Dire qu’elle était morose est à peine adéquat…
Enfermée dans sa chambre par sa tutrice hargneuse,
Elle était abattue autant que malheureuse.
J’imagine que vous devez vous interroger :
Et ses parents, alors, où donc sont-ils passés ?
Dans la plupart des contes, les histoires comme celle-ci,
Les parents… ils ont invariablement péri.
Des suites d’un accident – de bateau ou d’avion –,
Supprimés par l’effet d’une intoxication…
Mais voilà, dans ce cas, je dois le confesser :
Les parents étaient juste partis… voyager.
C’étaient des gens très riches – capitaines d’industrie
Connaissant du commerce toutes les stratégies.
Ils parcouraient le monde, vantant leurs marchandises
(Imputant tous les frais à un compte d’entreprise).
Leur univers était les banques et les prêts,
Les smartphones et les grandes réunions au sommet,
Les négociations, les accords, les placements,
Les taxis, les salons, les halls d’embarquement.
Le plus clair de leur temps, ils étaient dans les airs,
Sur des vols long-courrier, passagers « classe affaires ».
Un matin, ils étaient partis à leur travail…
Mais, après, ils n’étaient plus rentrés au bercail.
Katrina, elle-même, était née dans les nuages,
Dans un avion de ligne en phase de décollage.
Sa maman, agacée et prise au dépourvu,
Avait dit : « Un bébé ! Quoi de plus saugrenu ?
Je n’ai pas une minute pour élever un enfant,
Et ne le souhaiterais pas si j’en avais le temps ! »
Le père, informé de l’heureuse nouvelle,
Grimaça tout d’abord, puis passa des appels
À ses nombreux comptables pour faire évaluer
Le taux de rentabilité d’un nouveau-né.
Ils étaient, en deux mots, des parents défaillants
Dévoués à leur carrière bien plus qu’à leur enfant.
C’est pourquoi ils avaient mis la jeune Katrina
Sous la garde d’une « Madame Krabone, Gremelda ».
Surveillée constamment par cette vieille gouvernante,
La fillette connaissait une vie déprimante.
C’est pas juste ! pensait-elle. Je n’ai pas mérité
D’être bouclée dans ma chambre et privée de dîner !
C’étaient donc ces pensées qui lui hantaient l’esprit
Ce soir-là, tandis qu’elle ruminait sur son lit.
Sa colère grandissait, lorsque soudainement
Émergea, du silence, un sinistre
Katrina, tout d’abord, fut très interloquée :
Qui peut bien s’aventurer jusqu’à ce quartier ?
Un rôdeur, certainement, ou un genre de bandit…
Sinon pourquoi venir aussi tard dans la nuit ?
Elle se mit à genoux, l’oreille sur le parquet,
Puis elle plissa les yeux – tous les sens aux aguets.
Du salon s’élevait une sourde rumeur :
cette voix… Katrina la connaissait par cœur.
C’est Krabby…, songea-t-elle – ce qui était logique.
Mais pourquoi n’est-elle pas au lit, cette vieille bique ?
Elle veillait, c’était sûr… Mais en plus elle parlait !
Pourquoi et avec qui ? Katie se demandait.
Elle se souvint alors de ces terribles maux
Que Krabby parlait d’infliger à son cerveau.
Est-ce qu’elle avait dit vrai ? Passait-elle à l’action ?
Avait-elle invité un fou à la maison ?
Bien que rien ne soit sûr, il semblait plus prudent
À Katie de quitter sa chambre un court instant,
Histoire d’en savoir plus, et pour élucider
Le motif d’une visite à cette heure avancée.
En dessous du tapis se trouvait une cachette,
Une fente que Katie avait tenue secrète.
C’était, en quelque sorte, comme un coffre au trésor,
Une boîte remplie de bric-à-brac jusqu’au bord.
À vue d’œil, on aurait dit un simple fourbi,
Un fatras indistinct où régnait l’anarchie.
Sauf pour Kat, qui savait, grâce à sa clairvoyance,
Que ces choses serviraient en certaines circonstances.
