Haletant, éprouvé, le visage pâli.
Au-dehors, il fixait la nuit couleur de plomb.
« Désolé », souffla-t-il. Puis tourna les talons.
« Revenez ! » fit Katie, s’agrippant aux barreaux.
Elle fit trembler de rage les murs de son cachot.
Mais aucune réponse, sauf un silence parfait,
Et les ombres spectrales poursuivant leur ballet.
« On est faits !
dit Winnie. Nous allons tous mourir…
En nous ennuyant ferme jusqu’au dernier soupir ! »
Morty, pendant ce temps, demeurait taciturne,
Blotti dans un recoin de leur gîte nocturne.
Il tentait de siffler, comme à son habitude,
Pour calmer son angoisse et son incertitude.
Mais il ne parvint pas à émettre une note –
Pas un son ne passait au-delà de sa glotte.
« Dites donc, fit une voix, je crois qu’on se connaît !
C’est certain ! Un tel zorgle, on ne l’oublie jamais ! »
Ce cri venait d’un être mi-aigle, mi-félin,
Assis dans une cage un mètre ou deux plus loin.
Il s’agissait en fait d’un énorme griffon
(Dont le corps, forcément, était celui d’un lion).
Il observait Morty d’un air rempli de joie !
Sa seule vue lui plaisait, sans qu’on sache pourquoi !
« T’es venu ! cria-t-il, le timbre plein d’espoir.
Si je peux me permettre… tu es très en retard !
Une chose est certaine : tu parais en pleine forme !
Rajeuni, je dirais ! Et de plus : filiforme !
Actif et dynamique, frais comme la rosée…
Mon ami, tu me sembles en parfaite santé ! »
Il fallut à Morty un moment pour saisir
Que c’était bien à lui que s’adressaient ces dires.
Il répliqua alors : « C’est un malentendu…
Je m’excuse, mais je crois qu’on ne s’est jamais vus ! »
Le griffon répondit : « C’est toi qui fais erreur !
Ton visage, mon vieux, je le connais par cœur ! »
Il siffla d’un coup sec, alors ses congénères
À leur tour observèrent notre ami Mortimer.
Le griffon leur cria : « Regardez ! Par ici !
C’est notre explorateur-baroudeur de génie !
On nous l’avait décrit comme mourant ! Moribond !
En fait c’était un leurre ! Une machination !
Il nous a découverts ! Il nous a retrouvés !
C’est lui qui nous rendra notre chère liberté !
Vous le connaissez tous, des yétis aux gorgonnes…
Voici Bortleby Yorgle,
le héros, en personne ! »
Les paroles du griffon, immédiatement,
Suscitèrent cris de joie et applaudissements.
Mortimer, en revanche, était un peu gêné…
Ce n’était pas sa faute, mais il fallait avouer.
Il inspira et dit, tout en cherchant ses mots :
« Il y a eu, je crois, un genre de quiproquo.
J’aimerais vous aider à sortir du pétrin,
Mais c’est un autre zorgle dont vous avez besoin.
Je dois vous révéler que, mauvaise nouvelle,
Vous m’avez confondu avec mon paternel. »
Le griffon se raidit derrière ses barreaux.
« Je te trouvais, c’est vrai, un petit peu jeunot.
Mais, attends ! enchaîna le monstre avec entrain.
Tu es quand même un Yorgle, ce qui est mieux que rien !
C’est un nom qu’on respecte, et même qu’on admire !
Il évoque pour chacun, ô tant de souvenirs ! »
En effet, Bartleby était telle une mascotte :
Tous avaient, sur son compte, d’infinies anecdotes.
Les sirènes relatèrent, avec délicatesse,
Un temps où Bortleby, dans sa prime jeunesse,
Explorait l’océan dans un grand sous-marin,
Sous les vagues, là où l’eau a la couleur du vin,
Il se laissait porter vers les fonds maritimes
Où habitaient les êtres les plus rarissimes.
C’est là qu’il découvrit une cité aquatique
Qui brillait sous les flots… Quelle image féerique !
Une cité de corail et de perles construite,
Dans laquelle, cependant, il y avait… une fuite.
Alors Bortelby Yorgle, à l’aide de son vaisseau,
Rafistola le trou, comme un vrai bricolo.
En guise de récompense de les avoir aidées,
Les sirènes lui donnèrent un mythique… baiser !
Une fée raconta (c’était à tour de rôle) :
« Les leçons de Borty, maître de zorgleball ».
C’était dans son enfance, sur la côte de Goa,
Où le sable était pâle et doux comme la soie.
Dans ce monde, on vivait bienheureux et serein,
Sur les rives sublimes de l’océan Indien.
Mais un soir, sur la plage, un zorgle fut trouvé,
Enfoui sous les algues, en plus d’être trempé.
Il reposait inerte sur l’étendue de sable,
Avec en main une balle d’un aspect improbable.
En revenant à lui, très progressivement,
Le zorgle s’était réjoui d’être toujours vivant.
Vu ses façons aimables, les fées prirent soin de lui
Et pansèrent ses plaies à l’aide de leur magie.
Il raconta alors comment son submersible
Avait été surpris par un orage terrible,
Et comment, condamné à perdre tout contrôle,
Il n’avait sauvé que sa balle de zorgleball !
Les fées furent étonnées… N’eût-il pas été sage
De plutôt agripper un canot de sauvetage ?
À la question posée Bartleby répondit :
« Il faut que je vous montre… » Et c’est bien ce qu’il fit !
