Chapitre premier  LA NUIT

I

Huit jours passèrent. Maintenant que tout est passé et que j’écris ma chronique, nous savons de quoi il s’agissait ; mais, à l’époque, nous ne savions rien du tout, et, naturellement, différentes choses nous paraissaient bizarres. Du moins Stépane Trofimovitch et moi restions-nous enfermés les premiers temps, et de loin, non sans frayeur, nous observions. Moi encore, je sortais un petit peu et je lui apportais différentes nouvelles, sans quoi, vraiment, il n’aurait pas pu vivre.

On pense bien que les bruits les plus divers se répandirent dans la ville, c’est-à-dire à propos de la gifle, de l’évanouissement de Lizavéta Nikolaïevna et de tout ce qui était arrivé ce fameux dimanche. Mais voilà ce qui nous étonnait : par qui cela avait-il pu se révéler d’une façon si rapide et si exacte ? Aucune des personnes présentes, pensait-on, n’aurait eu intérêt à violer le secret de l’événement, ou besoin de le faire ; Lébiadkine seul aurait pu raconter telle ou telle chose, et moins par rage, parce qu’il était sorti alors envahi par une vraie frayeur (et l’épouvante que vous éprouvez devant votre ennemi vous ôte la rage que vous ressentez envers lui), que par intempérance. Mais Lébiadkine, en même temps que sa sœur, dès le lendemain, avait disparu sans trace ; il n’était plus chez Filippov, il avait déménagé, personne ne savait où, à croire qu’il s’était évaporé. Chatov, auprès de qui je voulus me renseigner sur Maria Timoféïevna, s’était enfermé, et, semble-t-il, avait passé tous ces huit jours chez lui, dans son appartement, laissant même en suspens toutes les occupations qu’il avait en ville. Moi, il ne me reçut pas. J’étais passé le voir le mardi, j’avais frappé à la porte. Je ne reçus aucune réponse ; persuadé pourtant, par certains faits indiscutables, qu’il était là, je frappai une deuxième fois. Alors, au saut du lit, de toute évidence, il vint à grands pas vers la porte et me cria d’une voix tonitruante : “Chatov n’est pas là.” Et c’est ainsi que je repartis.

Stépane Trofimovitch et moi, non sans craindre l’audace de notre supposition, mais en nous donnant courage l’un à l’autre, nous nous arrêtâmes enfin sur une idée : nous décidâmes que l’auteur de ces bruits répandus ne pouvait être que Piotr Stépanovitch, quoique, lui-même, un certain temps plus tard, parlant avec son père, lui assurait avoir trouvé cette histoire sur toutes les lèvres, et particulièrement au club, et connue absolument jusqu’aux détails les plus infimes par la “gouverneuse” et son époux. Voilà encore ce qui est remarquable : dès le lendemain, lundi soir, je croisai Lipoutine, et il savait déjà tout, jusqu’au dernier mot, et donc, indubitablement, il avait été au courant l’un des premiers.

Bon nombre de nos dames (et parmi les plus mondaines) se montraient curieuses de cette “mystérieuse clopinante” – comme elles appelaient Maria Timoféïevna. Il s’en trouva même qui voulurent absolument la voir personnellement, et faire sa connaissance, de telle sorte que les messieurs qui s’étaient empressés de cacher les Lébiadkine avaient eu le nez creux. Mais ce qui restait quand même au premier plan, c’était l’évanouissement de Lizavéta Nikolaïevna, et ça, ça intéressait “toute la société”, par le seul fait que ça touchait directement à Ioulia Mikhaïlovna, en tant que parente de Lizavéta Nikolaïevna, et en tant que sa protectrice. Imaginez les bavardages que cela donnait ! Ces bavardages, ils étaient aussi favorisés par le mystère du décor : les deux maisons étaient fermées à double tour ; Lizavéta Nikolaïevna, à ce qu’on disait, souffrait d’un accès de delirium ; on affirmait la même chose au sujet de Nikolaï Vsévolodovitch, avec des détails sordides sur une dent qui, soi-disant, aurait sauté, et sur sa joue, enflée par une fluxion. On disait même, dans certains coins, qu’il allait y avoir, peut-être, un meurtre dans notre ville, que Stavroguine n’était pas homme à supporter une injure pareille, qu’il tuerait Chatov, mais d’une façon mystérieuse, comme une vendetta corse. Cette idée-là plaisait ; mais la majeure partie de notre jeunesse mondaine écoutait cela avec mépris et un air d’indifférence des plus dédaigneux – juste un air, ça va de soi. En général, la vieille inimitié de notre société envers Nikolaï Vsévolodovitch s’était très clairement marquée. Même les hommes très dignes s’empressaient de l’accuser, et ce, sans trop savoir eux-mêmes de quoi. On racontait en chuchotant qu’il aurait, pensait-on, souillé l’honneur de Lizavéta Nikolaïevna, et qu’il y aurait eu entre eux, en Suisse, une intrigue. Certes, les hommes prudents restaient sur la réserve, mais tous, bien sûr, tendaient l’oreille avec voracité. Il y avait aussi d’autres conversations – pas générales mais privées, des conversations rares et presque secrètes, particulièrement étranges et dont je mentionne l’existence, juste pour prévenir le lecteur, et uniquement en raison des événements ultérieurs. Certains disaient, en effet, non sans froncer les sourcils, et Dieu sait sur quelles bases, que Nikolaï Vsévolodovitch avait un genre d’affaire particulier dans notre province, que, par l’entremise du comte K***, à Pétersbourg, il était entré dans certaines relations suprêmes, et qu’il était même, peut-être, en fonction, et avait reçu, de quelqu’un, quelque chose comme des instructions particulières. Et quand les hommes vraiment très dignes et pleins de retenue souriaient à ce bruit, faisant remarquer, non sans raison, qu’un homme vivant de scandales et qui inaugurait sa vie chez nous par une fluxion n’avait pas une tête de fonctionnaire, on leur faisait remarquer, en chuchotant, que, s’il était en fonction, ce n’était pas, pour ainsi dire, une fonction officielle, mais, justement, confidentielle, et que, dans ce cas-là, c’est la fonction elle-même qui exigeait que celui qui l’exerçait n’eût, justement, pas du tout l’air d’un fonctionnaire. Une telle remarque faisait de l’effet ; on savait chez nous que le zemstvo de notre province était observé depuis la capitale avec une certaine attention particulière. Je le répète, ces bruits ne durèrent qu’un instant avant de disparaître sans trace, pendant un temps, à la première apparition de Nikolaï Vsévolodovitch ; pourtant je remarquerai que de nombreux bruits venaient en partie de quelques paroles brèves, quoique méchantes, lancées dans le club, pas très clairement, par Artémi Pavlovitch Gaganov, capitaine de la garde en retraite, rentré de Pétersbourg, propriétaire terrien tout à fait important de notre province et de notre district, mondain de la capitale et fils du défunt Pavel Pavlovitch Gaganov, de ce fameux et respectable patriarche avec lequel Nikolaï Vsévolodovitch, quatre ans auparavant, avait eu cette confrontation incroyable de grossièreté et de soudaineté dont j’ai déjà parlé plus haut, au début de mon récit.

Chacun apprit tout de suite que Ioulia Mikhaïlovna avait rendu à Varvara Pétrovna une visite extraordinaire, et que, sur le perron de la maison, on lui avait déclaré que “Madame ne pouvait recevoir, étant souffrante”. On sut également que, deux jours après cette visite, Ioulia Mikhaïlovna avait envoyé un courrier spécial pour s’enquérir de la santé de Varvara Pétrovna. A la fin, elle s’était mise à “défendre” partout Varvara Pétrovna, bien sûr seulement au sens le plus noble, c’est-à-dire, autant que possible, le plus indéfini. Toujours est-il qu’elle écouta les toutes premières et rapides allusions à l’histoire du dimanche d’un air froid et sévère, de telle sorte que, les jours suivants, en sa présence, elles ne se renouvelèrent plus. Ainsi, partout l’idée se renforça que Ioulia Mikhaïlovna était au courant, non seulement de toute cette histoire mystérieuse, mais encore de toute la mystérieuse signification de cette histoire, et ce, jusque dans ses moindres détails, et pas comme une étrangère, non, comme quelqu’un qui en était partie prenante. Je remarquerai à ce propos qu’elle avait déjà commencé à acquérir chez nous, petit à petit, cette influence suprême qu’indubitablement elle souhaitait et recherchait avec ardeur, et qu’elle avait déjà commencé à se voir “entourée”. Une partie de la société lui reconnaissait du sens pratique, et du tact… mais, tout cela, plus tard. C’est aussi sa protection qui expliquait en partie les succès fort rapides de Piotr Stépanovitch dans notre société – des succès qui avaient particulièrement frappé, sur le moment, Stépane Trofimovitch.

Peut-être, lui et moi, nous exagérions les choses. D’abord, Piotr Stépanovitch, et cela presque en un clin d’œil, avait fait connaissance de toute la ville, dans les quatre premiers jours qui avaient suivi son apparition. Il était apparu, donc, le dimanche, et, le mardi, je le voyais déjà dans le landau d’Artémi Pavlovitch Gaganov, un homme fier, irascible, soupe au lait, malgré toute sa mondanité, et avec lequel, vu son caractère, il était assez difficile de se lier. Chez le gouverneur, Piotr Stépanovitch était aussi reçu le mieux du monde, au point même qu’il occupa tout de suite la position d’ami de la maison, celle, pour ainsi dire, de jeune homme choyé ; il déjeunait presque tous les jours chez Ioulia Mikhaïlovna. Il la connaissait déjà depuis la Suisse, mais ce succès rapide dans la maison de Son Excellence recelait réellement quelque chose de curieux. Tout de même, à l’époque, il avait eu cette réputation de révolutionnaire de l’étranger, il avait – vrai ou faux ? – participé à je ne sais quelles éditions, je ne sais quels congrès, “on peut même en trouver la preuve dans les journaux”, comme me le confia avec hargne, quand je le rencontrai, Aliocha Téliatnikov, à présent, hélas, petit fonctionnaire démissionnaire, et qui avait été naguère, lui aussi, un jeune homme choyé dans la maison du précédent gouverneur. N’empêche, le fait était têtu : un ancien révolutionnaire apparaissait dans sa patrie bien-aimée, et cela, non seulement sans se voir inquiété le moins du monde, mais presque avec des encouragements ; donc, si ça se trouvait, il ne s’était rien passé du tout. Lipoutine me chuchota un jour que, disait-on, Piotr Stépanovitch avait, semblait-il, apporté, à tel ou tel endroit, une confession des plus sincères et s’était vu accorder la rémission de ses fautes, après avoir indiqué un certain nombre de noms, et donc, ainsi, peut-être, il avait déjà su racheter sa faute, en promettant d’être à l’avenir utile à sa patrie. Je transmis cette phrase fielleuse à Stépane Trofimovitch, et ce dernier, même s’il n’était presque pas en état de réfléchir, resta très fortement pensif. On découvrit par la suite que Piotr Stépanovitch était venu chez nous muni de lettres de recommandation particulièrement dignes de respect, du moins en portait-il une à la “gouverneuse”, écrite à Pétersbourg par une petite vieille d’une importance extrême, petite vieille dont le mari était l’un des petits vieux les plus importants de la capitale. Cette petite vieille, la marraine de Ioulia Mikhaïlovna, mentionnait dans sa lettre le fait que le comte K***, lui aussi, connaissait bien Piotr Stépanovitch, par l’entremise de Nikolaï Vsévolodovitch, qu’il l’avait choyé et qu’il le qualifiait de “jeune homme tout à fait digne de respect, malgré ses errements passés”. Ioulia Mikhaïlovna tenait plus que tout à ses liens si rares et entretenus avec tant de peine avec le “monde le plus haut”, et l’on pense bien que la lettre de la petite vieille la rendit heureuse ; mais, tout de même, il restait là quelque chose de pas banal. Elle alla même jusqu’à mettre son époux en relation presque familière avec Piotr Stépanovitch, de telle sorte que von Lembke se plaignait… mais, de tout cela, plus tard. Je noterai aussi, pour mémoire, que même le grand écrivain avait considéré Piotr Stépanovitch avec une bienveillance toute spéciale et l’avait tout de suite invité chez lui. Une telle hâte, de la part d’un homme si imbu de lui-même, fut ce qui fit le plus mal à Stépane Trofimovitch ; mais, moi, je me l’expliquais tout autrement ; en invitant chez lui un nihiliste, M. Karmazinov, à l’évidence, avait en vue d’entrer en rapport avec les jeunes progressistes des deux capitales. Le grand écrivain tremblait maladivement devant la nouvelle jeunesse révolutionnaire et, s’imaginant, car il n’y connaissait rien, qu’elle détenait les clés de l’avenir de la Russie, il la flattait honteusement, surtout parce qu’elle ne lui accordait pas la moindre attention.

II

Piotr Stépanovitch passa deux fois, toujours en courant, chez son géniteur, et, pour mon malheur, les deux fois en mon absence. La première fois, il lui rendit visite le mercredi, c’est-à-dire quatre longs jours après cette première rencontre, et encore, pour affaire. Au fait, leurs comptes à propos du domaine s’étaient réglés je ne sais trop comment, sans bruit, ni vu ni connu. Varvara Pétrovna prit tout sur elle et paya tout, après avoir acquis le terrain, bien sûr, et, pour Stépane Trofimovitch, elle se contenta de l’informer que tout était fini, et le fondé de pouvoir de Varvara Pétrovna, son valet de chambre, Alexeï Iégorytch, lui porta quelque chose à signer, ce qu’il fit, sans mot dire, avec une dignité totale. Je remarquerai, à propos de dignité, que, durant ces journées, je ne reconnaissais presque plus notre petit vieux que nous avions connu. Il se tenait comme jamais auparavant, était devenu étonnamment silencieux, il n’avait même pas écrit une seule lettre à Varvara Pétrovna depuis le dimanche, ce que j’aurais considéré comme un miracle, et, surtout, il était devenu calme. Il s’était mis en tête une sorte d’idée définitive et extraordinaire qui lui donnait ce calme, c’était visible. Il avait trouvé cette idée, il restait là, et il attendait quelque chose. Au début, du reste, il était malade, surtout le lundi ; sa cholérine. Et puis, pendant tout ce temps-là, il ne pouvait rester sans nouvelles ; mais, à peine, m’écartant des faits, essayais-je d’en venir au fond de l’affaire et exprimais-je la moindre des suppositions, que, lui, il commençait à agiter les bras pour me signifier de me taire. Mais ces deux entrevues avec son rejeton lui laissèrent tout de même une trace de maladie, même si elles ne l’ébranlèrent nullement. Ces deux jours-là, après les entrevues, il les avait passés sur le divan, la tête entourée d’un mouchoir trempé dans du vinaigre ; mais, au sens noble, il continuait de rester calme.

Parfois, du reste, il n’agitait pas les bras à mon encontre. Parfois, aussi, j’avais l’impression que cette résolution mystérieuse qu’il avait prise semblait l’abandonner et qu’il commençait à lutter contre je ne sais quel flux d’idées nouvelles et séduisantes. Cela ne lui venait que par instants, mais, ces instants, je les note. Je soupçonnais qu’il avait, une fois encore, envie de se déclarer, et, sortant de sa solitude, de proposer un combat, de livrer son ultime bataille.

— Cher *1, mais je pourrais les démolir ! laissa-t-il échapper le jeudi soir, après la deuxième visite de Piotr Stépanovitch, comme il restait couché, étendu sur le divan, la tête enveloppée dans une serviette.

Jusqu’à cette minute, de toute la journée, il ne m’avait pas dit un mot.

— “Fils, fils chéri *, et ainsi de suite, je veux bien, toutes ces expressions, c’est des bêtises, un lexique de ma bonne, mais bon, soit, je le vois moi-même, maintenant. Je ne l’ai pas nourri, ni rien, je l’ai renvoyé de Berlin dans la province de ***, un nourrisson, par la poste, bon, et ainsi de suite, je veux bien… “Toi, il me dit, tu ne m’as jamais nourri, tu m’as renvoyé par la poste, et ici, en plus, tu m’as mis sur la paille.” Mais, malheureux, je lui crie, mais moi, mon cœur, moi, il souffrait pour toi, toute ma vie, et même par la poste ! Il rit *. Bon, je veux bien, je veux bien… Oui, par la poste, finit-il, comme s’il délirait.

