113. Combat des dieux marins, v. 1470-1475.
Burin et pointe sèche, 28,3 x 82,6 cm. Collection privée du Duke of Devonshire, Chatsworth.
Pour attirer les observateurs érudits – clients éduqués ou humanistes professionnels – plusieurs des gravures de Mantegna consistaient en sujets ouvertement païens ou profanes, destinés à instruire ainsi qu’à amuser le spectateur, et à évoquer l’esprit et le style artistique de l’Antiquité. Un exemple en est sa paire de gravures, des pendants destinés à être vus ensemble, d’une Bacchanale à la cuve de vin et d’une Bacchanale avec Silène (fig. 109). A droite de la seconde se trouve Silène, principal disciple de Bacchus, dont la silhouette pesante est un fardeau pour les deux êtres humains et le satyre qui le soutiennent. Bacchus était le dieu du vin et des festivités, et tous ces personnages appréciaient le vin, qui incite à la passion. Dans l’Antiquité, les instruments à cordes symbolisaient l’ordre et la raison, par opposition aux instruments à vent, joués à l’extrême droite, qui déchaînaient les passions. La beuverie symbolise ici la passion débridée, et le fait que Mantegna dépeigne ces personnages comme étant gras, mélancoliques et ivres pouvait attirer ceux qui connaissaient les codes de la morale classique, qui mettaient constamment en garde contre le fait de se laisser gagner par le désir et la déraison. En ce sens, l’œuvre de Mantegna, bien qu’amusante, est moralisatrice, et aurait plu à des spectateurs avertis, pour lesquels le contraste essentiel du bien et du mal n’est pas entre le sacré et le démoniaque (comme dans la chrétienté), mais entre la raison et la passion. Mantegna exprime cet avertissement classique sur le plan de la morale, avec des protagonistes et des attributs tirés de l’Antiquité, notamment des satyres, des disciples de Bacchus, Silène et des instruments à vent. Cette gravure semble avoir suscité un grand intérêt à l’époque, car il en existe plusieurs copies et versions par d’autres artistes. Mantegna produisit une œuvre sur un sujet connexe moralisateur, montrant Silène, bouffi, aidé de petits putti, nourrissant son appétit insatiable pour le vin (fig. 111). Dans le même ordre d’idées, Mantegna créa une spectaculaire gravure d’un Combat des dieux marins, une œuvre qui est tout à fait dans l’esprit de l’Antiquité (fig. 113). Il est peu surprenant, étant donné l’originalité caractérisant Mantegna, qu’il ait été le premier artiste italien à utiliser deux plaques dans une même composition. Une plaque de métal ne peut être que d’une taille donnée pour pouvoir presser contre elle un papier et obtenir une impression réussie. Il conçut donc cette gravure monumentale à partir de deux plaques, qui devraient être exactement alignées pour obtenir cette composition longiligne, semblable à une frise. Cette scène abonde de dieux classiques aux formes diverses, qui se battent avec des armes dignes de créatures marines. Le personnage moteur est Invidia ou l’envie, que l’on reconnaît grâce à une inscription.
Les moralistes classiques signalaient périodiquement l’envie (forme particulièrement pernicieuse du désir) en tant que principale cause de perturbation morale ; elle était dénoncée en tant qu’ennemie de la tranquillité personnelle, qui était l’idéal des philosophes anciens. Comme dans les gravures des Bacchanales (fig. 109), cette œuvre représente le langage, les idéaux moraux et les personnages de l’Antiquité classique. Certains des dieux marins sont en partie des créatures, pour indiquer qu’ils sont aux prises avec les passions, les mêmes inclinations implicitement condamnées dans les gravures des Bacchanales de Mantegna. Dans le Combat des dieux marins, la composition est remarquablement identique à un relief romain de créatures marines, une œuvre endommagée qu’on connaît mieux par des copies dessinées à la Renaissance. Un trait caractéristique de Mantegna est de ne pas avoir copié servilement cette ancienne sculpture ; il en diversifia la composition et l’utilisa en tant que point de départ pour créer sa gravure, composition en relief qui, comme le sujet, évoque l’Antiquité.