Une étrange demeure
Le lendemain, Bilbo se réveilla avec le soleil de l’aurore dans les yeux. Il se leva d’un bond pour voir quelle heure il était et pour mettre sa bouilloire sur le feu… mais se rendit compte qu’il n’était pas du tout chez lui. Alors il se rassit et rêva d’un savon et d’une brosse. Il ne reçut ni l’un ni l’autre, ni thé, ni toasts, ni bacon pour son petit déjeuner, seulement du lapin et du mouton froids. Puis il dut se préparer à reprendre la route.
Cette fois, on lui permit de monter sur le dos d’un aigle et de s’accrocher entre ses ailes. Le souffle de l’air était partout sur lui et il ferma les yeux. Les nains criaient des adieux et promettaient de récompenser le Seigneur des Aigles s’ils en avaient un jour l’occasion ; et quinze grands oiseaux déployèrent leurs ailes au flanc de la montagne. À l’est, le soleil frôlait encore l’horizon. La matinée était fraîche, et la brume sommeillait au creux des vallées et serpentait de part et d’autre des cimes et au sommet des collines. Bilbo entrouvrit les yeux. Ils étaient déjà haut dans les airs : le monde paraissait lointain et les montagnes disparaissaient rapidement derrière eux. Il referma les yeux et s’agrippa plus fermement.
« Ne pincez pas ! dit l’aigle. Inutile de vous effrayer comme un lapin, même si je vous trouve une certaine ressemblance. C’est une belle matinée et il vente très peu. Y a-t-il quelque chose de plus agréable que de voler ? »
Bilbo aurait voulu répondre : « Un bain chaud, suivi d’un petit déjeuner tardif sur la pelouse » ; mais il jugea plus sage de se taire et se contenta de relâcher un tout petit peu son étreinte.
Au bout d’un long moment, les aigles durent repérer l’endroit où ils se dirigeaient, même à cette hauteur vertigineuse, car ils se mirent à descendre en décrivant de grandes spirales. Ils tourbillonnèrent longtemps ainsi, puis le hobbit rouvrit enfin les yeux. Ils s’étaient beaucoup rapprochés du sol. En bas, on voyait des arbres qui ressemblaient à des chênes et à des ormes, ainsi que de vastes prairies et un long cours d’eau qui les traversait. Mais là, surgissant de terre en plein milieu du cours d’eau qui le contournait de chaque côté, se dressait un grand rocher, presque une colline de pierre, comme un avant-poste des lointaines montagnes, ou un immense bloc lancé à des lieues dans la plaine par un géant parmi les géants.
Un à un, les aigles descendirent à vive allure au sommet de ce rocher et y déposèrent leurs passagers.
« Bon vent ! crièrent-ils, où qu’il vous amène, et puissiez-vous retrouver vos aires à la fin du voyage ! » Voilà comment les aigles formulent leurs adieux.
« Puissent vos ailes vous porter jusqu’aux mers du soleil et aux sentiers de la lune », répondit Gandalf, qui connaissait leurs manières.
Ainsi ils se séparèrent. Et même si le Seigneur des Aigles devait ensuite devenir le Roi de Tous les Oiseaux et porter une couronne dorée, tout comme ses quinze chefs et leurs colliers d’or (tous façonnés du précieux métal offert par les nains), Bilbo ne les revit jamais – sauf dans les airs et de loin, à la bataille des Cinq Armées. Mais comme il en sera question à la fin de ce récit, nous n’en dirons pas davantage pour l’instant.
Au sommet du piton rocheux se trouvait une plateforme d’où partait un sentier creusé par l’usure, avec maints escaliers qui descendaient jusqu’à la rive. Là, un passage à gué constitué de grosses pierres plates permettait de rejoindre la prairie de l’autre côté du cours d’eau. Il y avait une petite grotte (un lieu accueillant, au sol caillouteux) au pied des escaliers et tout près du gué, et la compagnie s’y rassembla pour discuter de ce qu’il convenait de faire.