Il leur apprit les règles de son sport préféré…
Et elles y jouent encore, après toutes ces années !
Eddie prit la parole – un dragon vieillissant –
Pour raconter l’histoire de sa perte d’argent.
Il s’installait alors dans un tout nouvel antre,
Dont la chaleur interne s’avéra suffocante.
(Précisons, pour la forme, qu’aucun état des lieux
N’avait été produit par l’Agence Crache-Feu…)
Quel effroi, pour Eddie, et quelle consternation
De se trouver parmi son salon en fusion !
C’est d’un battement d’ailes qu’il parvint à s’extraire
De son incandescent et torride repaire !
Son trésor, en revanche : disparu, calciné.
Sous les yeux du malheureux dragon hébété.
Puis il y eut un BOUM ! Et, en une seconde,
Sa fortune s’envola aux quatre coins du monde.
Impossible, sur le coup, de sauver ces richesses,
Sauf que le nom d’Eddie, sur chacune des pièces,
Avait été gravé, si bien qu’elles auraient pu
Lui être retournées (à moins qu’elles n’aient fondu).
Et un jour, en effet, arriva un colis :
La preuve que la fortune n’avait pas toute péri !
Le lendemain, il arriva une autre caisse,
Puis encore, envoyées de diverses adresses.
Chacune renfermait des pièces rutilantes,
Des devises, des espèces sonnantes et trébuchantes,
Le tout accompagné d’une même signature :
Amitiés,
de B. Yorgle,
passionné d’aventure !
Les créatures, ainsi, tour à tour s’exprimèrent,
Chacune d’une voix chaleureuse et sincère.
Elles narrèrent des histoires où triomphait le zorgle.
Un vrai recueil de fables : Les Contes de mon Père Yorgle !
Quand enfin arriva la fin de leurs récits,
Après avoir pouffé, sangloté et souri,
Elles tournèrent vers Morty des regards pleins d’espoir :
« TU DOIS NOUS SECOURIR !
C’EST MÊME TON DEVOIR ! »
« Mais je ne peux rien faire ! répliqua Mortimer.
Je suis piégé comme vous dans cette cage de malheur ! »
À ces mots, les visages des bêtes s’assombrirent,
Les sourcils se froncèrent et les mines s’obscurcirent.
Ils n’avaient dans le cœur plus une once d’espoir,
Leur ravisseur, alors, toujours imperturbable,
Reparut face à ces détenus improbables.
Dans son sillage, cette fois, une dizaine d’automates,
Des robots habillés en costume et cravate.
On eût dit des serveurs de rang professionnel
Soutenant de leurs doigts des plateaux de cocktail.
Tandis qu’entre les cages les serveurs circulaient,
Katrina s’aperçut que son ventre gargouillait.
Elle avait tellement faim… qu’elle en avait les crocs !
Et rêvait d’avaler, enfin, un repas chaud.
Plus rien ne comptait – son seul but : se nourrir…
Mais la vue des assiettes la fit presque vomir.
« Comment ? s’écria-t-elle. C’est de la nourriture ?
On dirait du fumier… à la sauce pourriture ! »
Un yéti approuva et poussa un soupir :
« À mon premier repas, j’ai bien cru défaillir.
Sauf qu’en termes de vivres… c’est cela, sinon rien.
Une bouille répugnante et un vieux bout de pain. »
On leur servit ainsi l’exécrable pitance,
Incolore et dotée d’une étrange consistance.
Plus repoussant encore : elle paraissait putride
Et empoisonnait l’air de son parfum fétide.
Et, pendant tout ce temps, l’impassible Dulbert
Observait ses captifs, qui tous viraient au vert.
Il inclina la tête, comme dans ses pensées,
Et dit : « J’ai entendu ce dont vous parliez.
Ce Bartleby Yorgle, que vous admirez tant,
Il fait partie de la prochaine vague d’enlèvements.
Je me montrerai doux, soyez-en convaincus,
Mais je suis en partance, direction : Vieux-Talus.
Les zorgles de ce quartier constituent enfin
Les derniers de la liste, pour qu’il n’en reste aucun. »
Mortimer s’écria : « Non ! Vous ne pouvez pas !
Mon père est tellement vieux… Le froid seul le tuera !
Il ne doit pas bouger, tant son cœur est fragile !
Sa survie, voyez-vous, ne tient plus qu’à un fil ! »
Or pour toute réponse, Dulbert dit : « Désolé,
Mais, moi, c’est la mission que l’on m’a confiée. »
Il consulta sa montre et expliqua en clair :
« Elle est bien délicate, voyez-vous, cette affaire.
Je ne peux me permettre de me mettre en retard,
Alors je mets les voiles et vous dis au revoir. »
Il leur fit un salut en agitant la main,
Puis, d’un pas machinal, se remit en chemin.
Mortimer le fixa, les tempes en sueur,
Le cœur rempli de rage… mais plus encore de peur.
Puis sa figure devint résolument livide
Quand il songea aux infâmes octodroïdes.
Il prononça : « Katie… », la gorge desséchée.
« Je suis comme Winnie… j’ai envie de pleurer. »
Il se laissa glisser tout le long des barreaux,
Encore plus déprimé qu’il ne l’était plus tôt.
Katrina s’approcha pour lui dire à l’oreille
Quelque chose qui rassure, ou même qui égaye.
Oui, mais quoi ? Qu’inventer pour redonner confiance
À un ami gagné par la désespérance ?
Doucement, elle lui posa la main sur le dos.
Car parfois le silence…
… console mieux que les mots.