Par exemple, ce ressort provenant de ferrures :
C’est l’outil idéal pour forcer une serrure !
Katrina le tordit et en fit une clé
(Quelle fille astucieuse, prévoyante et rusée !).
Puis avec cet outil, manié avec soin,
Elle put ouvrir la porte d’un coup sec de la main.
Alors d’un pas prudent, sur la pointe des pieds,
Elle avança jusqu’au sommet de l’escalier,
Et descendit les marches, petite ombre blafarde,
Pour lancer un coup d’œil par-dessus la rambarde…
Un monsieur se tenait dans le long vestibule,
Arborant un chapeau… et un air de crapule.
Il retira son feutre, son manteau et ses gants
Et défit son foulard d’un adroit mouvement.
Son visage était maigre et surtout ténébreux…
Mais une lueur brillait tout au fond de ses yeux.
Krabby se tenait là et se frottait les mains
Comme un truand formant un sinistre dessein.
À voix basse, elle confia à l’étrange visiteur :
« Merci d’être venu si rapidement, docteur.
Votre consultation, avant même le matin,
M’aidera à reprendre les choses bien en main.
Il suffit d’amputer, au centre du cerveau,
Les vices, les tares – en un mot : les défauts ! »
« Je ferai de mon mieux, l’inconnu répondit,
Le service d’un médecin étant pleinement requis.
Il me faut à présent les détails nécessaires,
Car ce cas, chère madame, il me semble sévère. »
Katrina se tenait fixe dans l’escalier.
Le dos endolori et la gorge nouée.
Ce monsieur, à son timbre, son visage et sa voix,
Avait tout ce qu’il faut pour vous glacer d’effroi.
Et voici quelles furent les paroles terrifiantes
Prononcées en un souffle par sa vieille gouvernante :
« C’est la gamine, docteur, que l’on m’a confiée :
Elle n’est ni belle ni grande… mais
complètement toquée.
Elle souffre, voyez-vous, d’un délire de grandeur !
Convaincue de sa haute et très rare valeur !
Elle s’imagine douée de bravoure, de courage…
Oui mais moi, cher docteur, je voudrais qu’elle soit sage !
Son cerveau est malade, et même : il est en panne !
Elle est folle, et j’ajoute : une vraie mythomane !
Elle me l’a confirmé pas plus tard qu’aujourd’hui :
Elle aurait vu un monstre à l’allure de grizzli !
Affublé de deux cornes et vêtu d’une cravate…
C’est le genre de sornettes dont chaque jour elle me gâte ! »
Le docteur l’écoutait et puis réfléchissait,
Solennel, silencieux, perdu dans ses pensées.
Quand, soudain, ses sourcils se haussèrent très haut :
« Il faut battre le fer tant qu’il est encore chaud !
Ce cas, chère madame, est d’une grande gravité !
Si l’on tarde, cette gamine, on la condamnerait…
Son diagnostic pour moi est limpide à présent :
C’est une parapsychose avec troubles délirants !
Pour agir à la source, une seule solution,
Que je vais vous montrer en guise d’explication. »
Il ouvrit sa sacoche, de son air supérieur,
Et Katie vit ce qui était à l’intérieur :
Des aiguilles pointues et des broches saillantes
Que le métal poli rendait étincelantes.
Après quoi il sortit de sa trousse médicale
Un outil inédit, à l’aspect infernal :
Un peu comme une perceuse, mais fabriquée maison,
Fait de pinces… et d’une lame pour découper en rond !
Il caressa l’engin avec tant de douceur.
« Je l’adore ! cria-t-il. Il fait tout mon bonheur !
Je vous présente, madame, le plus fin des outils :
La perforeuse-de-crâne-éminceuse-d’esprit !
À présent, chère cliente, pour votre distraction,
Laissez-moi vous montrer son utilisation ! »
Il pivota d’un coup et bondit dans les airs,
À la manière du légendaire Fred Astair,
Sauf que ses pas à lui n’avaient rien de gracieux
(Il ne dansait pas mieux qu’un éléphant boiteux).