— Passons *, reprit-il cinq minutes plus tard. Je ne comprends pas Tourgueniev. Son Bazarov, c’est, je ne sais pas, un personnage fictif, qui n’existe même pas du tout. Ce Bazarov est un genre de mélange bizarre de Nozdriov2 et de Byron, c’est le mot *. Regardez-les un peu attentivement : ils font des cabrioles, ils glapissent de joie, comme des chiots au soleil, ils sont heureux, ils ont gagné ! Quel rapport avec Byron ?!… Et, avec ça, ce qu’ils sont dans leur vie ! Un amour-propre plus susceptible que celui d’une cuisinière, et cette espèce de petite soif vulgaire de faire du bruit autour de son nom *, sans remarquer que, son nom * O, caricature ! Mais voyons, je lui crie, mais est-ce que c’est toi tel que tu es que tu veux proposer aux hommes pour remplacer le Christ ? Il rit. Il rit beaucoup. Il rit trop *. Il a un genre de sourire bizarre. Sa mère, elle n’avait pas ce sourire-là. Il rit toujours *.

Le silence revint.

— Ils sont rusés ; dimanche, ils s’étaient concertés…, laissa-t-il tomber d’un seul coup.

— Oh, sans aucun doute, m’écriai-je, prenant la balle au bond, tout cela était un coup monté, c’était cousu de fil blanc, et même, très grossièrement joué.

— Je ne parle pas de ça. Vous savez que c’était exprès si c’était cousu de fil blanc, pour que ce soit remarqué par ceux… ceux qui devaient. Vous comprenez ça ?

— Non, je ne comprends pas.

— Tant mieux. Passons *. Je suis très énervé aujourd’hui.

— Mais pourquoi avez-vous discuté avec lui, Stépane Trofimovitch ? fis-je sur un ton de reproche.

— Je voulais convertir *. Bien sûr, riez. Cette pauvre tantine, elle entendra de belles choses * !

O, mon ami, me croirez-vous, tout à l’heure, je me suis senti patriote ! Du reste, je me suis toujours senti russe… oui, un vrai Russe ne peut qu’être comme nous, vous et moi. Il y a là-dedans quelque chose d’aveugle et de louche *.

— Absolument, répondis-je.

— Mon ami, la véritable vérité est toujours invraisemblable, cela, vous le savez ? Pour rendre la vérité plus vraisemblable, il faut toujours y ajouter un peu de mensonge. Les gens, ils ont toujours fait ça. Il y a peut-être quelque chose, là, qui nous échappe. Qu’est-ce que vous en pensez, il y a quelque chose qui nous échappe, là, dans ce glapissement de victoire ? J’aimerais beaucoup que oui. J’aimerais.

Je me tus. Lui aussi, il se tut un long moment.

— Ils disent, l’esprit français…, balbutia-t-il soudain, comme s’il avait la fièvre, ils mentent, ça a toujours été comme ça. A quoi ça sert, de calomnier l’esprit français ? Ce que c’est, tout simplement, c’est la paresse russe, notre impuissance humiliante à produire une idée, notre parasitisme ignoble dans le concert des nations. Ils sont tout simplement des paresseux *, et pas l’esprit français. Oh, les Russes devraient être exterminés pour le bonheur de l’humanité, comme des parasites nuisibles ! Ce n’est pas du tout, mais pas du tout de cela dont nous rêvions ; je n’y comprends rien. J’ai cessé de comprendre ! Mais tu comprends, je lui crie, tu comprends que si, vous, vous avez mis la guillotine au premier plan, et avec un tel enthousiasme, c’est pour la seule raison que trancher les têtes est ce qu’il y a de plus facile au monde, et le plus dur, c’est d’avoir une idée ! Vous êtes des paresseux ! Votre drapeau est une guenille, une impuissance *. Ces charrettes, ou comment ils disent ? “le fracas des charrettes qui apportent le pain à l’humanité”, qui serait plus utile que la Madone Sixtine, ou comment, là… une bêtise dans ce genre *. Mais tu comprends, je lui crie, tu comprends que, l’homme, en dehors du bonheur, exactement autant, oui, dans la même mesure, c’est le malheur qui lui est nécessaire ! Il rit *. Tu lâches des bons mots, il me dit, “reposant tes membres (il a dit quelque chose de plus sale) sur un divan de velours…”. Et, remarquez, cette habitude que nous avons, père et fils, de nous tutoyer ; c’est bien quand les deux sont d’accord, mais s’ils sont en conflit ?

De nouveau, il y eut un silence.

— Cher *, conclut-il brusquement, se redressant très vite, vous savez que cela ne manquera pas de s’achever par quelque chose ?

— Ça, c’est sûr, dis-je.

— Vous ne comprenez pas. Passons *. Mais… d’habitude, sur terre, cela se termine par rien, mais, là, il y aura une fin, et immanquablement, oui, immanquablement !

Il se leva, fit quelques pas dans la pièce, saisi d’une émotion intense, et, revenu à son divan, épuisé, il s’affala dessus une nouvelle fois.

Le vendredi matin, Piotr Stépanovitch partit je ne sais où dans le district, et ne revint que le lundi. Son départ, je l’appris de la bouche de Lipoutine, et c’est là, en passant, dans la même conversation, que j’appris de lui que les Lébiadkine, frère et sœur, se trouvaient tous deux de l’autre côté du fleuve, faubourg des Potiers. “Moi-même qui les ai amenés”, ajouta Lipoutine, puis, arrêtant de parler des Lébiadkine, il me déclara soudain que Lizavéta Nikolaïevna se mariait avec Mavriki Nikolaïévitch, et que, même si la chose n’était pas encore publique, les fiançailles étaient faites et l’affaire réglée. Le lendemain, je croisai Lizavéta Nikolaïevna, à cheval, accompagnée par Mavriki Nikolaïévitch – c’était sa première sortie après sa maladie. Elle me vit de loin, ses yeux brillèrent dans ma direction, elle éclata de rire et me fit un signe de tête très amical. Tout cela, j’en fis part à Stépane Trofimovitch ; celui-ci ne prêta une certaine attention qu’à la nouvelle sur les Lébiadkine.

A présent, après avoir décrit notre situation mystérieuse pendant toute cette semaine, quand nous ne savions encore rien, je passerai à la description des événements suivants de ma chronique et cela, déjà, pour ainsi dire, en toute connaissance de cause, tel que cela s’est révélé et expliqué depuis. Je commencerai précisément au huitième jour qui suivit le dimanche, c’est-à-dire à partir du lundi soir, parce que, au fond, c’est à partir de ce soir-là que commença toute la “nouvelle histoire”.

III

Il était sept heures du soir ; Nikolaï Vsévolodovitch était seul dans son bureau – une pièce qu’il aimait depuis longtemps, haute, couverte de tapis, garnie de quelques meubles massifs de facture ancienne. Il était assis dans un coin, sur un divan, vêtu comme pour sortir, mais, semblait-il, sans intention d’aller nulle part. Sur sa table de travail, devant lui, était posée une lampe avec un abat-jour. Les murs et les angles de la grande pièce restaient dans la pénombre. Son regard était pensif et concentré, pas entièrement tranquille ; son visage, fatigué, quelque peu amaigri. C’est vrai qu’il avait une fluxion ; mais la rumeur sur sa dent cassée était exagérée. Cette dent n’avait fait que branler, et, à présent, elle s’était à nouveau consolidée ; la lèvre inférieure avait été aussi fendue à l’intérieur, mais cela aussi s’était cicatrisé. La fluxion, elle, avait mis une semaine à se résorber parce que le malade refusait de recevoir le docteur et d’ouvrir cette fluxion quand il l’aurait fallu : il attendait que l’abcès s’ouvre tout seul. Or, non seulement il ne recevait pas le docteur, mais, même sa mère, c’est tout juste s’il acceptait de la voir, et encore, rien qu’une petite minute, une fois par jour, et obligatoirement dans la pénombre, quand il faisait déjà presque noir et qu’on n’apportait pas encore les lampes. Il ne recevait pas non plus Piotr Stépanovitch, lequel, pourtant, avait couru deux ou trois fois par jour chez Varvara Pétrovna, tout le temps qu’il était resté en ville. Et voilà enfin que, le lundi, rentré le matin même au terme d’une absence de trois jours, après avoir couru dans toute la ville et déjeuné chez Ioulia Mikhaïlovna, Piotr Stépanovitch, déjà vers le soir, parut enfin chez Varvara Pétrovna, laquelle l’attendait impatiemment. L’interdiction était levée, Nikolaï Vsévolodovitch acceptait de recevoir. Varvara Pétrovna amena elle-même le visiteur jusqu’à la porte du bureau ; elle voulait depuis longtemps qu’ils se retrouvent, et Piotr Stépanovitch lui avait promis de courir la voir en sortant de chez Nicolas *, et de tout lui raconter. Elle frappa timidement chez Nikolaï Vsévolodovitch et, ne recevant pas de réponse, prit sur elle d’entrebâiller la porte.

— Nicolas, puis-je faire entrer chez toi Piotr Stépanovitch ? demanda-t-elle, d’une voix douce et retenue, tout en essayant de distinguer Nikolaï Vsévolodovitch derrière la lampe.

— Bien sûr qu’on peut, bien sûr, mais bien sûr ! cria de lui-même Piotr Stépanovitch, d’une voix forte et gaie ; il ouvrit la porte tout seul et il entra.

Nikolaï Vsévolodovitch n’avait pas entendu frapper, il avait juste distingué la question timide de sa mère, mais il n’eut pas le temps d’y répondre. A cet instant, il avait posé devant lui une lettre qu’il venait de lire et qui l’avait laissé très fortement pensif. Entendant le cri brusque de Piotr Stépanovitch, il tressaillit et se hâta de cacher la lettre avec un presse-papiers qu’il trouva devant lui mais il n’y réussit pas entièrement ; un coin de la lettre et presque toute l’enveloppe restaient parfaitement visibles.

— C’est exprès que j’ai crié de toutes mes forces, pour que vous ayez le temps de vous préparer, chuchota à la hâte, avec une étonnante naïveté, Piotr Stépanovitch, tout en accourant vers la table et en fixant tout de suite le presse-papiers et le coin de la lettre.

— Et, bien sûr, vous avez eu le temps de voir que je cachais sous le presse-papiers une lettre que je venais de recevoir, répliqua tranquillement Nikolaï Vsévolodovitch sans bouger de sa place.

— La lettre ? Je m’en fiche, de cette lettre, voilà ! s’exclama le visiteur, mais… avant tout…, fit-il, revenant au chuchotement et se tournant vers la porte, déjà fermée, avec un signe de tête vers l’autre côté.

— Elle n’écoute jamais aux portes, indiqua froidement Nikolaï Vsévolodovitch.

— C’est-à-dire, même si elle écoutait ! reprit à l’instant Piotr Stépanovitch, haussant joyeusement la voix et s’installant dans un fauteuil. Je n’ai rien contre, moi, c’est juste maintenant, je courais, pour un tête-à-tête… Enfin, je me fais ouvrir votre porte ! Avant tout, comment va la santé ? Je vois que ça va parfaitement, et que, demain, peut-être, vous paraîtrez – hein ?

— Peut-être.

— Tranchez, délivrez-les, enfin, délivrez-moi ! fit-il, gesticulant frénétiquement avec un air plaisant et ironique. Si vous saviez tout ce que j’ai dû leur débiter. Du reste, vous savez. – Il se mit à rire.

— Je ne sais pas tout. J’ai appris seulement de ma mère que… vous bougiez beaucoup.

— C’est-à-dire, je n’ai encore rien fait de précis, se lança soudain Piotr Stépanovitch, comme s’il se défendait d’une attaque terrible, vous savez, j’ai eu recours à la femme de Chatov, c’est-à-dire les rumeurs sur vos liaisons à Paris, ce qui expliquait, bien sûr, cette histoire de dimanche… vous ne m’en voulez pas ?

— Je suis sûr que vous vous êtes beaucoup appliqué.

— Voilà, la seule chose que je craignais. Mais, qu’est-ce que ça veut dire, “vous vous êtes beaucoup appliqué” ? C’est un reproche, ça. D’ailleurs, vous posez le problème directement, et, moi, ce que je craignais le plus, en venant vous trouver, c’est que vous refusiez de le poser directement.

— Mais je ne veux rien poser du tout, répondit Nikolaï Vsévolodovitch, pris d’une irritation certaine, mais il eut aussitôt un petit ricanement.

— Pas de ça que je parle ; pas de ça, comprenez bien, non, pas de ça ! s’écria Piotr Stépanovitch, en faisant de grands gestes, tout de suite heureux de voir que le maître de maison pouvait être irritable, et ses mots se répandirent comme des pois. Je ne vais pas vous agacer avec notre affaire, surtout dans votre situation actuelle. J’accours, maintenant, seulement pour l’histoire de dimanche, et dans la mesure la plus indispensable, parce que ce n’est plus possible, quoi, enfin. Avec les explications les plus ouvertes, je viens, parce que j’en ai besoin, moi, surtout, non, pas vous – c’est pour votre amour-propre, et, en même temps, c’est vrai. Je suis venu pour être dorénavant toujours sincère.

— Donc, avant, vous n’étiez pas sincère ?

— Et vous le savez bien. J’ai rusé très souvent… vous avez souri – très heureux de ce sourire, comme d’un prétexte à explication ; c’est exprès, bien sûr, que j’ai suscité votre sourire avec cette vantardise, “j’ai rusé”, pour que vous vous mettiez tout de suite en colère ; comment est-ce que j’osais penser que je pouvais ruser – mais c’est pour que je m’explique tout de suite. Vous voyez, vous voyez comme je suis sincère, maintenant ! Bon, alors, daignerez-vous m’entendre ?

Le visage de Nikolaï Vsévolodovitch, plein d’un calme méprisant voire moqueur, malgré le désir évident qu’avait le visiteur d’agacer son hôte par l’insolence de ses naïvetés préparées à l’avance et sciemment grossières, finit par exprimer une curiosité un peu inquiète.

— Ecoutez donc, reprit Piotr Stépanovitch, et il se remit à tourbillonner. Quand je me rendais ici, c’est-à-dire en général ici, dans cette ville, il y a dix jours de ça, évidemment, j’ai décidé de prendre un rôle. Le mieux, ç’aurait été aucun rôle du tout, sa personne propre, c’est ça, non ? Il n’y a rien de plus rusé que sa personne propre, parce qu’on n’y croit jamais. Moi, je vous avouerai, je voulais jouer le nigaud, parce que, le nigaud, c’est plus facile que sa personne propre ; mais comme le nigaud, quand même, c’est un extrême, et que l’extrême suscite la curiosité, eh bien, je me suis arrêté sur ma propre personne, définitivement. Bon, et, qu’est-ce que c’est, ma personne propre ? Le juste milieu : ni bête ni intelligent, assez médiocre, il est tombé de la lune, comme disent les braves gens d’ici, c’est ça, non ?

— Ma foi, peut-être, fit Nikolaï Vsévolodovitch, esquissant un sourire.