« J’ai toujours eu la ferme intention de vous conduire (sains et saufs, si possible) au-delà des montagnes, dit le magicien, et voilà que de bonnes décisions et une bonne part de chance m’ont permis de réussir. En fait, me voilà parvenu bien plus à l’est que ce que j’avais envisagé, car après tout, ceci n’est pas mon aventure. J’aurai peut-être encore l’occasion de m’en mêler avant qu’elle ne soit terminée, mais d’ici là, il y a d’autres affaires urgentes qui m’attendent. »
Les nains gémirent et parurent fort ébranlés, et Bilbo versa des larmes. Ils commençaient à croire que Gandalf les accompagnerait jusqu’au bout et qu’il serait toujours à leurs côtés pour les sortir du pétrin. « Je ne vais pas disparaître dans la seconde, dit-il. Je peux rester encore un jour ou deux. Je vous aiderai sans doute à résoudre vos difficultés actuelles, puisque je suis moi-même pris au dépourvu. Nous n’avons pas de nourriture, pas de bagages, pas de poneys à monter ; et vous ne savez pas où vous êtes. Mais ça, je peux vous le dire. Vous êtes encore à quelques milles au nord du chemin que nous aurions emprunté si nous avions franchi le col des montagnes comme prévu. Très peu de gens vivent dans les parages, à moins qu’ils ne soient arrivés depuis la dernière fois que je suis passé par ici, ce qui fait déjà quelques années. Mais je connais quelqu’un qui habite près d’ici. Ce Quelqu’un a construit les escaliers qui montent sur le grand rocher – le Carroc, comme il l’appelle, si je ne m’abuse. Il ne vient pas souvent par ici, certainement pas pendant la journée, et il est inutile de l’attendre. En fait, ce serait très dangereux. Il faut aller à sa recherche ; et si cette rencontre se passe bien, je devrai vous quitter et vous souhaiter, comme les aigles, “bon vent où qu’il vous amène !” »
Ils l’implorèrent de rester. Ils lui offrirent de l’or, de l’argent et des joyaux du dragon, mais il refusa de changer d’avis. « On verra, on verra ! dit-il. Et je pense avoir déjà mérité un peu de votre or… quand vous l’aurez. »
Sur ce, ils cessèrent de le supplier. Puis ils se dévêtirent et se baignèrent dans les eaux claires et peu profondes qui coulaient dans un lit pierreux au passage à gué. Lorsqu’ils se furent séchés au soleil, lequel brillait maintenant de tous ses feux, ils se sentirent revigorés, quoiqu’un peu affamés et encore courbatus. Ils franchirent bientôt le gué (en soulevant le hobbit) et avancèrent dans l’herbe haute et verte, entre les rangées d’arbres : des chênes aux longs bras et des ormes élancés.
« Et pourquoi l’appelle-t-on le Carroc ? » demanda Bilbo, qui marchait aux côtés du magicien.
« Il l’a nommé Carroc, parce que c’est le mot qu’il emploie pour désigner ces choses : pour lui, ce sont des “carrocs”. Celui-ci, c’est le Carroc, parce qu’il n’y en a pas d’autre près de chez lui et qu’il le connaît bien. »
« Qui ça ? Qui le connaît bien ? »
« Le Quelqu’un dont je parlais tout à l’heure : un très grand monsieur. Vous devrez tous être très polis quand je vous présenterai. Je vais le faire progressivement, deux à la fois, je pense ; et il ne faut pas que vous le contrariez, autrement les choses pourraient mal tourner. Il peut être abominable lorsqu’il se fâche, bien qu’il soit assez gentil quand on lui fait plaisir. N’empêche, je vous préviens : il se met facilement en colère. »
Les nains s’attroupèrent autour du magicien en l’entendant parler ainsi à Bilbo. « Et c’est chez lui que vous comptez nous conduire ? demandèrent-ils. Vous ne pouviez pas trouver quelqu’un de moins soupe au lait ? Vous ne pourriez pas être un peu plus clair ? » – et ainsi de suite.
« Oui, c’est chez lui ! Non, je ne pouvais pas ! Et j’ai été très clair, répondit le magicien avec irritation. Si vous voulez tout savoir, il s’appelle Beorn. Il est très fort, et c’est un change-peau. »
« Quoi ! un fourreur, un homme qui collectionne les peaux de lapin, quand ce n’est pas pour les vendre en les faisant passer pour du renard ? » demanda Bilbo.