Il valsait, voltigeait, brandissant son engin !
Pirouettait, sautillait, comme un complet zinzin !
« Ma bonne dame ! s’écria l’excentrique danseur,
Sachez qu’en chirurgie c’est bien moi le meilleur !
Il n’y a rien à craindre, je ne ferai qu’inciser
Son capot… après quoi il faudra tronçonner. »
Miss Krabone soupira – pour elle, il était tard,
Elle n’avait qu’une hâte : la phase opératoire !
« Mon cher docteur Lagriffe, dit-elle, souriante,
Je ne veux pas, bien sûr, paraître trop pressante,
Mais peut-être pourriez-vous d’ores et déjà monter,
Pour surprendre Katrina sans qu’elle soit alertée ?
Votre exposé captive mes oreilles profanes,
Mais la priorité, c’est de fendre son crâne ! »
Ils levèrent en même temps les yeux vers l’escalier,
Mais Katrina s’était déjà carapatée,
Elle s’était réfugiée au fin fond de sa chambre,
Où, à présent, elle grelottait de tous ses membres.
Face à des perspectives on ne peut plus mauvaises…
Une seule solution : décamper à l’anglaise !
Alors Kat fourra quelques habits dans un sac,
Sans oublier, bien sûr, son précieux bric-à-brac.
Nouant ensuite ensemble les coins de ses draps,
Ce fut une liane que Katie fabriqua.
Elle attacha un bout de la corde à son lit,
Puis lança l’autre dans la noirceur de la nuit.
Et c’est ainsi que la téméraire demoiselle
Glissa agilement jusqu’au sol en rappel.
En même temps, à l’étage, Krabby pétait les plombs,
Vitupérant de rage, traitant de tous les noms
La maudite gamine, qu’elle se mit à chercher
Dans les moindres recoins sans pouvoir la trouver.
Puis elle poussa un cri à faire pâlir un mort,
Au moment où Lagriffe pointait le doigt dehors
Et lançait : « Par la fenêtre ! », ajoutant, l’air surpris :
« Pourquoi tous mes patients me faussent-ils compagnie ? »
Mais Krabone était folle : « Assez de bavardages !
Rattrapons-la tant qu’elle demeure dans les parages ! »
Sans attendre, elle saisit par sa manche le doc,
Et tous deux descendirent, en soufflant comme des phoques,
Mais lorsqu’ils atteignirent le rez-de-chaussée…
L’astucieuse Katie s’était évaporée.
Elle s’était échappée – et il était moins une !
À présent, elle filait à la lueur de la lune.
Enfin libre ! songeait-elle. Libérée ! Délivrée !
… Sans penser que la nuit était pleine de dangers.
Quant à madame Krabone, elle était en colère,
Fulminant, tempêtant – infernale mégère.
Elle attrapa Lagriffe par la redingote,
Et le gronda si fort qu’il en eut la tremblote :
<< Alors
écoutez-moi,
espèce d’aigrefin,
Si ce n’était à cause de votre baratin,
Katrina, à cette heure, elle serait sous la scie,
Me promettant la paix pour le reste de ma vie !
Mais, comme vous le voyez, loin d’un monde paisible,
Me voici dans une situation impossible !
Ouvrez donc vos oreilles, misérable imposteur,
Pitoyable crapule, odieux bonimenteur !
Peu importe le temps que cela requerra,
Nous trouverons et ramènerons Katrina !
Alors vous userez de votre hacheur d’esprit,
Comme vous me l’aviez initialement promis ! »
C’est ainsi que Krabone et monsieur le Docteur
Se lancèrent sur les traces de Katie malgré l’heure.
Ils arpentèrent les rues, les passant toutes au crible,
Avisant et fouillant tout recoin accessible.
Ils flairèrent de leur nez, de leurs yeux ils épièrent,
Sans manquer de chercher également dans les airs.
Et ils tendirent l’oreille, pourtant rien ne perçurent…
Hormis le bruissement
des draps
contre le mur.