— Ah, vous êtes d’accord – enchanté ; je le savais, que vous pensiez ça… Ne vous en faites pas, ne vous en faites pas, je ne vous en veux pas, ce n’est pas du tout pour ça que je me suis défini de cette façon, pour susciter les compliments contraires : “Mais non, voyons, vous n’êtes pas un médiocre, non, non, enfin, vous êtes intelligent…” Ah, vous souriez encore !… Je me fais encore piéger. Jamais vous n’auriez dit : “Vous êtes intelligent”, bon, mettons ; j’admets tout. Passons *, comme dit mon père, et, entre parenthèses, ne m’en veuillez pas de tout ce flot de paroles. Tiens, à propos, exemple ; je parle toujours beaucoup, c’est-à-dire, je dis beaucoup de mots, et je me presse, et ça ne marche pas. Et pourquoi est-ce que je dis beaucoup de mots et que ça ne marche pas ? Parce que je ne sais pas parler. Ceux qui savent parler bien, ils parlent court. Et donc, vous voyez, voilà, je suis un médiocre – n’est-ce pas ? Mais comme ce don d’être un médiocre, je l’ai, déjà, à l’état naturel, alors, pourquoi ne pas m’en servir comme d’un artifice ? Et donc, je m’en sers. C’est vrai, en venant ici, au début, je m’étais dit que j’allais me taire ; mais, vous comprenez, se taire – c’est un grand talent, et donc, pour moi, c’est indécent, et puis, se taire, on a beau dire, c’est dangereux ; bon, donc, alors, j’ai décidé, définitivement, que, le mieux, c’était de parler, et, justement comme un médiocre, c’est-à-dire beaucoup, beaucoup, beaucoup, être très-très pressé de démontrer, et finir toujours par m’embrouiller dans mes démonstrations, en sorte que l’auditeur baisse les bras quand il vous quitte, qu’il reste sans la fin, et qu’il laisse tomber, le plus souvent. Le résultat, d’abord, c’est que vous démontrez que vous êtes un bon bougre, que vous faites bâiller à mourir, et que personne ne vous comprend – trois avantages d’un coup ! Parce que, voyons, qui diable se mettrait à vous soupçonner d’avoir des plans secrets ? Mais chacun d’eux se sentirait personnellement blessé par ceux qui pourraient dire que j’ai des plans secrets. Et puis, des fois, en plus, je les fais rire – et ça, c’est très précieux. Mais là, maintenant, ils me pardonneront tout déjà parce que le grand sage qui publiait des proclamations là-bas, il se révèle ici encore plus bête qu’eux, c’est ça, non ? A votre sourire, je vois que vous approuvez.

Nikolaï Vsévolodovitch ne souriait aucunement, du reste ; au contraire, il écoutait d’un air renfrogné et avec une certaine impatience.

— Hein ? Quoi ? Vous avez dit “c’est égal”, non ? se remit à jacasser Piotr Stépanovitch (Nikolaï Vsévolodovitch n’avait pas dit un mot). – Bien sûr, bien sûr ; je vous assure, ce n’est pas du tout pour ça que je…, pour vous compromettre avec ma camaraderie. Dites, vous savez, c’est fou ce que vous êtes susceptible, aujourd’hui ; moi, je cours chez vous le cœur ouvert, joyeux, et vous, le moindre mot que je dis, vous me le reprochez ; je vous assure, aujourd’hui, je ne parle de rien de délicat, une promesse que je vous fais, toutes vos conditions, je les accepte d’avance !

Nikolaï Vsévolodovitch gardait un silence obstiné.

— Hein ? Quoi ? Vous avez dit quelque chose ? Je vois, je vois que j’ai encore fait une bêtise, non ? Vous n’avez jamais posé de conditions, vous n’en poserez pas, je vous crois, je vous crois, allez, quoi, calmez-vous ; et je sais bien moi-même que ce n’est pas la peine que j’en pose, vrai, non ? Je réponds pour moi, maintenant – et là, bien sûr, parce que je suis un médiocre ; un médiocre, c’est un médiocre… Vous riez ? Hein ? Quoi ?

— Rien, finit par lâcher Nikolaï Vsévolodovitch, je me souviens maintenant, que, c’est vrai, un jour je vous avais traité de “médiocre”, mais que vous n’étiez pas là, ce jour-là, donc, on vous aura fait la commission… Je vous demanderai de passer aux faits plus vite.

— Mais j’y suis en plein, dans les faits, c’est, justement, pour l’histoire de dimanche ! dégoisa Piotr Stépanovitch. Hein, mais qu’est-ce que j’étais, hein, qu’est-ce que j’étais le dimanche, d’après vous ? Précisément, un médiocre pressé, le juste milieu, et, la conversation, je m’en suis emparé de force, et de la façon la plus médiocre. Mais on m’a pardonné, d’abord parce que, premièrement, je tombe de la lune – et ça, je crois, maintenant, c’est clair pour tout le monde ; et deuxièmement parce que j’ai raconté une jolie petite histoire, et je vous ai tous sortis de pétrin, vrai, non, c’est vrai ?

— C’est-à-dire que, précisément, vous avez tout raconté en sorte de laisser planer le doute et de montrer une entente entre nous, alors qu’il n’y avait pas d’entente, et que je ne vous avais strictement rien demandé.

— Mais oui ! Mais oui ! reprit Piotr Stépanovitch comme pris d’enthousiasme. J’ai fait en sorte, oui, que vous remarquiez ce ressort-là ; parce que c’est pour vous, surtout, que je faisais mes mines, parce que c’est vous que je piégeais et que je voulais compromettre. Surtout, ce que je voulais savoir, c’était dans quelle mesure vous aviez peur.

— Ce qui est curieux, c’est pourquoi vous êtes si sincère en ce moment ?

— Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas, ne lancez pas des éclairs avec vos yeux… Quoique, vous ne lancez pas des éclairs. Ça vous paraît curieux, pourquoi je suis si sincère ? Mais, justement, parce que, maintenant, tout a changé, bien sûr, c’est passé, le sable a repoussé dessus. Moi, d’un seul coup, j’ai complètement changé ma façon de vous voir. La vieille méthode, fini-fini ; maintenant, je n’essaierai plus jamais de vous compromettre avec la vieille méthode, maintenant, c’est une méthode nouvelle.

— Vous changez de tactique ?

— Il n’y a pas de tactique. Maintenant, c’est votre liberté totale, en tout ; vous voulez, vous dites oui – vous ne voulez pas, vous dites non. La voilà, ma nouvelle tactique. Sur notre affaire à nous, maintenant, je ne dirai plus un mot, jusqu’à temps que, vous-même, vous me donniez l’ordre. Vous riez ? A la vôtre ! moi aussi, je ris. Mais, en ce moment, je suis sérieux, sérieux, sérieux, même si un type qui est tellement pressé, c’est un médiocre, bien sûr, vrai, non ? Peu importe, même médiocre, je suis sérieux, sérieux.

Réellement, il avait parlé d’une voix sérieuse, d’un ton tout à fait différent, et avec une espèce d’émotion particulière, si bien que Nikolaï Vsévolodovitch le regarda avec curiosité.

— Vous dites que vous avez changé de point de vue sur moi ? demanda-t-il.

— J’ai changé de point de vue à la minute où, après Chatov, vous vous êtes mis les bras dans le dos, et, ça suffit, ça suffit, je vous en prie, pas de question, maintenant, je ne vous dirai rien de plus.

Il bondit, en faisant de grands gestes, comme si ces gestes-là devaient chasser les questions ; mais comme il n’y eut pas de question, et qu’il n’y avait aucune raison de sortir, il se laissa retomber dans le fauteuil, après s’être un petit peu calmé.

— A propos, entre parenthèses, se remit-il tout de suite à débiter, ici, il y en a qui racontent que vous allez le tuer, soi-disant, et ils parient là-dessus, si bien que Lembke pensait même déjà à y mêler la police, mais Ioulia Mikhaïlovna a posé son veto… Mais assez, assez pour ça, juste pour vous prévenir. A propos, encore : les Lébiadkine, je les ai déménagés le jour même, vous savez ; vous avez reçu mon mot avec leur adresse ?

— Je l’ai reçu tout de suite.

— Ça, si je l’ai fait, déjà, ce n’est pas ma “médiocrité”, c’était sincère, c’est mon dévouement. Si ç’a eu l’air médiocre, au moins, c’était sincère.

— Oui, tant pis, c’est peut-être inévitable comme ça…, murmura d’une voix pensive Nikolaï Vsévolodovitch. Mais ne m’envoyez plus de billets à l’avenir, je vous le demande.

— Il fallait bien, rien qu’un seul.

— Alors Lipoutine est au courant ?

— Il fallait bien ; mais Lipoutine, vous savez bien vous-même, il aura peur… A propos, ce serait bien d’aller voir les nôtres, c’est-à-dire, d’aller les voir, eux, ils ne sont pas les nôtres, sinon, vous allez encore me le reprocher. Mais ne vous en faites pas, pas maintenant, un jour. Il pleut en ce moment. Je leur ferai savoir, ils vont se réunir, et, on verra, un soir. Ils vous attendent tellement, le bec ouvert, comme des corneilles au nid – quelle friandise on leur apporte ? Tout feu tout flamme. Ils ont sorti leurs livres, ils se préparent aux débats. Virguinski, l’homme universel, Lipoutine, le fouriériste, avec un grand penchant pour les affaires de police ; un homme, je vous dirai, précieux d’un certain point de vue, mais qui mérite la sévérité de tous les autres ; et enfin, l’autre, l’homme aux grandes oreilles, celui-là, il vous lira son système personnel. Et, vous savez, ils sont vexés que je les batte froid, c’est la douche écossaise, avec moi, hé-hé ! Les voir, n’empêche, il faut absolument.

— Vous m’avez présenté comme un grand chef, ou quoi ? lâcha Nikolaï Vsévolodovitch, avec la plus grande insouciance possible. Piotr Stépanovitch lui lança un regard rapide.

— A propos, reprit-il, comme s’il n’avait pas entendu, et pour vite passer à autre chose, je me présentais deux fois, trois fois par jour chez la très estimable Varvara Pétrovna et, là aussi, j’ai été forcé d’en dire pas mal…

— J’imagine.

— Non, n’imaginez pas, je disais simplement que vous ne tueriez personne, bon, et toutes sortes d’autres douceurs du même genre. Et, imaginez ; dès le lendemain, elle savait déjà que j’avais transporté Maria Timoféïevna de l’autre côté du fleuve ; c’est vous qui le lui avez dit ?

— Pas le moins du monde.

— Je savais bien que ce n’était pas vous. Mais qui donc a pu, sinon ? C’est intéressant.

— Lipoutine, bien sûr.

— N-non, pas Lipoutine, marmonna Piotr Stépanovitch, rembruni, je sais qui c’est. Ça ressemble à Chatov… Du reste, c’est des bêtises, laissons ça ! Du reste, c’est important, terriblement, ça… A propos, je m’attendais toujours à ce que votre mère, d’un coup, elle m’envoie à la figure la question capitale… Ah oui, tous ces jours-ci, au début, elle était vraiment lugubre, et, là, aujourd’hui, je me présente – radieuse. Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est parce qu’aujourd’hui, je lui ai promis de demander dans cinq jours la main de Lizavéta Nikolaïevna, répliqua soudain Nikolaï Vsévolodovitch avec une sincérité inattendue.

— Ah… bon… oui, bien sûr, balbutia Piotr Stépanovitch, comme très gêné, il y a des bruits, là-bas, sur des fiançailles – vous êtes au courant ? C’est sûr, n’empêche. Mais vous avez raison, elle accourra, même de devant l’autel, il vous suffit de l’appeler. Vous n’êtes pas fâché, si je dis ça ?

— Non.

— Je remarque, aujourd’hui, c’est drôlement difficile de vous mettre en colère, vous commencez à me faire peur. Je suis drôlement curieux de savoir comment vous allez apparaître, demain. Vous avez préparé beaucoup de trucs, je parie. Vous n’êtes pas fâché contre moi, si je dis ça ?

Nikolaï Vsévolodovitch ne répondit rien du tout, ce qui agaça positivement Piotr Stépanovitch.

— A propos, c’est sérieux, ce que vous avez dit à votre mère, au sujet de Lizavéta Nikolaïevna ? demanda-t-il.

Nikolaï Vsévolodovitch posa sur lui un regard fixe et froid.

— Ah, je comprends, seulement pour l’apaiser, ah oui.

— Et si c’était sérieux ? demanda fermement Nikolaï Vsévolodovitch.

— Bah, Dieu vous bénisse, comme on dit dans ce cas-là, ça ne gâte rien à l’affaire (vous voyez, je n’ai pas dit : notre affaire, ce mot, notre, vous ne l’aimez pas, et moi… et moi, quoi, je suis à votre service, vous le savez bien vous-même.

— Vous pensez ?

— Oh, rien, rien, je ne pense rien, se hâta de reprendre, en riant, Piotr Stépanovitch, parce que je sais, vos affaires, vous y avez déjà réfléchi à l’avance, et que vous avez déjà pensé à tout. Je dis juste que je suis sérieusement à votre service, toujours, et partout, et dans tous les cas, c’est-à-dire dans n’importe lequel, vous comprenez ?

Nikolaï Vsévolodovitch émit un bâillement.

— Je vous ennuie, fit, bondissant soudain, Piotr Stépanovitch ; il saisit son chapeau rond et flambant neuf, comme s’il s’apprêtait à sortir, mais il resta pourtant, et continua de parler sans s’interrompre, même debout, parfois en marchant dans la pièce ; il marquait les moments animés de sa conversation en cognant son chapeau sur son genou.

— Je pensais vous divertir avec les Lembke, s’écria-t-il d’une voix joyeuse.

— Non, là, plutôt après. Comment se porte Ioulia Mikhaïlovna, à propos ?

— Un procédé mondain que vous avez tous, n’empêche : sa santé, vous vous en fichez comme de celle d’un chat de gouttière, mais ça ne vous empêche pas de me poser la question. Je trouve ça bien. Elle va bien, elle vous estime tellement qu’elle en devient superstitieuse, et si superstitieuse qu’elle attend des miracles de votre part. Sur l’histoire de dimanche, pas un mot, et elle est sûre que vous vaincrez tout tout seul, rien qu’en apparaissant. Je vous jure, elle s’imagine que vous pouvez faire mais vraiment tout. Parce que, maintenant, vous êtes un personnage mystérieux et romanesque, et ça, plus que jamais – une situation extrêmement avantageuse. Tout le monde vous attend que c’en est invraisemblable. Moi, je suis parti, c’était chaud – maintenant, c’est pire. A propos, merci encore pour la lettre. Ils ont tous peur du comte K***. Vous savez qu’ils vous prennent, je crois, pour un espion ? Moi, j’opine, vous n’êtes pas fâché ?

— Aucune importance.

— Aucune importance ; non, c’est indispensable, pour la suite. Ils ont leurs règles à eux, ici. Moi, bien sûr, j’encourage ; Ioulia Mikhaïlovna qui dirige, Gaganov aussi… Vous riez ? Mais je fais ça avec une tactique : je dégoise, je dégoise, et, vlan, je lâche un mot sensé, juste au moment où ils l’attendent tous. Ils m’entourent, et moi, je me remets à dégoiser. Ils ont renoncé avec moi : “Il est doué, ils disent, mais toujours dans la lune.” Lembke m’appelle à entrer dans le service, histoire que je me redresse. Vous savez, c’est terrible comme je le traite, c’est-à-dire, je le compromets, ça le laisse bouche bée. Ioulia Mikhaïlovna qui m’encourage. Oui, à propos, Gaganov vous en veut d’une façon terrible. Hier, à Doukhovo, il m’a dit de vous tout le mal qu’il pouvait. Moi, tout de suite, je lui ai dit toute la vérité, c’est-à-dire, bien sûr, pas toute la vérité. J’ai passé une journée entière, chez lui, à Doukhovo. Un beau domaine, une maison bien.

— Parce qu’il est à Doukhovo, en ce moment ? s’enquit soudain Nikolaï Vsévolodovitch en se redressant ; il avait presque bondi, avec un fort mouvement vers l’avant.

— Non, c’est lui qui m’a ramené ici ce matin, nous sommes rentrés ensemble, reprit Piotr Stépanovitch comme s’il n’avait pas remarqué du tout l’émotion immédiate de Nikolaï Vsévolodovitch. Non mais, je viens de faire tomber un livre, fit-il, se penchant pour ramasser un keepsake qu’il avait accroché. Les Femmes de Balzac *, édition illustrée, dit-il, l’ouvrant soudain, pas lu. Lembke aussi, il écrit des romans.