« De grâce, non, non, NON, NON ! s’écria Gandalf. Ne faites pas l’étourdi, monsieur Bessac, si ce n’est pas trop vous demander ; et au nom du ciel, ne mentionnez plus le mot “fourreur” avant d’être à trois cents lieues de sa maison, ni “tapis”, “cape”, “étole”, “manchon”, ou aucun autre mot malencontreux ! C’est un change-peau. Il change de peau : parfois, c’est un énorme ours noir ; parfois, c’est un homme grand et fort, un colosse aux cheveux noirs avec une barbe touffue. Je ne peux guère vous en dire plus, même si cela devrait suffire. Certains disent que c’est un ours, un descendant des grands ours qui vivaient jadis dans les montagnes avant l’arrivée des géants. D’autres disent que c’est un homme dont les ancêtres vivaient dans cette partie du monde avant l’arrivée de Smaug et des autres dragons, et avant que les gobelins venus du Nord n’envahissent les montagnes. Je ne saurais vous dire laquelle des deux histoires est vraie, bien que je privilégie la seconde. Ce n’est pas le genre d’individu à qui l’on pose des questions.
« En tout cas, il n’est sous l’effet d’aucun enchantement, hormis le sien. Il vit au milieu d’une forêt de chênes, dans une grande maison en bois ; et comme les hommes, il élève du bétail et des chevaux qui sont presque aussi merveilleux que lui. Ils travaillent pour lui et parlent avec lui. Il ne les mange pas ; il ne chasse pas non plus les animaux sauvages. Il garde chez lui, à sa disposition, quantité de ruches remplies de grosses abeilles féroces, et il se nourrit surtout de crème et de miel. Sous la forme d’un ours, il parcourt les terres de long en large. Je l’ai déjà vu assis tout seul au sommet du Carroc, la nuit, regarder la lune plonger derrière les Montagnes de Brume, et je l’ai entendu grogner dans la langue des ours : “Le jour viendra où ils périront, et j’y retournerai !” C’est pourquoi je crois qu’il fut un temps où il habitait les montagnes. »
Bilbo et les nains, qui avaient désormais ample matière à réflexion, ne posèrent plus de questions. Il leur restait encore beaucoup de route à faire. Par monts et par vaux, ils cheminèrent. La journée devint très chaude. Parfois, ils se reposaient sous les chênes ; et Bilbo, affamé, se serait nourri de glands s’ils n’avaient été encore à l’arbre, faute d’avoir assez mûri.
Ce fut en milieu d’après-midi qu’ils remarquèrent de grands bosquets de fleurs un peu partout, regroupées par espèces, comme si quelqu’un les y avait plantées. Le trèfle était particulièrement à l’honneur : des buissons ondoyants de trèfle incarnat, de trèfle violet, et de vastes étendues de mélilot blanc aux délicieux arômes de miel. Il y avait un grand vrombissement dans l’air. Des abeilles bourdonnaient partout. Et quelles abeilles ! Bilbo n’en avait jamais vu de pareilles.
« Si je me fais piquer, pensa-t-il, je vais enfler jusqu’à deux fois ma taille ! »
Elles étaient plus grosses que des frelons. Les faux bourdons étaient plus gros que votre pouce, nettement plus, et les rayures jaunes sur leurs corps noirs brillaient comme de l’or au soleil.
« Nous arrivons, dit Gandalf. Nous sommes en bordure de ses prés à abeilles. »
Au bout d’un moment, ils parvinrent à une ceinture de chênes immenses et plusieurs fois centenaires. Un peu plus loin se dressait une haute haie épineuse, trop dense pour voir ou passer à travers.
« Vous feriez mieux d’attendre ici, dit le magicien aux nains, et quand vous m’entendrez siffler ou crier, venez me rejoindre – vous verrez par où je passe –, mais seulement par paires, je vous prie, à intervalles de cinq minutes. Vu son tour de taille, on dira que Bombur compte pour deux : qu’il vienne seul et en dernier. Venez, monsieur Bessac ! Il y a une porte quelque part par là. » Sur ce, il se dirigea le long de la haie, entraînant avec lui le hobbit effrayé.
Ils se tinrent bientôt devant une barrière en bois, large et haute, derrière laquelle se trouvaient des jardins et un ensemble de constructions en bois, plutôt basses, parfois couvertes de chaume et faites de rondins : granges, écuries, remises, de même qu’une maison en bois, basse et allongée. Derrière la haie, du côté sud, se voyaient plusieurs rangées de ruches avec des toits de paille en forme de cloche. Le vrombissement des abeilles géantes qui s’affairaient autour des ruches remplissait le jardin.
