CHAPITRE 1

Une ombre

Ce récit est l’histoire

la plus étrange qui soit…

Avant de commencer, munissez-vous, au choix :

D’une bonne couverture ou bien d’un oreiller,

D’un bon chocolat chaud ou de quoi grignoter.

 

Mais, avant d’entrer dans le cœur de cette fable,

Sachez qu’elle est sinistre – par moments, effroyable.

Son intrigue est haletante, son suspense palpitant,

Et certains personnages pour le moins déroutants.

Des ogres, des dragons, des bêtes carnivores,

Créatures inhumaines et bien d’autres encore.

Des contrées éloignées ? Il y en a à foison !

(Et des bandits ? Ça, il y en a un bataillon.)

 

Alors, prêt à saisir votre courage à deux mains ?

Je commence mon histoire, et ne stopperai qu’à la fin…

 

Situons-nous sous la terre, en guise de préambule,

Dans ces longs souterrains où les métros circulent

Alors que, d’un pas vif, les gens filent au bureau

En groupes si compacts qu’on croirait des troupeaux.

 

Tout d’abord, ils se hâtent entre les tourniquets

Comme autant de sardines dans les mailles d’un filet,

Puis patientent sur des quais engorgés et grouillants

De travailleurs, comme eux, muets et impatients.

 

Cartable à l’épaule, valisette, sac à main,

À l’aube d’une journée qui n’apportera rien,

Inquiets, déprimés et clairement harassés,

Très pressés que surgisse le train où embarquer.

 

Parmi eux une fille, à l’air un brin rebelle,

Répondait au doux nom de

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On ne saurait sur cette fillette faire silence,

Au milieu de cette foule, de cette morose ambiance.

Contrairement aux adultes, tristes, amers et blasés,

Elle était en alerte, ses cinq sens aux aguets.

 

En apparence tranquille, poliment souriante,

Elle était, précisons, avec sa gouvernante,

Dénommée miss Krabone, qui comme elle patientait

À la lueur des bougies jalonnant le long quai.

 

Comme chaque jour se tenant au seuil de la galerie

D’où émergeaient des trains tout en tôle noircie,

Katrina, cette fois, crut bien apercevoir

Une chose remuer… puis se fondre dans le noir.

 

C’était vague, pour tout dire, à peine plus qu’une ombre,

Une forme où le passage devenait sombre,

Alors, le regard fixe, et sans jamais dévier,

Katie se demanda : Aurais-je halluciné ?

 

Elle avait beau scruter, le tunnel restait noir,

Obscurcissant les rails et la suite du couloir.

 

Elle s’apprêtait, déçue, à tout abandonner,

Quand au loin un vacarme annonça l’arrivée

Du métro – enfin lui ! –, dont les phares luisants

Éclairèrent la station… et l’ombre se dérobant !

 

« Krabby ! J’ai vu un truc…, chuchota Katrina,

Plus petit que tu n’es, mais bien plus grand que moi.

Il rôdait, j’en suis sûre, dans cet obscur conduit,

Il avait comme des cornes… et l’aspect d’un grizzli ! »

 

« Combien de fois t’ai-je dit de m’appeler autrement ?

Rétorqua miss Krabone sur un ton malveillant.

Tu n’es qu’une menteuse, mythomane éhontée,

Encore une attitude qu’on ne peut pardonner ! »

 

Ce n’était, il faut dire, pas vraiment une première,

Car Katie avait l’âme d’une aventurière !

 

En rentrant de l’école, chaque fois qu’elle pouvait,

Elle coupait par un parc ou une épaisse forêt,

Et, presque à coup sûr, dans un recoin du square,

Alors même que personne ne sortait tard le soir,

Elle distinguait des choses étranges et curieuses,

Voûtées ou bien poilues, et sans doute dangereuses.

Alors, à toutes jambes, elle rentrait raconter

Son histoire… que Krabone s’empressait de nier.

 

« Katrina ! criait-elle – à chaque fois, elle hurlait.

Tu n’as donc rien à dire de moins sot et moins niais ?

Ces récits sur les monstres que tu croises soi-disant

Ne sont que des sornettes ! Assez de boniments ! »

 

Miss Krabone, voyez-vous, était un peu sorcière,

Car son âme et son cœur étaient froids comme la pierre,

Les pirates, les gadgets, les monarques hardis

Constituaient pour elle le moindre des soucis.

 

Une jeune fille, pour Krabby, devait être rangée,

Sans aucune fantaisie ni personnalité.

Elle pensait Katrina atteinte de folie,

Trop remuante, téméraire et trop pleine de vie.

 

Elles étaient toutes deux parentes, néanmoins,

Mais comment ? Par quels liens ? Personne n’en savait rien.

 

Un rapport éloigné et plus qu’énigmatique,

Bien qu’inscrit dans leur arbre généalogique,

Étaient-elles cousines issues de germaines ?

(À vrai dire, on n’avait aucune donnée certaine.)