— Vraiment ? demanda Nikolaï Vsévolodovitch, comme s’il s’y intéressait.

— En russe, et secrètement, bien sûr. Ioulia Mikhaïlovna le sait, elle autorise. Un crétin ; mais distingué, n’empêche ; ça c’est élaboré, chez eux. Vous verriez cette rigueur dans la forme, ce maintien ! Quelque chose dans ce genre-là qu’il nous faudrait, à nous.

— Vous dites du bien de l’administration ?

— Evidemment ! La seule chose en Russie qu’il y ait de naturel, le seul acquis… j’arrête, j’arrête, s’écria-t-il soudain, je ne parle pas de ça, les choses délicates – pas un mot. Pourtant, adieu, vous êtes, je ne sais pas, un peu vert.

— Mais j’ai la fièvre.

— Je vous crois. Couchez-vous, tiens. A propos : il y a des castrats3, ici, dans le district : des gens curieux… Du reste, plus tard. Mais, tiens, du reste, encore une petite histoire ; dans le district, là, il y a un régiment d’infanterie. Vendredi soir, à B***, je buvais avec des officiers. Nous avons trois amis à nous, hein, vous comprenez? On parlait de l’athéisme, et, vous vous imaginez, le sucre qu’on cassait sur le dos du bon Dieu. Ravis, des hennissements. A propos, Chatov assure que tant qu’à faire de se soulever en Russie, il faut absolument commencer par l’athéisme. C’est vrai, peut-être bien. Un vieux birbe de capitaine, cheveux blancs, il restait là, sans bouger, sans rien dire, pas un mot, d’un coup, il se dresse au milieu de la pièce, et, vous savez, très fort, comme ça, comme s’il se parlait tout seul : “Si Dieu n’existe pas, alors, je suis quoi comme capitaine, moi ?” Il prend son képi, il fait un grand geste, et il sort.

— Une idée assez forte qu’il aura exprimée, fit, bâillant une troisième fois, Nikolaï Vsévolodovitch.

— Vrai ? Je n’avais pas compris ; je voulais vous demander. Bon, qu’est-ce que je pourrais vous dire d’autre ? l’usine des Chpigouline, intéressante ; il y a là-dedans, vous savez ça, cinq cents ouvriers, un nid de choléra, quinze ans qu’ils ne nettoient rien, et qu’ils volent leurs ouvriers ; des marchands millionnaires. Je vous jure, parmi les ouvriers, il y en a qui ont entendu parler de l’Internationale *. Quoi, vous avez souri ? Vous verrez vous-même, laissez-moi un délai, le délai le plus bref ! Je vous l’ai déjà demandé, ce délai, et maintenant, je vous le demande encore, et là… euh, pardon, j’arrête, j’arrête, je ne parlais pas de ça, ne faites pas la tête. Pourtant, adieu. Qu’est-ce qui me prend ? fit-il, rebroussant chemin d’un seul coup – complètement oublié, l’essentiel : on me dit que notre malle est arrivée de Pétersbourg.

— C’est-à-dire ? fit, le regardant, Nikolaï Vsévolodovitch qui n’avait pas compris.

— C’est-à-dire, votre malle, vos affaires, avec les fracs, les pantalons, le linge ; elle est là ? c’est vrai ?

— Oui, quelqu’un m’a dit ça tout à l’heure.

— Ah, on ne pourrait pas, tout de suite ?!…

— Demandez à Alexeï.

— Bon, demain, alors, demain ? Parce que, dedans, avec vos affaires, il y a aussi mon veston, mon frac, et trois pantalons, de chez Charmer, vous m’aviez recommandé, vous vous souvenez ?

— J’ai entendu dire, il paraîtrait, vous faites le gentleman, ici ? fit, avec un sourire mauvais, Nikolaï Vsévolodovitch. C’est vrai que vous voulez prendre des cours d’équitation avec un écuyer ?

Piotr Stépanovitch sourit d’un sourire torve.

— Vous savez, répondit-il, d’une voix soudain précipitée à l’extrême, à la fois bizarrement tressautante et haletante, vous savez, Nikolaï Vsévolodovitch, on va laisser ça, hein, les attaques personnelles, n’est-ce pas, hein, une fois pour toutes ? Vous, bien sûr, vous pouvez me mépriser autant que vous voulez, si ça vous amuse, mais, quand même, hein, ce serait mieux, un certain temps, sans attaques personnelles, d’accord, oui ?

— Bon, j’arrête, prononça Nikolaï Vsévolodovitch. Piotr Stépanovitch eut un petit ricanement, frappa son chapeau sur son genou, changea de pied d’appui, et reprit son air habituel.

— Il y en a, ici, qui me considèrent même comme votre rival auprès de Lizavéta Nikolaïevna, comment voulez-vous que je ne me soucie pas de mon aspect ? reprit-il, en riant. Mais qui est-ce donc qui vous rapporte tout ça ? Hum. Huit heures pile ; bon, j’y vais ; j’avais promis de passer chez Varvara Pétrovna, mais, non, vous, couchez-vous, et, demain, vous aurez meilleure mine. Dehors, il pleut et il fait nuit, et moi, remarquez, j’ai un cocher, parce que les rues, ici, la nuit, elles ne sont pas sûres… Ah, tiens, à propos : il y a en ville, ici, il rôde dans les parages en ce moment, un certain Fédka le Bagnard, évadé de Sibérie, figurez-vous, un ancien serviteur à moi, que mon brave père, il y a quinze ans de ça, a vendu à l’armée – en empochant l’argent. Une personnalité très remarquable.

— Vous… lui avez parlé ? demanda Nikolaï Vsévolodovitch, levant les yeux.

— Oui. Il ne se cache pas devant moi. Une personnalité, mais, prête à tout, à tout ; pour de l’argent, s’entend, mais il a des convictions, aussi, dans son genre, bien sûr. Et, tiens, là encore, à propos ; si c’est vraiment sérieux, l’intention que vous avez, vous vous souvenez, au sujet de Lizavéta Nikolaïevna, je renouvelle, encore une fois : moi aussi, je suis une personne prête à tout, dans tous les genres que vous voudrez, et à votre service, complètement… Qu’est-ce que c’est, un bâton, que vous prenez ? Ah non, ce n’est pas un bâton… Figurez-vous, j’ai eu l’impression que vous cherchiez un bâton.

Nikolaï Vsévolodovitch ne cherchait rien, et il ne disait rien, mais, réellement, il avait fait d’une façon vraiment brusque le mouvement de se lever, avec une sorte d’émotion bizarre sur le visage.

— Si vous avez besoin un jour de quelque chose au sujet de Gaganov, lança soudain Piotr Stépanovitch, avec un signe de tête vraiment direct vers le presse-papiers, vous pensez bien que je peux tout arranger, et je suis sûr que vous ne m’oublierez pas.

Il sortit soudain, sans attendre la réponse, mais, encore une fois, il pointa sa tête derrière la porte.

— Si je dis ça, cria-t-il en toute hâte, c’est que Chatov, par exemple, lui non plus, il n’avait pas le droit de risquer sa vie, l’autre jour, dimanche, quand il est venu vers vous, n’est-ce pas ? Je voudrais que vous remarquiez ça.

Il disparut à nouveau, sans attendre de réponse.

IV

Il pensait peut-être en disparaissant que Nikolaï Vsévolodovitch, resté seul, se mettrait aussitôt à donner des coups de poing contre le mur, et l’on pense bien qu’il aurait été heureux de voir ça, si ç’avait pu se faire. Mais il se serait bien trompé : Nikolaï Vsévolodovitch était calme. Pendant près de deux minutes, il resta devant sa table, visiblement assez pensif ; mais bientôt un sourire morne et froid s’exprima sur ses lèvres. Il s’assit lentement sur le divan, à sa place précédente, dans l’angle, et il ferma les yeux, comme sous l’effet de la fatigue. Un bout de la lettre sortait toujours de sous le presse-papiers, mais il ne bougea pas pour l’arranger.

Bientôt, il perdit totalement conscience. Varvara Pétrovna, qui, durant toutes ces journées, s’était épuisée de soucis, n’y tint plus et, après le départ de Piotr Stépanovitch, lequel avait promis de passer la voir et n’avait pas tenu sa promesse, elle se risqua elle-même à rendre visite à Nicolas, malgré l’heure indue. Elle se demandait toujours vaguement s’il n’allait pas dire enfin quelque chose de définitif. Doucement, comme tout à l’heure, elle frappa à la porte et, là encore, ne recevant pas de réponse, elle ouvrit. Voyant que Nicolas était assis l’air vraiment trop immobile, c’est le cœur battant, que, prudemment, elle fit quelques pas vers le divan. Elle avait comme été frappée qu’il se fût endormi si vite, et qu’il pût dormir de cette façon, assis tellement droit, tellement immobile ; même sa respiration était presque devenue imperceptible. Son visage était pâle et sévère, mais comme entièrement figé, sans mouvement ; les sourcils légèrement rapprochés, froncés – vraiment, il ressemblait à une figure de cire inanimée. Elle resta devant lui environ trois minutes, osant à peine respirer, et, d’un seul coup, l’épouvante l’envahit ; elle sortit sur la pointe des pieds, s’arrêta un instant à la porte, le bénit précipitamment et s’éloigna, sans qu’il l’eût remarquée, avec une nouvelle sensation de terreur, une nouvelle angoisse.

Il dormit longtemps, plus d’une heure, et toujours dans le même engourdissement ; pas un muscle de son visage ne bougea, pas le moindre mouvement ne s’exprima dans son corps ; ses sourcils restaient toujours aussi sévèrement froncés. Si Varvara Pétrovna était restée trois minutes de plus, elle n’aurait sans doute pas supporté la sensation de terreur qu’engendrait cette immobilité léthargique et elle aurait réveillé son fils. Mais celui-ci ouvrit soudain les yeux de lui-même, et, toujours sans bouger, il resta encore une dizaine de minutes, comme s’il plongeait des yeux obstinés et curieux dans je ne sais quel objet qui l’aurait sidéré dans un coin de la pièce, quoiqu’il n’y eût là ni rien de nouveau, ni rien de particulier.

On entendit enfin le son doux et lourd de la grande horloge murale : elle ne sonna qu’une fois. C’est avec une certaine inquiétude qu’il tourna la tête pour jeter un coup d’œil au cadran, mais, presque au même instant, la porte arrière, qui donnait sur le couloir, s’ouvrit, et le valet de chambre Alexeï Iégorovitch apparut. Il portait, sur un bras, un manteau chaud, une écharpe et un chapeau, et dans l’autre, un petit plat d’argent sur lequel un billet était posé.

— Neuf heures et demie, annonça-t-il à voix basse, et, posant les habits qu’il apportait sur un coin de la chaise, il présenta sur l’assiette le billet, un petit papier, non cacheté, portant deux lignes au crayon. Nikolaï Vsévolodovitch prit à son tour un crayon sur la table, traça deux mots à la fin du billet, et il le reposa sur l’assiette.

— A transmettre, dès que je serai sorti, et donne-moi mes habits, dit-il, se levant du divan.

Remarquant qu’il portait un veston de velours léger, il réfléchit et demanda une autre redingote, de drap, qu’il revêtait le soir pour les visites plus protocolaires. Il acheva enfin de s’habiller, mit son chapeau, et ferma à clé la porte par laquelle Varvara Pétrovna était entrée chez lui, puis, retirant de sous le presse-papiers la lettre qu’il avait cachée, il sortit sans mot dire dans le couloir, accompagné par Alexeï Iégorovitch. Du couloir, ils débouchèrent sur l’escalier de service, étroit, et descendirent dans un vestibule donnant directement sur le jardin. Dans un coin du vestibule, on avait préparé une lanterne et un grand parapluie.

— Vu les déluges qui tombent, la boue dans les rues d’ici est impossible, rapporta Alexeï Iégorovitch, comme s’il faisait une dernière, et timide, tentative pour détourner son maître de sortir. Pourtant, le maître, ouvrant le parapluie, sortit sans un mot dans le vieux jardin, humide et détrempé, sombre comme une cave. Le vent soufflait, il balançait les cimes des arbres à moitié nus, les petites allées de sable étaient gluantes, boueuses. Alexeï Iégorovitch marchait tel qu’il était, en frac et sans chapeau, éclairant le chemin à trois pas de distance avec sa lanterne.

— On ne remarquera rien ? demanda soudain Nikolaï Vsévolodovitch.

— Par la fenêtre, on ne remarquera rien, d’autant que tout est prévu d’avance, répondit le serviteur d’une voix basse et posée.

— Ma mère dort ?

— Madame s’est enfermée, comme d’habitude ces jours derniers, à neuf heures précises, et Madame n’a aucun moyen de rien savoir maintenant. A quelle heure Monsieur veut-il qu’on l’attende ? ajouta-t-il, prenant sur lui de poser la question.

— Une heure, une heure et demie, pas plus tard que deux heures.

— Bien, monsieur.

Après avoir traversé par des chemins tortueux tout le jardin qu’ils connaissaient tous deux par cœur, ils arrivèrent jusqu’à son mur de pierre, et là, juste à l’angle du mur, ils trouvèrent un petit portillon qui donnait sur une ruelle étroite et noire, un portillon presque toujours fermé, mais dont la clé se trouvait à présent dans les mains d’Alexeï Iégorovitch.

— La porte ne va pas grincer ? s’enquit à nouveau Nikolaï Vsévolodovitch.

Mais Alexeï Iégorovitch répondit qu’elle avait été huilée la veille, “et aussi aujourd’hui”. Il avait eu le temps de se faire tremper jusqu’aux os. Il ouvrit le portillon et tendit la clé à Nikolaï Vsévolodovitch.

— Si Monsieur a l’intention de faire une route éloignée, je préviens Monsieur, étant peu assuré des gens de par ici, surtout dans les ruelles sombres, et encore moins de l’autre côté de la rivière, fit-il, comme malgré lui, une fois encore. C’était un vieux serviteur, l’ancien menin de Nikolaï Vsévolodovitch, qui l’avait jadis porté dans ses bras, un homme sérieux et austère, qui aimait bien entendre et lire un peu les Ecritures.

— Ne t’en fais pas, Alexeï Iégorytch.

— Dieu vous bénisse, monsieur, mais seulement pour entreprendre des choses louables.

— Comment ? fit Nikolaï Vsévolodovitch en s’arrêtant, alors qu’il était déjà dans la ruelle.

Alexeï Iégorovitch répéta son souhait d’une voix ferme ; jamais auparavant il ne se serait décidé à l’exprimer de cette façon, à haute voix, devant son maître.

Nikolaï Vsévolodovitch ferma la porte, mit la clé dans sa poche et s’avança dans la ruelle, s’enfonçant à chaque pas jusqu’aux chevilles dans la boue. Il déboucha enfin dans une rue longue et déserte, une rue pavée. Il connaissait la ville comme sa poche ; mais il y avait encore loin jusqu’à la rue de l’Epiphanie. Il était plus de dix heures quand il s’arrêta enfin devant le portail fermé de la vieille et sombre maison de Filippov. Le rez-de-chaussée, à présent, après le départ des Lébiadkine, était absolument désert, les fenêtres barrées de planches, mais on voyait de la lumière dans la mansarde de Chatov. Comme il n’y avait pas de clochette, il tambourina dans le portail à coups de poing. Une fenêtre s’ouvrit, Chatov se mit à regarder dans la rue, la nuit était totale, on avait du mal à distinguer quoi que ce fût ; Chatov resta longuement à scruter une bonne minute.

— C’est vous ? demanda-t-il soudain.

— Oui, répondit l’hôte inattendu.

Chatov fit claquer la fenêtre, il descendit et ouvrit le portail. Nikolaï Vsévolodovitch franchit le seuil surélevé, et, sans dire un seul mot, passa devant lui, tout droit vers le pavillon de Kirillov.