Le magicien et le hobbit poussèrent la lourde barrière grinçante et suivirent un large sentier vers la maison. Quelques chevaux, au poil lustré et bien brossé, trottèrent jusqu’à eux dans l’herbe et les dévisagèrent d’un œil intelligent ; puis ils partirent au galop en direction des cabanes.
« Ils sont allés l’avertir que des étrangers arrivent », dit Gandalf.
Ils entrèrent bientôt dans une cour, fermée sur trois côtés par la grande maison et ses deux longues ailes. Au centre se trouvaient un grand tronc de chêne et de nombreuses branches coupées de chaque côté. Non loin se tenait un homme de forte carrure à la barbe noire et aux cheveux touffus, nu-bras et nu-jambes, noueux comme de l’écorce. Il était vêtu d’une tunique de laine qui descendait jusqu’à ses genoux, et s’appuyait sur une grande hache. Les chevaux étaient à ses côtés, le nez à la hauteur de ses épaules.
« Hum ! les voilà ! dit-il aux chevaux. Ils n’ont pas l’air dangereux. Vous pouvez partir ! » Il s’esclaffa bruyamment, déposa sa hache et s’approcha.
« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » demanda-t-il d’un ton bourru. Devant son imposante silhouette, Gandalf semblait avoir rétréci. Quant à Bilbo, il aurait facilement pu lui passer entre les jambes, sans avoir à se baisser pour ne pas frôler sa tunique brune.
« Je suis Gandalf », dit le magicien.
« Jamais entendu parler, grogna l’homme. Et qui est ce petit bonhomme ? » dit-il en se penchant pour mieux froncer ses grands sourcils noirs au visage du hobbit.
« Voici M. Bessac, un hobbit de bonne famille et de réputation irréprochable », dit Gandalf. Bilbo s’inclina. Il ne put lui tirer son chapeau, puisqu’il n’en avait pas ; et il ne pouvait que déplorer l’absence de ses nombreux boutons. « Je suis un magicien, poursuivit Gandalf. J’ai entendu parler de vous, même si vous ne me connaissez pas ; mais peut-être connaissez-vous mon bon cousin Radagast, qui vit dans le Sud, aux confins de la forêt de Grand’Peur ? »
« Oui ; ce n’est pas un mauvais bougre, pour un magicien, je trouve. Je le voyais de temps en temps, dit Beorn. Eh bien, maintenant, je sais qui vous êtes, ou prétendez être. Qu’est-ce que vous voulez ? »
« Pour ne rien vous cacher, nous nous sommes presque égarés, nous avons perdu nos bagages et nous avons grandement besoin d’aide, ou du moins de conseils. Disons que nous avons passé des moments difficiles avec les gobelins des montagnes. »
« Les gobelins ? dit le colosse d’une voix adoucie. Ho, ho ! ce sont eux qui vous ont causé tous ces ennuis, n’est-ce pas ? Pourquoi vous êtes-vous mêlés à eux ? »
« Ce n’était pas notre intention. Ils nous ont surpris la nuit, dans un col que nous devions traverser ; nous sommes arrivés dans vos contrées par les terres de l’Ouest – c’est une longue histoire. »
« Alors vous feriez mieux d’entrer et de m’en raconter une partie, pourvu qu’on n’y passe pas la journée », dit-il en les conduisant dans la maison par une porte sombre qui donnait sur la cour.
Ils le suivirent jusqu’à une grande salle avec un foyer au milieu. Malgré la saison chaude, un feu de bois brûlait dans l’âtre et la fumée montait jusqu’aux combles noircis, cherchant à sortir par l’ouverture pratiquée dans le toit. Ils traversèrent cette salle obscure, sans autre éclairage que le feu et la lucarne faisant jour, et passèrent une plus petite porte menant à une sorte de véranda soutenue par de simples troncs d’arbres érigés en poteaux. Orientée au sud, elle demeurait chaude et était baignée des rayons obliques du soleil de l’après-midi, dont l’éclat doré inondait le jardin couvert de fleurs qui s’étendait jusqu’aux marches.
