CHAPITRE 13

Un plan de malheur

« Alors nous t’écoutons »,

dit le Premier ministre,

Plus dédaigneux encore… Un véritable cuistre !

 

« Voici donc, fit Dulbert, ce à quoi j’ai pensé :

La vapeur de tedium : on pourrait l’acheter !

Trouvons une planète où le peuple s’ennuie,

Et nos stocks, aisément, seront réassortis ! »

 

Le perfide ministre se frotta le menton…

Puis afficha un air de franche satisfaction.

 

« Cher ami, lui dit-il, les yeux étincelants,

Je trouve votre avis tout à fait pertinent.

Et, pour aller plus loin encore dans votre idée,

Plutôt que commercer, mieux vaut encore voler !

 

Laissez-moi, plus avant, exposer ma tactique :

Trouvons un astre riche en agents vaporiques.

L’un de nous s’y rendra à la toute première heure

Et n’aura plus, dès lors, qu’à chiper la vapeur ! »

 

Ce fut donc décidé ! On sortit les longues-vues,

Pour repérer l’étoile aux précieuses vertus.

Les loupes se levèrent vers les cieux argentés,

Soldats télescopiques en garde et aux aguets.

 

On sonda les soleils, les astres et les planètes,

Les trous noirs, nébuleuses, satellites et comètes.

Le moindre corps céleste de chaque galaxie

(Même les plus reculées de la cosmographie),

Les plus faibles courants d’oxygène et d’éther,

Les plus fines particules de poussière stellaire !

 

Pendant bien des années, on observa le ciel

En quête d’une vapeur substitutionnelle ;

Sauf que rien n’apparut, dans l’Univers immense,

Et les gens de Griton… perdirent toute espérance.

 

Ils se crurent condamnés à la disparition.

« On est cuits », disaient-ils. C’était leur conviction.

 

Mais, un beau jour, Dulbert provoqua la surprise

En trouvant une planète bleutée plutôt que grise.

Il s’exclama alors avec force et emphase :

C’est là qu’on trouverait l’indispensable gaz !

Le ministre, rassuré, chantonna un refrain,

Lui tapant sur la tête comme s’il était un chien.

« Regardons, souffla-t-il, quelles sont leurs provisions,

Car, à nous, il en faut, une grande profusion. »

Le problème, en effet, c’était la quantité :

Le tedium, sur la Terre, étant une rareté.

Précisons qu’on était, à l’époque, dans une ère

Où l’ennui n’avait pas colonisé la Terre.

En ce temps-là encore foisonnaient les dragons,

Les monstres et les ogres, les lutins, les griffons.

Notre globe regorgeait alors de fantaisie,

Et ne connaissait ni le cafard ni l’ennui !

 

Le ministre s’agaça en agitant les mains.

« Elle déjoue tous nos plans, cette bande d’humains !

Car, à y regarder, c’est limpide et flagrant :

Ils savourent la vie, ces êtres indécents ! »

 

C’est alors qu’il stoppa, prenant un air retors :

« L’ambiance serait plus triste si tout était plus…

mort ?

 

Sur une Terre plus maussade, je crois que l’on verrait

Que la population davantage languirait !

À force de se barber, entre spleen et fadeur,

De leurs crânes, sûrement, s’écoulerait la vapeur !

Mais comment garantir leur absolu ennui ?

Assez pour reformer tous nos stocks d’énergie ? »

 

« Ce sont ces créatures ! répondit Bourdon III.

Il y en a plein partout… et ailleurs, de surcroît !

Ils sont dans les rivières, les forêts, sur les cimes,

Ces monstres incroyables, étonnants et sublimes !

 

Les humains quand ils quittent, le matin, leur maison,

Ils croisent des yétis, des gorgones, des démons.

Ces visions : elles les comblent d’émerveillement,

De surprise et d’effroi, et d’éblouissement.

 

Cet état d’allégresse que connaissent les hommes

Les empêche de produire la vapeur de tedium !

Mais si on kidnappait ces dragons et yétis…

La Terre serait enfin submergée par l’ennui ! »

 

Le ministre acquiesça. Puis, les yeux dans les yeux,

Dit à Dulbert : « Vous êtes un génie, mon vieux !

Concentrons-nous, d’abord, sur la race des gorgonnes.

Car la Terre – c’est terrible – en recense des tonnes !

Puis les autres bien sûr, peu importe leur nom,

Sans raison ni procès, nous les dégagerons.

 

Ces kidnappings seront tout en notre faveur

Puisqu’ils libéreront quantité de vapeur !

Débarrassée de son fantastique bestiaire,

Seul restera l’ennui sur la planète Terre.

 

On va tous les enlever ! Un à un les ravir,

Jusqu’à ce que les humains… n’en aient plus souvenir ! »

Les Gritonniens, ensemble et collectivement,

Élaborèrent ainsi le plus odieux des plans.

 

En hâte, on façonna des robots kidnappeurs,

Maraudeurs, chapardeurs, barboteurs et pilleurs.

Après quoi ces machines – nommées « octodroïdes » –

N’auraient plus qu’à mener leur attaque perfide.

 

La phase secondaire de ce plan de malheur

Prévoyait le drainage des foyers de vapeur.

 

Les terribles Machines Récolteuses d’Ennui

Devaient fouiller partout, de journée comme de nuit,

Afin de dénicher partout où le tedium

Avait été produit, même les doses minimum.

Elles les aspireraient dans leur panse de fortune

Pour les transbahuter de la Terre vers la Lune.

 

Les machines achevées furent conduites aussitôt

À la base de lancement des fusées et vaisseaux.

 

Vint alors le moment de désigner quelqu’un

Pour mener cette mission, dont dépendait chacun :

Il fallait un héros pour mener l’offensive

(Sans garantie aucune que lui-même y survive).

 

Alors tout Griton-Quatre fut appelé à voter,

Pour élire le Gritonnien à privilégier.

Et, sans grande surprise, le choix majoritaire

Se porta sur le morne et sinistre Dulbert.

 

Le héros désigné, en apprenant l’issue,

N’exprima ni fierté ni grande déconvenue.

Il se tint, impassible, devant tous ses semblables :

« Je mènerai, dit-il, ce voyage redoutable. »

 

Il grimpa, peu après, dans un octodroïde,

L’estomac contracté, la figure livide,

Mais de son inquiétude il ne fit nul aveu

Au peuple gritonnien… qui lui disait adieu.

 

Une voix annonça le décompte à rebours…

Et les moteurs ronflèrent comme dix mille tambours.

Un nuage de fumée s’accumula en masse,

Et Morne Bourdon III… disparut dans

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