V

Là, tout était ouvert, pas une porte n’était fermée. Le vestibule et les deux premières pièces étaient obscurs mais, dans la dernière, celle où Kirillov vivait et buvait du thé, la lumière luisait et l’on entendait des rires et des espèces de petits cris étranges. Nikolaï Vsévolodovitch se dirigea vers la lumière, mais, sans entrer, il s’arrêta sur le seuil. Le thé était servi. Au milieu de la pièce, il vit une vieille femme, une parente de la logeuse, tête nue, en simple jupe, pieds nus chaussés de mules, un caraco de lapin sur les épaules. Elle tenait dans ses bras un enfant de dix-huit mois, vêtu seulement d’une chemisette, les petits pieds nus, les joues toutes brûlantes, les cheveux blancs tout emmêlés, comme s’il sortait du berceau. Il venait sans doute de pleurer, de petites larmes luisaient encore dans ses yeux ; mais, à cet instant, il tendait les bras, il battait des mains et riait à pleine gorge, comme ne rient que les bambins, avec des hoquets. Devant lui, Kirillov jetait par terre une grosse balle de caoutchouc rouge ; la balle rebondissait jusqu’au plafond, elle retombait, l’enfant criait : “Ba, ba !” Kirillov rattrapait la “ba”, la lui donnait, l’enfant la jetait de ses petites mains maladroites, et Kirillov courait la ramasser encore une fois. La “ba” finit par rouler sous l’armoire. “Ba, ba !” criait l’enfant. Kirillov se baissa au sol et s’allongea, s’efforçant d’atteindre la “ba” sous l’armoire, avec le bras ; Nikolaï Vsévolodovitch pénétra dans la pièce ; le bambin, l’apercevant, se serra contre la vieille femme et fondit en longs sanglots enfantins ; la vieille l’emporta tout de suite au-dehors.

— Stavroguine ? dit Kirillov, se relevant, la balle dans les mains, sans le moindre étonnement à cette visite inattendue. Du thé ?

Il s’était relevé complètement.

— Oui, vraiment, je ne dis pas non, s’il est chaud, dit Nikolaï Vsévolodovitch, je suis trempé.

— Il est chaud, brûlant, même, confirma Kirillov avec plaisir ; asseyez-vous ; vous êtes sale ; pas grave ; le plancher – moi, plus tard, un coup de serpillière.

Nikolaï Vsévolodovitch s’assit, et, presque d’une seule gorgée, but la tasse qu’il lui avait versée.

— Encore ? demanda Kirillov.

— Merci.

Kirillov, qui ne s’était pas assis, s’assit tout de suite en face de lui et demanda :

— Vous venez pour quoi ?

— Pour une affaire. Tenez, lisez cette lettre, de Gaganov ; vous vous souvenez, je vous avais parlé, à Pétersbourg.

Kirillov prit la lettre, la lut, la posa sur la table et attendit.

— Ce Gaganov, commença à expliquer Nikolaï Vsévolodovitch, comme vous savez, je l’ai rencontré il y a un mois, à Pétersbourg, pour la première fois de ma vie. Nous nous sommes croisés deux-trois fois en public. Sans se présenter à moi, et sans me parler, il avait tout de même trouvé le moyen de se montrer très provocant. Je vous en avais parlé sur le moment ; mais voilà ce que vous ne savez pas ; en quittant Pétersbourg avant moi, il m’a brusquement envoyé une lettre, pas tout à fait comme celle-là, bien sûr, mais parfaitement indécente tout de même, et déjà étrange par le fait qu’elle n’expliquait pas du tout la raison pour laquelle elle était écrite. Je lui ai répondu tout de suite, là encore par écrit, et, de la façon la plus sincère, je lui ai déclaré qu’il m’en voulait sans doute pour l’histoire avec son père, il y a quatre ans, ici au club, et que, de mon côté, j’étais prêt à lui apporter toutes les excuses possibles, étant donné que mon geste n’était pas prémédité et qu’il venait de ma maladie. Je lui ai demandé de prendre mes excuses en considération. Il n’a rien répondu et il est parti ; mais voilà que, maintenant, je le retrouve ici, et pris d’une rage totale. On m’a rapporté quelques jugements publics qu’il émettait sur moi, des jugements franchement injurieux, avec des accusations étonnantes. Et voilà enfin qu’aujourd’hui, je reçois cette lettre – une lettre comme personne, jamais, sans doute, n’en a reçu, avec des injures et ce genre d’expressions : je me serais “fait casser la gueule”. Je viens vous trouver en espérant que vous ne refuserez pas d’être mon témoin.

— Vous dites : personne n’a reçu de lettres, remarqua Kirillov ; avec la rage, si – souvent, ça se fait. Pouchkine, il a écrit à Heckern4. Bon, j’irai. Dites : comment ?

Nikolaï Vsévolodovitch expliqua qu’il le voulait le lendemain même, et qu’il fallait absolument commencer par renouveler les excuses, et même par la promesse d’une nouvelle lettre d’excuses, mais en exigeant pourtant que Gaganov, de son côté, n’écrive plus jamais de lettres de ce genre. Cette lettre-ci serait considérée comme nulle et non avenue.

— Trop de concessions, il va refuser, répondit Kirillov.

— Ce que je voulais savoir au préalable c’est si vous acceptez de lui porter ces conditions ?

— Oui. Ça vous regarde. Mais il va refuser.

— Je le sais, qu’il va refuser.

— Se battre, il veut. Dites comment vous battre.

— Justement, je voudrais absolument tout terminer demain. Vers neuf heures du matin, vous serez chez lui. Il vous écoutera, il refusera, mais il vous fera rencontrer son témoin – mettons, vers les onze heures. Vous déciderez avec lui, et puis, que, vers une heure ou deux, tout le monde soit sur place. Je vous le demande, essayez de faire ça. Les armes, bien sûr, les pistolets, et, ce que je vous demande avec une insistance particulière – arranger une barrière à dix pas ; puis, vous nous placez chacun à dix pas de la barrière, et, au signal, nous avançons. Chacun doit absolument s’avancer jusqu’à la barrière, mais il peut aussi tirer en mouvement. Voilà tout, je crois bien.

— Dix pas entre les barrières, c’est peu, remarqua Kirillov.

— Eh bien, douze, mais pas plus, vous comprenez qu’il veut se battre sérieusement. Vous savez charger un pistolet ?

— Oui. J’ai des pistolets ; je donnerai ma parole que vous ne vous en êtes jamais servi. Son témoin pareil pour les siens ; deux paires, on tire à pile ou face, la sienne ou la nôtre.

— Parfait.

— Vous voulez voir les pistolets ?

— Si vous voulez.

Kirillov s’accroupit, dans un coin, devant sa valise qu’il n’avait pas encore vidée, mais d’où il tirait des choses au fur et à mesure de ses besoins. Il prit du fond une boîte en bois de palme, tendue de velours rouge à l’intérieur, et il en sortit une paire de pistolets de dandy, extrêmement chers.

— Il y a tout : la poudre, les balles, les munitions. J’ai encore un revolver ; attendez.

Il replongea dans sa valise et en sortit une autre boîte avec un revolver américain à six coups.

— Vous avez pas mal d’armes, et très chères.

— Très. Extrêmement.

Pauvre, presque miséreux, Kirillov, qui, d’ailleurs, ne remarquait jamais sa misère, montrait à présent, avec une fierté visible, son trésor d’armurerie, un trésor acquis, sans l’ombre d’un doute, au prix de sacrifices extrêmes.

— Vous n’avez toujours pas changé d’avis ? demanda Stavroguine après un silence d’une minute, et avec une certaine prudence.

— Toujours pas, répondit brièvement Kirillov, qui avait deviné tout de suite, à la voix, ce qui lui était demandé, et il se mit à ranger les armes sur la table.

— Et quand ? demanda encore plus prudemment Nikolaï Vsévolodovitch, après, là encore, un certain silence.

Kirillov, entre-temps, avait rangé les deux boîtes dans la valise et était revenu s’asseoir.

— Pas de moi que ça dépend, vous le savez ; quand on dira, marmonna-t-il, comme si cette question le gênait un peu, mais, en même temps, visiblement prêt à répondre à toutes les autres questions. Il regardait Stavroguine sans le quitter des yeux, d’un regard noir sans éclat, avec une sorte de disposition tranquille, mais bonne et engageante.

— Bien sûr, je comprends ça, le suicide, reprit, les sourcils un peu froncés, Nikolaï Vsévolodovitch, après un long silence de réflexion, près de trois minutes, je m’imaginais ça moi-même, parfois, et là, il y a toujours une sorte d’idée nouvelle ; si l’on faisait une monstruosité, ou surtout, une honte, c’est-à-dire, quelque chose de honteux, mais de vraiment très-très sale, et… de ridicule, de tellement ridicule que les gens s’en souviennent pendant mille ans, et qu’ils vous crachent dessus pendant mille ans, et là, cette idée : “Un coup de feu dans la tempe, et il n’y a plus rien.” A ce moment-là, qu’est-ce que ça peut vous faire, les gens, et le fait qu’ils crachent pendant mille ans, n’est-ce pas que c’est vrai ?

— Vous appelez ça une idée nouvelle ? répondit Kirillov après une réflexion.

— Je… non… quand j’y ai pensé, une fois, j’ai senti une idée complètement nouvelle.

— “Senti une idée” ? répéta Kirillov. C’est bien. Il y a beaucoup d’idées qui existent depuis toujours, et qui deviennent nouvelles, d’un coup. C’est juste. Beaucoup de choses, aujourd’hui, que je vois la première fois.

— Mettons, vous viviez sur la lune, l’interrompit Stavroguine, sans l’écouter et suivant le fil de sa pensée, et là, mettons, vous avez fait toutes ces saletés ridicules… Vous savez à coup sûr que, là-bas, ils vont rire et vous cracher dessus, sur votre nom, pendant mille ans, éternellement, dans toute la lune. Mais, à présent, vous êtes ici, et, d’ici, vous regardez la lune ; en quoi ça vous concerne, ici, tout ce que vous avez pu faire là-bas, et le fait que tous les gens de là-bas, ils vous cracheront dessus pendant mille ans, n’est-ce pas que c’est vrai ?

— Je ne sais pas, répondit Kirillov, je ne suis jamais allé sur la lune, ajouta-t-il sans la moindre ironie, juste pour noter un fait.

— L’enfant, qui c’était, tout à l’heure ?

— La vieille, sa belle-mère qui est venue ; non, sa bru… pareil. Trois jours. Couchée, malade, avec l’enfant ; les nuits, il crie, beaucoup, le ventre. La mère dort, la vieille l’apporte ; moi, avec la balle. La balle, de Hambourg. AHambourg, je l’ai achetée, pour lancer-rattraper : ça renforce le dos. Une petite fille.

— Vous aimez les enfants ?

— Oui, répondit Kirillov, avec, du reste, une certaine indifférence.

— Donc, la vie aussi, vous l’aimez ?

— Oui, la vie aussi, je l’aime, pourquoi ?

— Si vous avez décidé de vous suicider.

— Et alors ? Pourquoi sur le même plan ? La vie, c’est une chose ; ça, autre chose. La vie, elle existe, la mort – pas du tout.

— Vous avez commencé à croire à la vie éternelle dans l’avenir ?

— Non, pas dans l’avenir, la vie éternellement dans le présent. Il y a des minutes, vous touchez des minutes, et, le temps, d’un seul coup, il s’arrête, et il existe dans l’éternité.

— Vous espérez en arriver à une minute de ce genre ?

— Oui.

— Dans notre temps à nous, je doute que ce soit possible, répliqua, là aussi, sans la moindre ironie, Nikolaï Vsévolodovitch, d’une voix lente et comme pensive. Dans l’Apocalypse, l’ange jure que le temps n’existera plus.

— Je sais. C’est très juste, ce qu’il y a dedans ; très clair, très précis. Quand l’homme tout entier aura atteint le bonheur, alors, le temps n’existera plus – parce que ce ne sera plus la peine. Une idée très juste.

— Et où pourra-t-on le fourrer, le temps ?

— Nulle part. Le temps, ce n’est pas un objet, c’est une idée. Il s’éteindra dans l’esprit.

— Vieux lieux communs philosophiques, les mêmes depuis le début des siècles, marmonna Stavroguine avec une sorte de regret dédaigneux.

— Les mêmes, toujours ! Les mêmes, depuis le début des siècles, et jamais aucun autre, jamais ! reprit Kirillov, les yeux luisants, comme si cette idée contenait presque en elle-même sa victoire.

— Vous êtes très heureux, semble-t-il, Kirillov ?

— Oui, très heureux, répondit celui-ci, comme s’il donnait là encore une réponse des plus banales.

— Mais, récemment, vous étiez si affecté, vous en vouliez à Lipoutine ?

— Hum… maintenant, je ne dis plus rien. Je ne savais pas encore, à ce moment-là, que j’étais heureux. Vous avez vu une feuille – sur un arbre, une feuille ?

— Oui.

— J’en ai vu une, l’autre jour, une jaune, encore un peu de vert, un peu moisie déjà, sur les bords. Le vent qui la portait. J’avais dix ans, l’hiver, exprès, je fermais les yeux et je m’imaginais une feuille – verte, brillante, avec ses nervures, et le soleil qui brille. J’ouvrais les yeux, je n’y croyais pas, parce que c’était très bien, et je les refermais.

— Qu’est-ce que c’est ? une allégorie ?

— Non… pourquoi ? Pas une allégorie, non, je dis une feuille, tout simplement, juste une feuille. Une feuille, c’est bien. Tout est bien.

— Tout ?

— Tout. L’homme est malheureux parce qu’il ne sait pas qu’il est heureux. Ça, c’est tout, tout ! Celui qui réussit à le savoir, il devient heureux, tout de suite, à l’instant même. Cette bru, elle va mourir, la petit fille reste – c’est bien. J’ai trouvé, d’un coup.

— Et celui qui meurt de faim, et celui qui l’humilie, qui la viole, la petite fille, c’est bien ?

— C’est bien. Celui qui fend le crâne pour la petite fille, ça aussi, c’est bien ; et celui qui ne le fend pas, c’est bien, pareil. Tout est bien, tout. Tous ceux qui savent que tout est bien, tous, ils sont bien. S’ils le savaient, qu’ils sont bien, ils seraient bien, mais tant qu’ils ne savent pas qu’ils sont bien, ils ne sont pas bien. Voilà toute l’idée, toute, il n’y en a pas d’autre !

— Mais comment avez-vous su que vous êtes si heureux ?

— La semaine dernière, mardi, non, mercredi, parce que c’était déjà mercredi, la nuit.

— Et à quelle occasion ?

— Je ne me rappelle pas, comme ça ; je marchais dans la chambre… peu importe. J’ai arrêté ma montre, il était deux heures trente-sept.

— Comme un emblème de ce que le temps doit s’arrêter ?

Kirillov garda le silence.

— Ils ne sont pas bien, reprit-il brusquement, parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont bien. Une fois qu’ils l’auront su, ils ne violeront plus la petite fille. Il faut qu’ils le sachent, qu’ils sont bien, et ils deviendront bien tout de suite, du premier au dernier.

— Vous, donc, alors, vous savez que vous êtes bien ?

— Je suis bien.

— Ça, d’ailleurs, je suis d’accord, marmonna Stavroguine, fronçant le sourcil.

— Celui qui saura enseigner que tout le monde est bien, celui-là, il terminera le monde.

— Celui qui a enseigné s’est fait crucifier.

— Il viendra, son nom est l’homme-dieu.

— Le dieu-homme ?

— L’homme-dieu, c’est ça, la différence.

— Ce ne serait pas vous qui allumez la veilleuse ?

— C’est moi, oui.

— Vous vous êtes mis à croire ?

— La vieille, elle aime, pour la veilleuse… et, aujourd’hui, elle n’a pas le temps, marmonna Kirillov.

— Mais, vous-même, vous ne priez pas encore ?

— Je prie, mais tout. Vous voyez, l’araignée qui grimpe sur le mur, je la regarde avec reconnaissance parce qu’elle grimpe.

Ses yeux s’étaient remis à briller. Il regardait toujours Stavroguine, d’un regard fixe et intraitable. Stavroguine le suivait, lui, d’un air renfrogné et dédaigneux, mais il n’y avait pas de moquerie dans son regard.