Ils s’assirent là sur des bancs pendant que Gandalf entamait son récit ; et Bilbo balançait ses jambes pendantes en regardant les fleurs du jardin, se demandant quels pouvaient être leurs noms, puisque la moitié d’entre elles lui étaient inconnues.
« Je traversais les montagnes avec un ou deux amis… », commença le magicien.
« Ou deux ? Je n’en vois qu’un, et pas très gros non plus », dit Beorn.
« Eh bien, pour tout vous dire, j’ai cru qu’il valait mieux ne pas arriver à plusieurs avant de savoir si nous vous dérangions. Je vais appeler, si vous permettez. »
« Allez-y, appelez ! »
Gandalf émit alors un long sifflement aigu, et Thorin et Dori contournèrent la maison par le jardin et se tinrent devant eux en s’inclinant profondément.
« Un ou trois, vous vouliez dire, à ce que je vois ! grogna Beorn. Mais ce ne sont pas des hobbits, ce sont des nains ! »
« Thorin Lécudechesne, à votre service ! Dori, à votre service ! » dirent les deux nains en saluant de nouveau.
« Je n’aurai pas besoin de vous, merci bien, dit Beorn, mais je crois que vous aurez besoin de moi. Je ne raffole pas des nains ; mais s’il est vrai que vous êtes Thorin (fils de Thrain, fils de Thror, je pense), et que votre compagnon est une personne respectable, et que vous êtes les ennemis des gobelins et que vous n’êtes pas venus chez moi pour faire un mauvais coup… mais qu’est-ce que vous êtes venus faire, au juste ? »
« Ils se rendent en visite dans le pays de leurs ancêtres, à l’est de Grand’Peur, intervint Gandalf, et si nous sommes arrivés dans vos terres, c’est tout à fait par accident. Nous traversions par le Haut Col qui aurait dû nous amener à la route qui passe au sud de votre pays, quand nous avons été attaqués par des gobelins malveillants… comme j’étais sur le point de vous le raconter. »
« Mais allez-y, racontez ! » dit Beorn, qui n’était jamais très poli.
« Il y a eu un terrible orage ; les géants de pierre étaient sortis et se lançaient des rochers, et au sommet du col, nous nous sommes réfugiés dans une grotte, avec le hobbit et plusieurs de mes compagnons… »
« Pour vous, deux, c’est plusieurs ? »
« Euh, non. En fait, nous étions plus que deux. »
« Que sont-ils devenus ? Tués, dévorés, rentrés chez eux ? »
« Euh, non. Ils ne sont pas tous venus quand j’ai sifflé, on dirait. Trop timides, probablement. C’est que, voyez-vous, nous craignons d’être un peu trop nombreux pour que vous nous receviez. »
« Allez-y, sifflez encore ! J’aurai droit à une petite réunion, semble-t-il ; une ou deux personnes de plus n’y changeront pas grand-chose », grogna Beorn.
Gandalf siffla de nouveau ; mais Nori et Ori se présentèrent avant même qu’il n’ait terminé, car après tout, Gandalf leur avait bien dit de venir par paires toutes les cinq minutes.
« Salut ! dit Beorn. Vous arrivez bien vite – où vous cachiez-vous ? Allez, mes petits diables en boîte ! »
« Nori, à votre service ! Ori… », commencèrent-ils ; mais Beorn les interrompit.
« Merci ! Quand j’aurai besoin de votre aide, je vous ferai signe. Asseyez-vous et finissons-en avec cette histoire, ou nous ne terminerons pas avant l’heure du souper. »
« Aussitôt que nous nous sommes endormis, poursuivit Gandalf, une fissure s’est ouverte au fond de la grotte et des gobelins en sont sortis. Ils ont saisi le hobbit, les nains et notre troupe de poneys… »
« Votre troupe de poneys ? Vous faisiez partie d’un cirque ambulant, ma parole ? Ou vous transportiez beaucoup de marchandises ? Ou alors, six, c’est pour vous une troupe ? »
« Oh non ! En fait, il y avait plus de six poneys, car nous étions plus de six voyageurs – tiens, justement, en voilà deux autres ! » C’est alors que Balin et Dwalin apparurent, et ils s’inclinèrent tellement bas qu’ils balayèrent le sol de pierre avec leurs barbes. Le colosse fronça d’abord les sourcils, mais comme ils s’efforçaient d’être effroyablement polis et ne cessaient de hocher la tête et de se pencher, de saluer et d’agiter leurs capuchons devant leurs genoux (comme le veut la politesse des nains), il dérida le front et se mit à rire aux éclats : ils étaient si comiques !
