde, loua Mantegna dans sa dédicace en l’appelant « prince des peintres, leur seule lumière et comète, homme de grand génie... très prompt et très porté sur l’étude des antiquités ». Felice Feliciano promit d’aider Mantegna à accroître ses connaissances, et cette dédicace – grand honneur pour un peintre – indique les liens étroits entre le peintre et le monde de la culture humaniste, même si l’offre de Felice Feliciano de l’aider à étendre son savoir est révélatrice de l’état d’esprit de l’humaniste, à savoir que même des artistes intelligents avaient besoin de l’aide de spécialistes en littérature classique.