— Ma main au feu, quand je reviendrai, vous vous serez mis à croire, marmonna-t-il, se levant et prenant son chapeau.

— Pourquoi ? fit Kirillov qui se leva également.

— Si vous pouviez savoir que vous croyez en Dieu, eh bien, vous y croiriez ; mais comme vous ne savez pas encore que vous croyez en Dieu, vous ne croyez pas encore, fit Stavroguine, avec un sourire en coin.

— Ce n’est pas ça, répondit Kirillov, après une réflexion, vous retournez l’idée. Une plaisanterie mondaine. Souvenez-vous ce que vous avez signifié dans ma vie, Stavroguine.

— Adieu, Kirillov.

— Venez la nuit ; quand ?

— Mais, vous n’avez pas oublié pour demain ?

— Ah, si, j’oubliais, soyez tranquille, je me réveillerai ; neuf heures. Je sais me réveiller quand je veux. Je me couche, je me dis : sept heures, je me réveille à sept heures ; dix heures – je me réveille à dix heures.

— Remarquables, vos qualités, fit Nikolaï Vsévolodovitch en regardant son visage blême.

— Je vais vous ouvrir le portail.

— Ne vous en faites pas, Chatov s’en chargera.

— Ah, Chatov. Bon, adieu.

VI

Le perron de la maison vide où logeait Chatov était ouvert ; pourtant, en arrivant dans le vestibule, Stavroguine se retrouva dans le noir total, et, à tâtons, il se mit à chercher l’escalier qui menait à la mansarde. Soudain, en haut, une porte s’ouvrit et de la lumière apparut ; Chatov ne sortit pas lui-même, il avait juste ouvert sa porte. Quand Nikolaï Stavroguine parut sur le seuil de sa chambre, il le découvrit dans un coin, près d’une table, debout, et l’attendant.

— Vous me recevrez pour une affaire ? demanda-t-il depuis le seuil.

— Entrez et asseyez-vous, répondit Chatov, fermez la porte ; attendez, j’y vais tout seul.

Il ferma la porte à clé, revint vers la table et s’assit face à Nikolaï Vsévolodovitch. Durant cette semaine, il avait maigri, et, à présent, semblait-il, il était pris de fièvre.

— Vous m’avez mis au supplice, prononça-t-il, les yeux baissés, à voix basse, dans un semi-chuchotement, pourquoi vous ne veniez pas ?

— Vous étiez donc si sûr que je viendrais ?

— Oui, attendez, je délirais… je délire toujours, peut-être… Attendez.

Il se leva à demi et, sur la plus haute de ses trois étagères de livres, tout au bout, il saisit un objet. C’était un revolver.

— Une nuit, dans mon délire, j’ai vu que vous viendriez me tuer, et, le matin, tôt, ce fainéant de Liamchine, je lui ai acheté ce revolver, avec mes derniers roubles ; je ne voulais pas me laisser faire. Après, j’ai repris mes esprits… Je n’ai ni poudre ni balles ; depuis ce jour-là, il est sur l’étagère. Attendez…

Il se leva et voulut ouvrir le vasistas.

— Ne le jetez pas, pourquoi ? l’arrêta Nikolaï Vsévolodovitch. Il vaut son prix, et puis, demain, on dira qu’il y a des revolvers qui traînent sous la fenêtre de Chatov. Reposez-le, voilà, asseyez-vous. Dites, pourquoi est-ce comme si vous regrettiez devant moi d’avoir pensé que je viendrais vous tuer ? Maintenant non plus, ce n’est pas pour faire la paix que je suis venu, c’est pour parler d’une chose indispensable. Expliquez-moi, tout d’abord, si vous m’avez frappé, ce n’est pas pour ma liaison avec votre femme ?

— Vous savez bien que non, fit Chatov, baissant à nouveau les yeux.

— Et pas parce que vous avez cru ce ragot stupide sur Daria Pavlovna ?

— Non, non, bien sûr que non ! C’est stupide ! Ma sœur m’a dit, dès le début…, prononça Chatov d’un ton violent et impatient, en tapant même un peu du pied.

— Donc, moi, j’ai deviné, et, vous aussi, vous avez deviné, poursuivait Stavroguine d’une voix tranquille, vous avez raison : Maria Timoféïevna Lébiadkina est ma femme légitime, que j’ai épousée à Pétersbourg, il y a quatre ans et demi de cela. C’est bien pour elle que vous m’avez frappé ?

Chatov, complètement écrasé, écoutait et ne disait rien.

— J’avais deviné, et je n’y croyais pas, marmonna-t-il enfin, posant un regard étrange sur Stavroguine.

— Et vous m’avez frappé ?

Chatov s’empourpra et se mit à bafouiller des phrases presque sans lien :

— C’est pour votre déchéance que je… pour le mensonge. Pas pour vous punir que je suis venu vers vous ; je venais, je ne savais pas que j’allais frapper… Si j’ai fait ça, c’est que vous avez signifié tant de choses dans ma vie… Je…

— Je comprends, je comprends, économisez vos paroles. Je regrette que vous ayez la fièvre ; j’ai une affaire des plus indispensables.

— Je vous ai attendu trop longtemps, dit Chatov (il se mit presque à trembler de tout le corps, et voulut se lever à nouveau de sa place). Dites votre affaire, et moi aussi, je dirai… après…

Il s’assit.

— Cette affaire-là, elle n’est pas du même ordre, commença Nikolaï Vsévolodovitch en l’observant avec curiosité, certaines circonstances m’ont forcé à choisir cette heure-ci, aujourd’hui, et à venir vous prévenir qu’il était possible que vous vous fassiez tuer.

Chatov lui lança un regard frénétique.

— Je sais que je pouvais encourir un danger, répliqua-t-il avec mesure, mais, vous, vous, comment vous pouvez le savoir ?

— Parce que, moi aussi, je leur appartiens, comme vous, et je suis membre de leur société autant que vous.

— Vous… vous êtes membre de la société ?

— Je le vois à vos yeux, vous vous attendiez à tout de ma part, mais pas à ça, fit Nikolaï Vsévolodovitch, esquissant un sourire en coin, mais, permettez, donc, vous saviez déjà que votre vie est menacée ?

— Jamais je n’ai pensé ça. Maintenant non plus, je ne le pense pas, malgré ce que vous me dites, même si… même si – qui est-ce qui peut répondre de ces imbéciles ? s’écria-t-il, furieux, frappant la table de son poing. Ils ne me font pas peur ! J’ai rompu avec eux. L’autre, il a couru me voir, quatre fois, il disait qu’on pouvait… mais (il lança un regard sur Stavroguine), mais, bon, au fond, de quoi est-ce que vous êtes au courant ?

— Ne vous inquiétez pas, je ne vous trompe pas, poursuivit Stavroguine d’une voix assez froide, l’air d’un homme qui ne faisait que son devoir. Vous me mettez à l’épreuve pour savoir ce que je sais ? Je sais que vous avez adhéré à cette société à l’étranger, il y a deux ans, encore sous sa forme ancienne, juste avant votre voyage en Amérique et, semble-t-il, juste après notre dernière conversation, celle dont vous m’avez tellement parlé dans votre lettre d’Amérique. A propos, excusez-moi si je ne vous ai pas répondu par une lettre et si je me suis contenté…

— D’envoyer de l’argent ; attendez, l’arrêta Chatov, qui, d’un geste précipité, ouvrit le tiroir de son bureau et sortit de sous les papiers un billet de banque rouge, tenez, prenez, les cent roubles que vous m’avez envoyés ; sans vous, là-bas, je serais mort. J’aurais mis du temps à vous rembourser, sans votre mère ; ces cent roubles, elle me les a donnés, il y a neuf mois, comme une aumône, après ma maladie. Mais poursuivez, s’il vous plaît…

Il haletait.

— En Amérique, vous avez changé votre façon de penser, et, revenu en Suisse, vous avez voulu renoncer. Vous n’avez reçu aucune réponse, mais on vous a chargé de recevoir ici, en Russie, de je ne sais qui, une presse, et de la garder jusqu’au moment où vous devrez la rendre à quelqu’un qui viendrait de leur part. Je ne sais pas tout dans les moindres détails, mais, dans l’ensemble, c’est bien ça, non ? Vous, dans l’espoir, ou sous la condition, que ce serait là leur dernière exigence, et qu’après cela, ils vous laisseraient tranquille, vous avez accepté. Tout cela, d’une façon ou d’une autre, je l’ai appris tout à fait par hasard, et pas du tout par eux. Mais il y a une chose que, semble-t-il, vous, vous ne savez toujours pas : ces messieurs n’ont aucune intention de se séparer de vous.

— C’est absurde ! hurla Chatov. J’ai déclaré sincèrement que je me séparais d’eux, pour tout ! C’est mon droit, le droit de la conscience, de la pensée… Je n’admettrai pas ! Il n’y a pas de force au monde qui puisse…

— Dites, ne criez pas, l’arrêta, très sérieusement, Nikolaï Vsévolodovitch, ce Verkhovenski, c’est le genre de bonhomme qui est peut-être en train de nous espionner en ce moment même, avec son oreille, ou celle de quelqu’un d’autre, même là, dans votre couloir, si ça se trouve. Même cet ivrogne de Lébiadkine était presque censé vous surveiller, et vous, peut-être, de le surveiller lui, n’est-ce pas ? Dites-moi plutôt : aujourd’hui, Verkhovenski a-t-il accepté vos arguments, oui ou non ?

— Oui ; il a dit que je pouvais, et que j’avais le droit…

— Eh bien, dans ce cas-là, il vous ment. Je sais que même Kirillov, qui ne leur appartient presque pas, lui a fait des rapports sur vous ; et des agents, ils en ont plein, et certains même qui ne savent pas qu’ils travaillent pour le groupe. Vous avez toujours été sous surveillance. Piotr Verkhovenski, entre autres, est venu pour régler votre cas d’une façon définitive, il possède pour cela les pleins pouvoirs, et, plus précisément : pour vous éliminer le moment venu, comme quelqu’un qui en sait trop, et un mouchard possible. Je vous répète que, cela, c’est sûr ; et permettez-moi d’ajouter que, je ne sais pas pourquoi, mais ils sont sûrs que vous êtes un espion, et que si vous n’avez encore rien mouchardé, vous ne manquerez pas de le faire. Cela, c’est vrai ?

Chatov grimaça en entendant cette question exprimée d’une voix aussi indifférente.

— Quand bien même je serais un espion, à qui je moucharderais ? répliqua-t-il, avec rage, sans répondre directement. Non, laissez-moi, au diable, avec moi ! s’écria-t-il, revenant soudain à sa première pensée, qui l’avait sidéré, tous les signes le montraient, bien plus que la nouvelle du danger qu’il courait lui-même. Vous, vous, Stavroguine, comment avez-vous pu vous fourrer dans cette absurdité, dans cette médiocrité, dans cette honte, vous, parmi tous ces larbins !… Membre de leur société ! C’est ça, alors, la grande action de Nikolaï Stavroguine !… s’écria-t-il, presque au désespoir.

Il eut même un grand geste de lassitude, comme s’il ne pouvait rien y avoir pour lui de plus amer et de plus douloureux que cette découverte.

— Excusez-moi, reprit Nikolaï Vsévolodovitch, réellement étonné, mais, j’ai l’impression que vous me regardez comme un genre de soleil, et, vous-même, un genre de moucheron, comparé à moi. J’ai remarqué ça déjà à votre lettre d’Amérique.

— Vous… vous savez… Ah, mais laissons, plutôt, avec moi, laissons ! intervint soudain Chatov. Si vous pouvez expliquer quelque chose sur vous-même, expliquez… Ma question ! répéta-t-il avec passion.

— Avec plaisir. Vous me demandez comment j’ai pu me fourrer dans ce cloaque ? Après ce que je vous ai annoncé, je vous dois même une certaine sincérité dans cette affaire. Voyez-vous, au sens strict, cette société, je n’y appartiens même pas du tout, je n’y ai jamais appartenu, et j’ai beaucoup plus de droit que vous de les laisser, parce que je n’ai jamais adhéré. Au contraire, j’ai déclaré depuis le début que je n’avais rien de commun avec eux, et, si je les ai aidés par hasard, c’est seulement comme ça, comme un oisif. J’ai participé, un peu, à la réorganisation de cette société d’après un nouveau plan, c’est tout. Mais, maintenant, ils ont changé d’avis et ils ont décidé qu’il était dangereux de me laisser partir, et, semble-t-il, moi aussi, je suis condamné.

— Oh, chez eux, c’est toujours la peine de mort, et toujours sur ordre exprès, sur papier cacheté, trois pelés et un tondu qui les signent. Et vous croyez qu’ils en ont le moyen ?

— Ici, en partie, vous avez raison, et en partie, non, poursuivait Stavroguine, avec la même indifférence et même une certaine lassitude. Bien sûr, pour beaucoup de choses, c’est de la fantaisie, comme toujours dans ces cas-là ; un petit groupe qui exagère sa taille et son importance. Si vous voulez, moi, mon avis, c’est que le seul membre, c’est Piotr Verkhovenski, et même lui, il est trop bon s’il se considère uniquement comme un agent de sa société. Du reste, l’idée de base n’est pas plus bête que les autres du même genre. Ils ont des liens avec l’Internationale * ; ils ont su se faire des agents en Russie, ils sont même tombés sur un moyen assez original… mais, bien sûr, dans la théorie, seulement. Quant à leurs intentions ici, vous savez bien, le mouvement de notre organisation russe est une affaire si obscure, et presque toujours tellement inattendue, que, réellement, chez nous, on peut tout essayer. Notez que Verkhovenski est un homme têtu.

— C’est une blatte, un rustre, un petit crétin, qui ne comprend rien à la Russie.

— Vous le connaissez mal. C’est vrai que, tous, en général, ils ne comprennent pas grand-chose à la Russie, mais, en fait, juste un peu moins que vous et moi ; en plus, Verkhovenski est un enthousiaste.

— Verkhovenski, un enthousiaste ?

— Oh oui. Il y a une limite où il cesse d’être un bouffon et il devient un… demi-fou. Je vous demanderai de vous souvenir d’une de vos propres expressions : “Vous savez à quel point un homme seul peut être fort ?” S’il vous plaît, ne riez pas, il est tout à fait capable d’appuyer sur la gâchette. Ils sont persuadés que, moi aussi, je suis un espion. Eux tous, incapables comme ils sont de mener leur affaire, ils adorent accuser d’espionnage.

— Mais vous, vous n’avez pas peur ?

— N-non… Je n’ai pas trop peur… Mais votre affaire à vous n’a rien à voir. Je vous ai averti, pour que, quand même, vous fassiez attention. A mon avis, il n’y a pas de raison de se vexer si ce sont des crétins qui nous menacent ; le problème, ce n’est pas leur cervelle ; ils ont déjà levé la main sur des gens d’une autre trempe que vous et moi. Mais, bon, onze heures et quart, fit-il, regardant la montre, et il se leva de sa chaise. Je voudrais vous poser une question qui n’a rien à voir.

— Au nom du ciel ! s’exclama Chatov, bondissant d’un seul coup de sa place.

— C’est-à-dire ? fit Nikolaï Vsévolodovitch avec un regard interrogateur.

— Posez-la, posez votre question, au nom du ciel, répétait Chatov, indiciblement ému, mais à la condition que, moi aussi, je puisse vous poser une question. Je vous supplie de me le permettre… je ne peux pas… Posez votre question.

Stavroguine attendit un peu et commença :

— J’ai entendu dire que vous aviez ici une certaine influence sur Maria Timoféïevna, et qu’elle aimait vous voir et vous écouter. C’est vrai ?

— Oui… elle m’écoutait, répondit Chatov, un peu troublé.

— J’ai l’intention, ces jours-ci, d’annoncer publiquement, ici, en ville, notre mariage.

— Mais, c’est possible ? chuchota Chatov, presque horrifié.