« En voilà une troupe, dit-il. Très divertissante. Entrez, mes joyeux lurons ! Et vos noms, quels sont-ils ? Je ne veux pas de vos services, pas pour l’instant, seulement vos noms ; puis asseyez-vous et cessez de vous dandiner ! »
« Balin et Dwalin », répondirent-ils, n’osant pas s’offusquer, et ils s’assirent, ou plutôt s’affalèrent sur le plancher d’un air passablement surpris.
« Allez-y, continuez ! » dit Beorn au magicien.
« Où en étais-je ? Ah oui – ils ne m’ont pas saisi. J’ai tué un ou deux gobelins avec un éclair… »
« Bien ! grogna Beorn. Les magiciens ont du bon, dans ce cas. »
« … et je me suis glissé dans la fissure avant qu’elle ne se referme. Je les ai suivis jusqu’à la grande salle, qui fourmillait de gobelins. Le Grand Gobelin était là avec trente ou quarante gardes armés. Je me suis dit : “Quand bien même ils ne seraient pas enchaînés ensemble, que peuvent une douzaine de braves contre autant d’adversaires ?”
« Une douzaine ! C’est la première fois que je vois le nombre huit arrondi à douze ! Mais vous n’auriez pas encore quelques diables qui ne sont pas sortis de leurs boîtes ? »
« Euh, oui, on dirait bien qu’il y en a deux autres ici… Fili et Kili, si je ne m’abuse », dit Gandalf au moment où ceux-ci apparaissaient et s’inclinaient en souriant.
« Ça suffit ! s’écria Beorn. Asseyez-vous et restez tranquilles ! Allez-y, Gandalf, poursuivez ! »
Gandalf reprit donc son histoire, et raconta leur combat dans les ténèbres, la course vers la porte inférieure et la détresse qui les saisit quand ils découvrirent qu’ils avaient égaré M. Bessac. « Nous avons compté les têtes et nous nous sommes rendu compte que le hobbit manquait. Nous n’étions plus que quatorze ! »
« Quatorze ! C’est bien la première fois que j’entends dire que dix moins un font quatorze. Vous voulez dire neuf, à moins que vous ne m’ayez pas encore nommé tous vos compagnons. »
« Oui, c’est vrai, vous n’avez pas encore rencontré Oin et Gloin. Et ma foi, les voici ! J’espère que vous leur pardonnerez cette intrusion. »
« Oh, faites-les venir eux aussi ! Et en vitesse ! Venez, vous deux, et asseyez-vous ! Mais écoutez, Gandalf… Même ainsi, il n’y a que vous-même, dix nains, et le hobbit que vous aviez perdu. Ça nous donne seulement onze (plus un d’égaré) et non quatorze, à moins que les magiciens comptent différemment des autres gens. Mais je vous en prie, continuez votre récit. » Beorn s’en cachait du mieux qu’il pouvait, mais l’histoire commençait vraiment à l’intéresser. Car voyez-vous, il avait bien connu jadis cette partie des montagnes que Gandalf lui décrivait. Il hocha la tête et grogna lorsque le magicien lui parla des retrouvailles avec le hobbit, de leur dégringolade parmi les pierres et du cercle des loups dans la clairière.
Quand Gandalf raconta qu’ils avaient dû grimper aux arbres pour échapper aux loups, il se leva et arpenta la pièce en murmurant : « J’aurais bien voulu y être ! Je leur aurais montré autre chose que des feux d’artifice ! »
« Eh bien », dit Gandalf, très content de voir que son récit faisait bonne impression, « j’ai fait de mon mieux. Nous avions ces loups enragés à nos pieds et la forêt commençait à s’embraser par endroits, quand les gobelins sont descendus des collines et ont découvert notre présence. Ils ont poussé des cris de joie et se sont mis à chanter des chansons pour nous narguer. Quinze oiseaux dans cinq sapins… »
« Par ma barbe ! grogna Beorn. Vous insinuez que les gobelins ne savent pas compter ? C’est tout le contraire, je vous assure. Douze n’est pas égal à quinze et ils le savent. »
« Et moi aussi. Bifur et Bofur étaient là également. Je n’avais pas encore osé vous les présenter, mais les voici. »
Bifur et Bofur entrèrent. « Et moi ! » s’écria le gros Bombur, tout essoufflé, et très fâché d’avoir dû patienter jusqu’à la toute fin. Refusant d’attendre cinq minutes de plus, il se présenta avec les deux autres.
