Car Dulbert arrivait d’une planète lointaine.
(Bien qu’il ne fût pas vert, c’était bien un alien.)
Il venait d’une étoile dénommée Griton-Quatre,
Un astre réputé ennuyeux et grisâtre.
Griton était petite – plus réduite que la Terre.
Elle n’avait pas l’éclat ni l’âme de Jupiter.
Contrairement à Saturne, elle n’avait nul anneau…
En un mot, elle n’avait rien de rare ni de beau.
Sur cet astre régnait, la journée comme la nuit,
Un climat de complet et incessant ennui.
Gris étaient les nuages, ainsi que l’océan,
Comme les paysages, monotones et lassants.
Même la population était fade à pleurer.
À croire que les couleurs avaient toutes déserté.
On y trouvait, pourtant, de grands centres urbains,
Sillonnés de navettes, de voitures et de trains,
Dans lesquels circulaient des personnes falotes,
Sous le regard bovin de leurs compatriotes.
La plupart s’épuisaient à des tâches inutiles,
Fabriquant des broutilles dérisoires et futiles.
Après une journée de travail fastidieux,
Ils rentraient, sans entrain, pour se morfondre mieux.
Le soir, ils se glissaient sous leur couette gritonnienne,
Pour rêver à des choses aussi ternes que vaines.
C’est ainsi que Griton s’endormait en songeant
À des mondes ennuyeux… ni tout noirs ni tout blancs.
Mais pourquoi, dites-vous, si peu d’animation ?
Ça ne leur plairait pas, un soupçon de passion ?
Comme souvent, dans ce livre, la réponse est enfouie
Dans le monde souterrain, ses tunnels et conduits.
Sauf que, sous la surface de ce monde singulier,
Il n’y avait de concret pas grand-chose à trouver.
Contrairement à la Terre, dont le sous-sol est plein
D’ossements préhistoriques, de métaux lourds et fins,
Le cœur de cette planète n’était fait que de vide,
Que d’un complet néant – que d’air, pour être limpide.
Sauf que ce fameux air… n’en était pas vraiment.
C’était plutôt un gaz, épais et ondoyant,
Une vapeur épaisse que les experts dénomment
Dans leurs termes savants :
la vapeur de tedium.
Cette vapeur était pâle, bien qu’opaque et tenace,
Sinuant à l’allure d’une vieille limace.
Elle se mouvait au gré de circonvolutions :
L’ennui ramené à sa plus simple expression.
Je vois bien, cher lecteur, votre perplexité…
Je vous prie de le croire : tous mes dires sont prouvés.
Ils vous paraissent fous ? Du moins inhabituels ?
Pourtant cette vapeur est cent pour cent réelle.
Il y en a même sur Terre ! Ça vous en bouche un coin ?
Pas de « si », pas de « mais » : mon propos est certain !
Le tedium apparaît dans le cerveau des gens
Dont tout dans l’existence est inintéressant :
C’est le lot des vantards, des snobs et des idiots,
Ou des gens payés juste à être à leur bureau.
Il naît chez les personnes qui portent des œillères,
Chez les marchands d’objets ni beaux ni nécessaires.
Il emplit leur cerveau… qu’à force il embouteille,
Alors l’excédent coule à travers les oreilles.
Il concerne les personnes, mais encore les lieux :
Nombreux sont les endroits densément vaporeux.
Tout autour des écrans, cette vapeur pourtant fade
Est compacte : c’est pourquoi la télé rend malade.
On la retrouve aussi au fond des étagères
Sur lesquelles les ouvrages ne s’alignent plus guère.
Il faut le reconnaître : cette vapeur de tedium,
Sur la Terre, joue un rôle somme toute minimum.
En revanche sur Griton, c’est tout à fait l’inverse !
On l’extrayait du sol pour en faire commerce !
Car le tedium était une source d’énergie
Pour propulser les trains, et les voitures aussi.
Cette vapeur n’avait qu’une seule destination :
Tout faire fonctionner… sans aucune exception.
Grâce à elle fonctionnaient les grille-pain, les perceuses,
Les usines, les moulins, les moissonneuses-batteuses,
Les maisons, les autos, les camions, les deux-roues,
En un mot comme en mille : elle actionnait TOUT.
Quoi donc de plus logique, quoi de plus évident
Qu’un beau jour la vapeur s’épuise intégralement ?
Les hommes politiques répétaient sans arrêt :
« Y en a plein, de ce truc ! On n’en manquera jamais !
Même plus qu’on ne le croit ! Et qu’il n’est nécessaire !
Nous en avons assez pour plusieurs millénaires ! »
C’est ainsi que, confiant, le peuple de Griton
Avait construit usines, véhicules et maisons !
Ils étaient persuadés – pour eux, c’était acquis –
Qu’ils ne vivraient jamais aucune pénurie.
Mais les politiciens… ils se trompent parfois.
Et les stocks de vapeur… se tarissaient, ma foi.
Bien révolue, l’époque de grande profusion,
On entrait dans une ère de raréfaction !
C’est pourquoi un matin, mine sombre, poing levé,
Le peuple se rendit à la Haute Assemblée.
Et au Premier ministre qu’ils étaient venus voir,
Ils crièrent : « ON EN A SOUPÉ DE VOS BOBARDS !!!! »
Le ministre toisa la foule contestataire
Et forma dans sa tête une riposte lapidaire.
Mais, avant de parler, il fut abasourdi
D’entendre une voix surgir de la masse réunie.
« S’il vous plaît ! dit la voix. Attendez une seconde !
C’est vrai que l’on est pris dans une mélasse profonde…
Mais j’ai eu une idée pour parer au chaos !
Elle pourrait, je le crois, tous nous sauver la peau ! »
L’édile, stupéfait, observa la cohue,
Puis chaussa ses lunettes pour affûter sa vue.
« Qui êtes-vous ? cria-t-il en scrutant l’esplanade.
J’espère au moins que ce n’est pas une boutade ! »
(Voyez-vous, sur Griton, faire une plaisanterie,
C’est un peu accomplir le pire des délits.
Tentez donc de lancer : « C’est l’histoire de Toto »…
Vous finirez vos jours derrière les barreaux !)
« Oh, ça non ! fit la voix, beaucoup plus réservée.
Ce n’est pas une blague ! Comment aurais-je osé ?
Je disais seulement que j’ai une stratégie…
Afin de préserver
la précieuse énergie ! »
Le ministre se tut. Puis plissa les paupières.
(Quand on vieillit, on n’y voit plus tout à fait clair).
« Avant de nous livrer votre argumentation,
Montrez-vous, je vous prie… Donnez-nous votre nom ! »
La foule se fendit, pour laisser le passage
À l’intrus qui avait formulé son message.
Sur la pointe des pieds, ce dernier se leva.
« Je suis Dulbert, dit-il,
de Morne Bourdon III… »