— C’est-à-dire, dans quel sens ? Il n’y a aucune difficulté là-dedans ; les témoins du mariage sont ici. Tout cela s’est passé, à l’époque, à Pétersbourg, d’une façon absolument légale, sans problème, et si cela n’a pas encore été mis au jour, c’est seulement que les deux uniques témoins de ce mariage, Kirillov et Piotr Verkhovenski, et, enfin, Lébiadkine lui-même (que j’ai le plaisir de considérer maintenant comme mon beau-frère) m’ont promis de se taire.

— Je ne parle pas de ça… Vous dites ça si calmement… mais, continuez ! Ecoutez, ce n’est pas de force qu’on vous a obligé à vous marier, n’est-ce pas ?

— Non, personne ne m’a forcé, répondit Nikolaï Vsévolodovitch, en souriant de la précipitation brûlante de Chatov.

— Et qu’est-ce qu’elle a, à parler tout le temps de son enfant ? continua Chatov, avec la même hâte fiévreuse et débridée.

— Elle parle d’un enfant ? Ah bah ! J’ignorais – la première fois que j’entends ça. Elle n’a pas eu d’enfant, et n’a pas pu en avoir : Maria Timoféïevna est vierge.

— Ah ! c’est bien ce que je me disais ! Ecoutez !

— Qu’est-ce qui vous prend, Chatov ?

Chatov se cacha le visage dans les mains, se tourna, mais, soudain, il étreignit de toutes ses forces l’épaule de Stavroguine.

— Vous savez, est-ce que vous savez, au moins, cria-t-il, pourquoi vous avez fait tout ça, et pourquoi vous vous résolvez maintenant à un tel châtiment ?

— Votre question montre votre intelligence, et du sarcasme, mais, moi aussi, je veux vous étonner ; oui, je sais presque pourquoi je me suis marié, et pourquoi je me résous à ce “châtiment”-là, comme vous dites.

— Laissons ça… plus tard, ça, attendez avant de parler ; parlons de l’essentiel, de l’essentiel ; je vous attends depuis deux ans.

— Vraiment ?

— Oui, depuis trop longtemps, je vous attends, j’ai pensé à vous sans arrêt. Vous êtes le seul qui aurait pu… Je vous ai écrit ça en Amérique.

— Je me souviens très bien de votre longue lettre.

— Trop longue pour que vous la lisiez ? C’est vrai ; six feuillets postaux. Taisez-vous, taisez-vous ! Dites-moi : pouvez-vous m’accorder encore dix minutes, mais maintenant, tout de suite… trop longtemps je vous ai attendu !

— Je vous en prie, je peux vous consacrer une demi-heure, mais pas plus, si c’est possible pour vous.

— Mais à la condition, alors, reprit Chatov avec frénésie, que vous changiez de ton. Vous entendez, j’exige, alors que je devrais supplier… Vous comprenez ce que ça veut dire, exiger quand il faut supplier ?

— Je comprends que, de cette façon, vous vous élevez au-dessus du quotidien, pour des buts plus sublimes, fit Nikolaï Vsévolodovitch, avec un petit sourire, mais je vois avec regret que vous avez la fièvre.

— C’est du respect pour moi que je demande, que j’exige ! criait Chatov, pas pour ma personne, au diable, moi !… mais pour autre chose, et juste pour ce moment-là, pour quelques mots… Nous sommes deux êtres, et nous nous retrouvons dans l’infini… la dernière fois dans le monde. Laissez votre ton, prenez un ton humain ! Prenez, rien qu’une fois dans votre vie, un ton humain pour parler. Pas pour moi, pour vous. Vous comprenez que vous devez me pardonner ce coup de poing dans la figure déjà parce que je vous ai donné l’occasion de comprendre que votre force à vous est infinie… Encore, ce sourire mondain et dédaigneux. Oh ! mais quand est-ce que vous me comprendrez ! Assez fait le barine ! Comprenez donc que, ça, je l’exige, j’exige, sinon, je ne peux pas parler, je ne dirai rien, pour rien au monde !

Sa transe touchait au délire ; Nikolaï Vsévolodovitch se rembrunit et se montra comme plus prudent.

— Si j’ai accepté de rester une demi-heure, prononça-t-il d’une voix sérieuse et insistante, alors que le temps m’est tellement compté, croyez que j’ai l’intention de vous écouter avec au moins de l’intérêt et… je suis sûr que vous me direz beaucoup de choses nouvelles.

Il s’assit sur une chaise.

— Asseyez-vous ! cria Chatov, et, d’une façon bizarre, soudain, il s’assit également.

— Permettez-moi pourtant de vous rappeler, se reprit encore une fois Stavroguine, que j’ai pour vous toute une requête concernant Maria Timoféïevna, une requête d’une importance extrême, au moins pour elle…

— Eh bien ? lança Chatov, et il se renfrogna, de l’air d’un homme qu’on vient d’interrompre au point le plus crucial et qui, même s’il garde les yeux posés sur vous, n’a pas encore eu le temps de comprendre ce que vous lui dites.

— Et vous ne m’avez pas laissé finir, fit Nikolaï Vsévolodovitch, qui acheva sa phrase en souriant.

— Ah, bon, bêtises – plus tard ! fit Chatov, avec un geste de dédain. Il avait enfin compris ce qu’on lui voulait, et il passa tout de suite à son thème principal.

VII

— Savez-vous, commença-t-il d’une voix presque menaçante, penché en avant sur sa chaise, les yeux luisants, et levant l’index de la main droite devant lui (sans se rendre compte, à l’évidence, de son geste), savez-vous quel est en ce moment le seul peuple “théophore5” sur terre, celui qui vient renouveler et sauver le monde avec le nom d’un Dieu nouveau, le seul à qui soient données les clés de la vie et de la parole nouvelle… Vous le savez, vous, quel est ce peuple, et comment il s’appelle ?

— Au procédé que vous employez, je suis forcé de conclure et, je crois, le plus vite possible, que c’est le peuple russe.

— Et vous riez déjà, ô ces gens !… s’écria Chatov, qui bondit.

— Calmez-vous, je vous en prie ; au contraire, j’attendais justement de votre part quelque chose dans ce genre-là.

— Vous attendiez quelque chose dans ce genre-là ? Et, vous-même, ces mots-là, vous ne les connaissez pas ?

— Si, très bien ; je ne vois que trop le point où vous tendez. Toute votre phrase, et même cette formule sur le peuple “théophore”, ce n’est que la conclusion de cette conversation que nous avons eue, vous et moi, il y a un peu plus de deux ans, à l’étranger, peu avant votre départ en Amérique… Du moins, autant que je puisse m’en souvenir à présent.

— Cette phrase, elle est entièrement de vous, ce n’est pas la mienne. C’est votre phrase à vous, et pas seulement la conclusion de notre conversation. “Notre” conversation, d’ailleurs, ce n’était pas une conversation : il y avait un maître, qui énonçait des paroles gigantesques, et il y avait un élève, qui venait de ressusciter d’entre les morts. Moi, l’élève, vous, le maître.

— Mais, si je me souviens bien, c’est justement après ces paroles-là que vous avez adhéré à la société, et c’est seulement après que vous êtes parti en Amérique.

— Oui, et c’est ce que je vous ai écrit, en Amérique ; je vous ai écrit tout. Oui, à l’époque, je ne pouvais pas m’arracher d’un coup, avec les racines, à tout ce qui faisait mon terreau depuis l’enfance, à ce qui avait fait tous les élans de mes espérances, toutes les larmes de ma haine… C’est dur, de changer de dieux. Je ne vous ai pas cru sur le moment, parce que je ne voulais pas croire, et je me suis accroché une dernière fois à ce cloaque d’ordures… Mais le germe, il est resté, il a grandi. Sérieusement, dites-moi, sérieusement, ma lettre d’Amérique, vous ne l’avez pas lue jusqu’au bout ? Si ça se trouve, vous ne l’avez pas lue du tout ?

— J’en ai lu trois pages, les deux premières et la dernière, et, en plus, j’ai lu le milieu en diagonale. D’ailleurs, j’avais toujours l’intention…

— Bah, peu importe, laissez, au diable ! fit Chatov, avec un geste d’abandon. Si vous avez renoncé maintenant à ce que vous disiez sur le peuple, comment avez-vous pu le dire, à l’époque ?… Voilà ce qui m’écrase en ce moment.

— Mais je ne plaisantais pas avec vous ; en essayant de vous convaincre, peut-être, j’étais plus inquiet pour moi que pour vous, prononça mystérieusement Stavroguine.

— Vous ne plaisantiez pas ! En Amérique, je suis resté trois mois, allongé sur la paille, à côté d’un… malheureux, j’ai su par lui que, au moment précis où vous mettiez en moi le germe de Dieu et de la patrie, à ce moment précis, et, si ça se trouve, peut-être, les mêmes jours, vous aviez empoisonné le cœur de ce malheureux, de ce maniaque, Kirillov… Vous renforciez en lui le mensonge et la calomnie, vous avez poussé sa raison jusqu’à la transe… Allez, regardez-le un peu, maintenant, voyez votre œuvre… D’ailleurs, vous avez vu.

— D’abord, je vous ferai remarquer que c’est Kirillov lui-même qui vient de me dire qu’il était heureux et qu’il était beau. Quand vous supposez que tout cela s’est passé presque au même moment, vous avez presque raison ; bon, et alors, quoi ? Je vous le répète, je ne cherchais pas à vous tromper, ni vous ni lui.

— Vous êtes athée ? En ce moment, vous êtes athée ?

— Oui.

— Et, à l’époque ?

— Exactement pareil.

— Ce n’est pas pour moi que je vous ai demandé du respect, au début de la conversation ; avec le cerveau que vous avez, vous auriez pu le comprendre, marmonna Chatov, indigné.

— Je ne me suis pas levé au premier mot que vous aviez dit, je n’ai pas mis un terme à cette conversation, je ne vous ai pas quitté, je suis toujours là, je réponds calmement à vos questions et… à vos cris, donc, je n’ai pas encore fait preuve d’irrespect.

Chatov l’interrompit, avec un geste :

— Vous vous souvenez de votre expression : “Un athée ne peut pas être russe, l’athée cesse à l’instant même d’être russe”, vous vous souvenez de ça ?

— Vraiment ? fit Nikolaï Vsévolodovitch, comme pour redemander.

— Vous me posez la question ? Vous avez oublié ? Et pourtant, c’est l’une des remarques les plus justes de l’une des particularités les plus essentielles de l’esprit russe que vous aviez devinée. Vous ne pouviez pas oublier ça ? Je vous rappellerai plus – vous avez dit, au même moment : “Un non-orthodoxe ne peut pas être russe.”

— Je suppose que c’est une idée slavophile.

— Non ; les slavophiles contemporains la refuseraient. Les gens, maintenant, ils ont de la cervelle. Mais vous, vous êtes allé encore plus loin : vous croyiez que le catholicisme romain a cessé d’être un christianisme ; vous affirmiez que Rome avait proclamé un Christ qui aurait succombé à la troisième tentation, et qu’en proclamant à la face du monde que le Christ sans royaume terrestre ne pourrait pas rester sur terre, le catholicisme avait, par là même, proclamé l’Antéchrist et fait ainsi la perte de l’Occident tout entier. Vous montriez précisément que si la France vit des affres pareilles, c’est uniquement la faute du catholicisme, car elle a rejeté l’ignoble dieu romain, et n’en a pas encore retrouvé un nouveau. Voilà ce que vous pouviez dire à l’époque ! Je me souviens de nos conversations.

— Si j’étais croyant, je pourrais sans aucun doute redire la même chose ; je ne mentais pas quand je parlais comme un croyant, prononça très sérieusement Nikolaï Vsévolodovitch. Mais, je vous assure, cette répétition des idées que j’ai eues me fait une impression par trop pénible. Vous ne pourriez pas arrêter ?

— Si vous étiez croyant ? s’écria Chatov, sans prêter la moindre attention à cette demande. Mais n’est-ce pas vous qui me disiez que si l’on vous prouvait mathématiquement que la vérité est en dehors du Christ, vous, vous préféreriez rester plutôt avec le Christ qu’avec la vérité ? Vous l’avez dit, ça ? Vous l’avez dit ?

— Mais permettez-moi, enfin, de vous demander, moi aussi, dit Stavroguine, haussant la voix, à quoi mène cet examen impatient… et plein de haine ?

— Cet examen, il se fera pour les siècles des siècles, et jamais plus il ne se rappellera à vous.

— Vous répétez toujours que nous sommes en dehors de l’espace et du temps…

— Taisez-vous ! cria soudain Chatov. Je suis bête et maladroit, mais tant pis si je me noie dans le ridicule ! Me permettrez-vous de répéter devant vous la pensée capitale que vous aviez à ce moment-là… Oh, seulement dix lignes, juste la conclusion.

— Répétez, si c’est seulement la conclusion.

Stavroguine voulut faire le geste de regarder l’heure, mais il se reprit et ne fit rien.

Chatov se pencha à nouveau sur sa chaise, et, juste un instant, il se remit à dresser l’index.

— Aucun peuple au monde, commença-t-il, comme s’il lisait un livre, et, en même temps, tout en continuant de fixer Stavroguine d’un regard menaçant, aucun peuple au monde ne s’est encore forgé sur une base de science ou de raison ; il n’y a jamais eu d’exemple de ça, tout au plus un instant, ou par bêtise. Le socialisme, dans son essence même, doit être un athéisme, car il a précisément proclamé, et dès la première ligne, qu’il s’établit sur l’athéisme et que son intention est de se forger sur des bases scientifiques et raisonnables exclusivement. La raison et la science dans la vie des peuples, toujours, maintenant, et depuis le début des siècles, n’ont assumé qu’une fonction secondaire, une fonction de service ; et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Les peuples sont créés et animés par une force tout autre, une force qui les domine et les subjugue, mais dont l’origine, elle, nous est inconnue et inexplicable. Cette force, c’est la force du désir insatiable d’arriver jusqu’à la fin, et qui, en même temps, nie toute fin. C’est la force de l’affirmation continuelle, infatigable, de sa propre existence, et de la négation de la mort. L’esprit de la vie, comme le dit l’Ecriture, “les rivières d’eau vive”, dont l’Apocalypse nous menace tant qu’elles ne se tarissent. Un principe esthétique, comme disent les philosophes, un principe moral, comme ils l’identifient eux-mêmes. Moi, j’appelle ça plus simplement : “La recherche de Dieu.” Le but de tout le mouvement du peuple, dans tous les peuples, et dans toutes les périodes de leur existence, c’est seulement la recherche de Dieu, la recherche de leur Dieu, toujours le leur en propre, et cette foi qu’ils ont en Lui comme du seul vrai Dieu. Dieu est la personne synthétique du peuple tout entier, pris depuis son début jusqu’à sa fin. Il n’est encore jamais arrivé que tous les peuples, ou que de nombreux peuples, aient un dieu en commun, chacun avait toujours le sien. C’est un signe de la disparition des peuples, quand les dieux commencent à devenir communs. Quand les dieux commencent à devenir communs, alors les dieux et la foi se détruisent, et, en même temps, les peuples eux-mêmes. Plus un peuple est puissant, plus son dieu est particulier. Il n’y a encore jamais eu de peuple sans religion, c’est-à-dire sans idée du bien et du mal. Chaque peuple possède sa propre idée du bien et du mal, son propre bien et son propre mal. Quand les notions du bien et du mal commencent à devenir communes chez de nombreux peuples, alors, les peuples dépérissent, et la distinction même entre le bien et le mal commence à s’effacer, à disparaître. Jamais la raison n’a été en état de définir le mal et le bien, ni même de séparer le mal du bien, ne serait-ce qu’approximativement ; au contraire, elle les mélange toujours, d’une façon honteuse et pitoyable ; la science, elle, elle n’a pu autoriser que la force. C’est surtout là que s’est distinguée la demi-science, le pire des fléaux de l’humanité, pire que la peste, la famine et la guerre, un fléau inconnu avant ce siècle. La demi-science, c’est un despote comme on n’en a encore jamais vu. Un despote qui possède ses prêtres, ses esclaves, un despote devant lequel tout s’incline avec un amour et une superstition dont on n’avait encore jamais eu idée, devant lequel la science elle-même tremble, et qu’elle flatte honteusement. Tout ça, ce sont vos paroles propres, Stavroguine, à part, juste, sur la demi-science ; ça, c’est de moi, parce que, moi-même, je ne suis qu’une demi-science, et donc, c’est surtout elle que je déteste. Mais vos pensées à vous, et même vos propres mots, je n’y ai rien changé du tout, pas même un mot.