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Côte à côte sur le quai de cette triste gare,

Où Katie avait cru voir des êtres bizarres,

Voilà qu’encore une fois toutes deux s’affrontaient,

Chacune tenant sa propre version pour vraie.

 

« Krabby, je te jure ! C’était féroce et gros,

Le genre de créature qu’on ne voit qu’au zoo !

Tu peux me faire confiance, pour cette fois au moins,

Non seulement je dis vrai, mais ne suis pas zinzin ! »

 

Tout d’abord, la vieille bique garda le silence,

Bien que sur son visage s’affichât la méfiance,

Puis ses lèvres se tordirent en un sourire cruel,

Et, par l’oreille, elle tira Katrina vers elle.

Collée à miss Krabone, la fillette entendit

La réponse perfide que la gouvernante fit :

 

« Écoute bien, petite peste, ces mensonges doivent cesser.

Alors voici mon plan quand nous serons rentrées :

J’appellerai le grand docteur Lobotomie,

Qui exerce le jour au rayon boucherie.

 

Il dispose du meilleur équipement médical

Pour inciser, de l’œil jusqu’à la pointe dorsale.

 

Il entaillera ta tête, au sommet de ton crâne,

Aspirera ton cerveau par une fente médiane,

Et le remplacera par quelque chose de neuf,

Un biscuit, un gâteau ou une côte de bœuf !

 

Ta cervelle ? Dans une grosse boîte il l’enfermera,

La procédure lobotomique veut cela. »

 

La fillette n’eut pas même le temps de répliquer :

Car Krabone lui tira le lobe pour la forcer

À monter dans le train – malgré les haut-le-cœur,

Les grimaces et les spasmes qu’engendrait la douleur.

 

Le métro s’ébranla, et l’écho retentit

De ses « cliquetis clacs » jusqu’au fond du conduit.

 

Kat fila à la vitre, pour examiner

Les parois du tunnel, peinturées et taguées,

Toujours à la recherche de ce qu’elle avait vu :

Mais qu’était-ce ? songeait-elle. Qu’ai-je donc aperçu ?

 

D’abord rien n’apparut dans le noir paysage,

Jusqu’à ce que la fillette entrevoie…

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Une figure qu’elle se rappellerait à coup sûr

Sur un corps se fondant dans la noirceur des murs.

 

Ce n’était ni un porc, ni un ours, ni un chat,

Peut-être le résultat du mélange des trois.

Avec de petites cornes, courbes et acérées,

Implantées sur sa tête comme sur celle d’un bélier.

Ses épaules et son dos étaient larges et costauds,

Et d’épaisses moustaches pendaient de son museau.

 

Mais le plus étonnant, le plus inattendu,

Fut quand la bête se pencha dans la lumière crue.

 

Katrina se figea, abasourdie et coite,

Découvrant que la chose portait une… cravate !

 

Le métro, accélérant le long du couloir,

Replongea l’étrange apparition dans le noir.

Mais celle-ci, avant d’avoir dépassé le seuil

Des ténèbres, adressa à Katie… un clin d’œil !

 

La fillette se tourna vers sa vieille gouvernante,

Sûre qu’avec tant de preuves elle serait convaincante :

« Tu as vu ? lança-t-elle. Tu dois être d’accord !

Comme le mien, ton regard était rivé dehors !

 

Une bête ! Une chose ! Je te l’avais bien dit !

Et peut-être en existe-t-il d’autres par ici ? »

 

Sauf que madame Krabone, elle, était furieuse,

Et sa réponse fusa, pleine de paroles haineuses :

« Un monstre abominable ?! se mit-elle à brailler.

Tu es folle, Katrina, complètement détraquée !

 

Écoute-moi, pour une fois, espèce de sale chipie,

Ce que tu as vu là n’était qu’une souris !

 

J’en ai plus que soupé des histoires saugrenues !

Tes mensonges, tes sornettes : je ne les souffre plus !

Alors, encore un mot, et je me réjouirai

De t’amputer moi-même de ton vil cervelet ! »

« Vraiment, tu n’as rien vu ? Ses cornes au-dessus des yeux ?

Et son drôle de clin d’œil – c’était tellement curieux ! »

 

En furie, miss Krabone poussa un hurlement :

« Tu n’as donc pas compris, même après tout ce temps ?

C’est bien moi qui décide ! Ma parole, c’est la loi !

C’est pourquoi tes parents t’ont collée avec moi !

 

Ils savaient parfaitement quels étaient tes besoins :

Et je serai ton guide le long du droit chemin !

Ils me l’ont demandé, sans détour et clairement :

Que leur fille acquière un comportement décent !

 

À présent, sale gamine, tu ne dis plus un mot !

Rien d’étrange, rien d’absurde et surtout rien d’idiot !

Katrina obéit, elle n’émit plus un son,

Mais ses yeux, en alerte, fouillaient les environs,

Épiant chaque méandre du tunnel onduleux,

Chaque virage, chaque recoin, le moindre petit creux,

En quête de la chose qui était apparue,

Pleine de poils et de cornes et d’une moustache drue.

Qu’était-ce donc ?

 

Un gnome ?