— Je ne pense pas que vous n’y ayez rien changé, remarqua prudemment Stavroguine, vous les avez reçus avec passion, et détournés avec passion, sans le remarquer. Déjà le fait que vous abaissiez Dieu au rang de simple attribut d’un peuple…

Il s’était mis, soudain, à écouter Chatov avec une attention accrue et toute particulière, mais moins les mots qu’il prononçait que sa personne même.

— Moi, j’abaisse Dieu jusqu’au rang d’attribut d’un peuple ? s’écria Chatov. Au contraire, c’est le peuple que j’élève jusqu’à Dieu. Mais est-ce qu’il y a jamais eu autre chose ? Le peuple – c’est le corps de Dieu. Chaque peuple reste un peuple tant qu’il a son dieu qui lui est propre, et que, les autres dieux du monde, il les exclut sans la moindre conciliation possible ; aussi longtemps qu’il garde la croyance qu’avec son dieu, il aura la victoire et qu’il pourra chasser tous les autres dieux de la terre. Ça, c’est une croyance qui remonte à l’origine des temps, pour tous les grands peuples, au moins, tous ceux qui ont été marqués, d’une façon ou d’une autre, tous ceux qui se sont mis à la tête de l’humanité. Le fait, il est têtu. Les Juifs n’ont vécu que dans l’attente du vrai Dieu, et ils ont laissé au monde le vrai Dieu. Les Grecs divinisaient la nature, et ils ont légué au monde leur religion, c’est-à-dire leur philosophie et leur art. Rome divinisait le peuple dans l’Etat et c’est l’Etat qu’il a légué aux peuples. La France, dans toute la suite de toute sa longue histoire n’a été qu’une incarnation et une continuation de l’idée du dieu romain, et si, enfin, elle a jeté au fond du gouffre ce dieu romain et qu’elle est tombée dans l’athéisme, qu’elle appelle pour l’instant le socialisme, c’est uniquement parce que, quand même, l’athéisme est plus sain que le catholicisme romain. Si un grand peuple ne croit pas qu’il est le seul à posséder la vérité (lui seul précisément, à l’exclusion des autres), s’il ne croit pas qu’il est le seul capable de ressusciter tous les autres et le seul appelé à le faire, à les sauver avec sa vérité à lui, alors, il cesse à l’instant même d’être un grand peuple, et, tout de suite, il devient un matériel ethnographique, pas un grand peuple. Un peuple véritablement grand ne pourra jamais accepter de jouer un rôle secondaire dans l’humanité, ou même un rôle déterminant, il faut impérativement, exclusivement, qu’il ait le premier. Quand il perd cette foi, il cesse d’être un peuple. Pourtant, la vérité est une, et donc il n’y a qu’un seul peuple qui puisse avoir un vrai Dieu, quand bien même les autres peuples auraient leurs propres dieux, et des dieux qui seraient grands. L’unique peuple “théophore”, c’est le peuple russe, et… et… mais vous me prenez vraiment pour un crétin pareil, Stavroguine, s’écria-t-il soudain frénétiquement, au point que je sois même incapable de comprendre que ce qu’il dit là, en cet instant, c’est soit du vieux radotage débile, moulu à tous les moulins slavophiles de Moscou, soit une parole entièrement nouvelle, la parole dernière, l’unique parole du renouvellement, de la résurrection, et… mais qu’est-ce que j’en ai donc à faire, de votre rire, en cet instant ! Qu’est-ce que j’en ai à faire, que vous ne me compreniez pas du tout, mais pas du tout, pas un mot, pas un son !… Oh, comme je les méprise, votre rire orgueilleux, et votre regard, en cet instant !

Il bondit de sa place ; un peu d’écume se montrait même à ses lèvres.

— Au contraire, Chatov, au contraire, dit Stavroguine, avec une retenue et un sérieux extraordinaires, sans se lever de sa place, au contraire, vos paroles passionnées ont ranimé en moi beaucoup de souvenirs extrêmement forts. Dans vos paroles, je reconnais l’état d’esprit que j’avais il y a deux ans, et, maintenant, je ne vous dirai plus, comme tout à l’heure, que vous avez exagéré mes idées. J’ai même l’impression qu’elles étaient encore plus exclusives, plus impérieuses, et je vous assure une troisième fois que j’aimerais beaucoup confirmer tout ce que vous venez de dire, tout, jusqu’au dernier mot, mais…

— Mais vous avez besoin d’un lièvre ?

— Quoi-oi ?

— Une de vos sales expressions, fit Chatov, se rasseyant avec un rire haineux, “pour faire une sauce avec un lièvre, il faut un lièvre, pour croire en Dieu, il faut un dieu” – c’est à Pétersbourg, il paraît, que vous répétiez ça, comme Nozdriov qui voulait attraper un lièvre par les pattes de derrière.

— Non, lui, justement, il se vantait de l’avoir attrapé. A propos, permettez-moi, tout de même, de vous importuner par une question, d’autant que, maintenant, je crois que j’ai vraiment le droit de vous la poser. Dites-moi : vous, votre lièvre, vous l’avez attrapé ou bien il court toujours ?

— Je vous interdis de m’interroger avec des mots pareils, pas ces mots-là !… Non, pas ceux-là !… cria Chatov, et il se mit soudain à trembler de tous ses membres.

— Si vous voulez, j’en emploie d’autres, lui répliqua Nikolaï Vsévolodovitch avec un regard dur, il y a une chose que je voulais savoir : vous-même, vous croyez en Dieu, oui ou non ?

— Je crois en la Russie, je crois en son orthodoxie… Je crois au corps du Christ… Je crois que le second avènement aura lieu en Russie… Je crois…, balbutia Chatov dans un état second.

— Oui, mais en Dieu ? En Dieu ?

— Je… En Dieu… je vais y croire.

Pas un muscle ne cilla sur le visage de Stavroguine. Chatov le regardait avec feu, avec défi, comme si, avec son regard, il eût voulu le brûler.

— Mais je ne vous ai pas dit que je ne croyais pas du tout ! s’écria-t-il enfin, je fais simplement savoir que je suis un livre malheureux, ennuyeux, et rien d’autre pour l’instant, pour l’instant… Mais que je crève, moi, au diable ! C’est de vous qu’il s’agit, pas de moi… Je n’ai aucun talent, moi, je ne peux donner que mon sang, rien d’autre, comme tous ceux qui n’ont aucun talent. Mais ça aussi, au diable, mon sang ! C’est de vous que je parle, vous que j’ai attendu, ici, deux ans… C’est pour vous, maintenant, là, depuis une demi-heure, que je danse tout nu. Vous, c’est vous, le seul qui pourriez la lever, cette bannière !…

Il n’acheva pas sa phrase, et, comme au désespoir, s’accoudant sur la table, il appuya son menton sur ses deux paumes.

— Je vous ferai juste remarquer, à propos, comme une étrangeté, l’interrompit soudain Stavroguine, comment se fait-il que tout le monde tienne absolument à me confier des bannières ? Piotr Verkhovenski aussi est persuadé que je pourrai “lever la bannière pour eux”, du moins, ce sont des paroles qu’on m’a rapportées. L’idée lui est venue que je pourrai jouer chez eux le rôle de Stenka Razine, à cause de mon “aptitude extraordinaire au crime” – là encore, je le cite.

— Comment ? demanda Chatov. A cause de votre “aptitude extraordinaire au crime” ?

— Précisément.

— Hum. Mais est-ce vrai, fit-il avec un ricanement rageur, qu’à Pétersbourg vous avez appartenu à une société secrète bestiale de sensuels ? Est-ce vrai que le marquis de Sade aurait pu en apprendre chez vous ? Est-ce vrai que vous attiriez et que vous débauchiez des enfants ? Parlez, je vous interdis de mentir ! s’écria-t-il, complètement hors de lui. Nikolaï Stavroguine ne peut pas mentir devant Chatov qui l’a frappé à la figure ! Dites tout, et si c’est vrai, je vous tue sur place, ici, à l’instant même !

— Ces mots, je les ai prononcés, mais, les enfants, ce n’est pas moi qui les ai touchés, prononça Stavroguine, mais seulement après un silence trop long. Il avait pâli, ses yeux s’étaient mis à briller.

— Mais vous avez dit ça ! poursuivait impérieusement Chatov, sans le quitter de ses yeux flamboyants. Est-ce vrai, ce qu’on dit, que vous assuriez que vous ne voyiez aucune différence de beauté entre je ne sais quel truc de sensualité bestiale et n’importe quel exploit, même celui de sacrifier sa vie pour toute l’humanité ? Est-ce vrai que, dans ces deux pôles, vous trouviez une même beauté, une similitude de jouissance ?

— Répondre comme ça, ce n’est pas possible… je ne veux pas répondre, marmonna Stavroguine, qui aurait très bien pu se lever et sortir, mais qui ne se levait pas et ne sortait pas.

— Moi non plus, je ne sais pas pourquoi le mal est laid et pourquoi le bien est beau, mais je sais pourquoi la sensation de cette distinction s’efface et se perd chez des messieurs comme Stavroguine, continuait Chatov, impitoyable et tremblant de tout le corps, vous savez pourquoi vous vous êtes marié, d’une façon si honteuse, si ignoble ? Justement, parce que, dans cette histoire, la honte et l’absurde, ils touchaient au génie ! Oh, vous, vous n’errez pas sur le bord, vous plongez fiévreusement la tête la première. Vous vous êtes marié par passion du martyre, par passion du remords, par sensualité morale. C’était une tension de tous les nerfs… Le défi au bon sens était trop séduisant, là ! Stavroguine, et cette clopinante malingre, stupide, miséreuse ! Quand vous avez mordu l’oreille du gouverneur, hein, dites, vous avez joui ? Hein, vous avez joui ? Vous, le petit barine oisif, le débauché, vous avez joui ?

— Vous êtes un psychologue, répondit Stavroguine qui pâlissait de plus en plus, même si sur les raisons de mon mariage vous vous trompez un peu… Qui donc, n’empêche, a bien pu vous fournir toutes ces informations, fit-il avec un ricanement forcé, pas Kirillov quand même ? Mais il n’y était pas…

— Vous pâlissez ?

— Mais bon, mais qu’est-ce que vous voulez ? fit enfin Nikolaï Vsévolodovitch, haussant la voix. Voilà une demi-heure que je reste là sous votre fouet, au moins vous auriez pu me laisser partir plus poliment… si, réellement, vous ne poursuivez aucun but raisonnable en me traitant de cette façon.

— Aucun but raisonnable ?

— Evidemment. Vous auriez dû au moins vous sentir obligé de m’expliquer votre but, enfin. J’attendais toujours que vous le fassiez, mais je n’ai trouvé qu’une frénésie de rage. Je vous le demande, ouvrez-moi le portail.

Il se leva de sa chaise. Chatov se jeta furieusement derrière lui.

— Embrassez la terre, inondez-la de larmes, demandez pardon, s’écria-t-il, le saisissant par l’épaule.

— N’empêche… je ne vous ai pas tué… l’autre jour… j’ai mis mes deux bras dans le dos, prononça Stavroguine presque avec douleur, les yeux baissés.

— Mais dites tout, dites tout ! vous êtes venu m’avertir d’un danger, vous avez accepté que je parle, demain vous voulez rendre votre mariage public !… Est-ce que je ne vois pas à votre visage qu’il y a une nouvelle idée terrifiante qui lutte en vous ?… Stavroguine, pourquoi suis-je condamné à croire en vous dans les siècles des siècles ? Est-ce que j’aurais pu parler comme ça avec un autre ? J’ai ma pudeur, mais je n’ai pas eu peur d’être tout nu, parce que c’est à Stavroguine que je parlais. Je n’ai pas eu peur de caricaturer une grande idée par mon attouchement, parce que c’est Stavroguine qui m’écoutait… Est-ce que je n’embrasserai pas la trace de vos pas quand vous serez parti ? Je ne peux pas vous arracher de mon cœur, Nikolaï Stavroguine !

— Je regrette de ne pas pouvoir vous aimer, Chatov, répondit froidement Stavroguine.

— Je sais que vous ne pouvez pas, et je sais que vous ne mentez pas. Ecoutez, je peux tout arranger ; je peux vous trouver le lièvre !

Stavroguine se taisait.

— Vous êtes athée parce que vous êtes un barine, le dernier des barines. Vous avez perdu la distinction entre le bien et le mal parce que vous avez cessé de connaître votre peuple. Il y a une nouvelle génération qui monte, venue de son cœur même, au peuple, et vous ne la reconnaissez pas du tout, ni vous, ni les Verkhovenski, le fils et le père, ni moi, parce que, moi aussi, je suis un barine, moi, le fils de votre serf, le laquais Pachka… Ecoutez-moi, trouvez Dieu dans le travail ; tout le sens est là, ou vous disparaîtrez comme une moisissure ; par le travail, trouvez-le.

— Dieu, par le travail ? Par quel travail ?

— Le travail des paysans. Allez, jetez toutes vos richesses… Ah ! vous riez, vous avez peur que ça fasse comme une pièce rapportée ?

Mais Stavroguine ne riait pas.

— Vous supposez qu’on peut trouver Dieu par le travail, et, qui plus est, le travail des paysans ? reprit-il, après un temps de réflexion, comme si, réellement, il était tombé sur quelque chose de nouveau et de sérieux qui valait qu’on y réfléchisse. A propos, fit-il, passant à une autre idée, vous venez de m’y faire penser : savez-vous que je suis loin d’être riche, si bien que je n’ai trop rien à rejeter ? Je ne suis même presque pas en état d’assurer l’avenir de Maria Timoféïevna… Et puis encore : je suis venu vous demander, si vous le pouvez, de ne pas laisser Maria Timoféïevna même à l’avenir, parce que vous êtes le seul qui puisse avoir une influence sur son pauvre esprit… Je dis ça à tout hasard.

— Bien sûr, bien sûr, c’est pour Maria Timoféïevna que vous…, fit Chatov, en agitant un bras tandis que l’autre tenait une bougie, bien sûr, après, ça va de soi… Dites, allez voir Tikhone.

— Qui ça ?

— Tikhone. Tikhone, c’est un ancien évêque, il est malade, il vit dans une retraite, ici, en ville, à la limite, dans notre monastère Efimievski de la Nativité.

— Et ça, c’est quoi ?

— Rien. On vient le voir, à pied et en voiture. Allez-y ; qu’est-ce que ça vous coûte ? Hein, ça vous coûte quoi ?

— La première fois que j’entends parler et… je n’ai jamais vu cette sorte de gens. Je vous remercie. J’irai.

— Par là, fit Chatov qui éclairait l’escalier, allez, et il ouvrit le portillon qui donnait sur la rue.

— Je ne viendrai plus jamais vous voir, Chatov, prononça d’une voix basse Stavroguine tout en passant le portillon.

La nuit et la pluie continuaient.


1 Tous les passages suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)

2 Personnage des Ames mortes de Gogol. Le type du vantard. (N.d.T.)

3 Secte religieuse fanatique qui prônait la castration. (N.d.T.)

4 Pouchkine, excédé par la conduite de d’Anthès, qui courtisait impudemment sa femme, écrivit une lettre d’injures d’une violence inouïe au père adoptif de celui-ci, l’ambassadeur de Hollande, Heeckeren (ou Heckern), qui favorisait toutes les tentatives de son beau-fils. (N.d.T.)

5 Rappelons que la langue russe ne distingue pas entre le peuple et la nation, qu’elle désigne sous le même mot, narod. Dostoïevski joue toujours sur ces deux sens à la fois. (N.d.T.)