« Bon ! Maintenant, vous êtes vraiment quinze ; et puisque les gobelins savent compter, je suppose que c’est tout ce qu’il y avait au sommet des arbres. On pourra enfin terminer cette histoire sans être interrompus à tout bout de champ. » M. Bessac comprit alors à quel point Gandalf avait été malin. Les interruptions n’avaient servi qu’à piquer la curiosité de Beorn, et l’histoire elle-même avait empêché qu’il ne considère les nains comme de simples mendiants en les mettant aussitôt à la porte. Il n’invitait jamais les gens chez lui, à moins d’y être obligé. Il n’avait que très peu d’amis, qui demeuraient assez loin, et il n’en invitait jamais plus d’un ou deux à la fois. À présent, il se retrouvait avec quinze étrangers assis sur son perron !
Quand le magicien eut terminé de raconter comment les aigles les avaient secourus et transportés jusqu’au Carroc, le soleil avait disparu derrière les cimes des Montagnes de Brume et les ombres s’allongeaient dans le jardin de Beorn.
« Un très bon récit ! dit-il. Un des meilleurs que j’aie entendus depuis longtemps. Si tous les mendiants racontaient de telles histoires, ils me trouveraient plus accueillant. Vous l’avez peut-être inventé du début à la fin, remarquez, mais vous méritez quand même un bon souper. Allons casser la croûte ! »
« Volontiers ! dirent-ils d’une seule voix. Merci beaucoup ! »
Dans la grande salle, il faisait désormais très noir. Beorn frappa des mains, sur quoi entrèrent quatre beaux poneys blancs, suivis de plusieurs gros chiens gris au corps allongé. Beorn leur dit quelque chose dans une langue étrange, comme des bruits d’animaux transformés en paroles. Ils ressortirent, puis revinrent bientôt en apportant des torches dans leurs gueules, qu’ils allumèrent au feu, et qu’ils installèrent sur des supports bas à même les piliers de la salle, non loin de l’âtre central. Les chiens pouvaient se tenir sur leurs pattes de derrière s’ils le désiraient, et transporter des choses avec celles de devant. Ils eurent vite fait d’aller chercher des planches et des tréteaux posés contre les murs latéraux et de les installer près du feu.
Puis on entendit « bê, bê, bê ! » et des moutons entrèrent, blancs comme neige, conduits par un gros bélier noir comme du charbon. L’un d’entre eux apportait une nappe blanche dont la bordure était brodée de figures animales ; les autres portaient, sur leurs larges dos, des plateaux remplis de bols et de plats, de couteaux et de cuillers de bois que les chiens s’empressèrent de disposer sur les tables à tréteaux. Celles-ci étaient très basses, assez basses même pour que Bilbo y soit confortablement assis. Au bout de la table, un poney approcha deux larges tabourets aux sièges tressés de jonc, solides, mais courts sur pattes, pour Gandalf et Thorin, puis il installa en face la grande chaise noire de Beorn, construite de façon similaire (et sur laquelle il s’assoyait en étendant les jambes loin sous la table). C’étaient les seuls sièges qu’il y avait dans sa demeure, et s’il les aimait aussi bas, comme les tables, c’était sans doute pour faciliter la tâche aux merveilleux animaux qui le servaient. Et les autres, sur quoi s’assirent-ils ? Ils ne furent pas oubliés. Les autres poneys arrivèrent en faisant rouler des tronçons de bois en forme de tambours, sablés et cirés, et assez bas pour convenir à Bilbo : tous furent donc bientôt attablés, la demeure de Beorn n’ayant pas connu une telle réunion depuis maintes années.
Ils eurent droit à un souper (ou un dîner, si vous préférez) comme ils n’en avaient pas eu depuis qu’ils avaient quitté la Dernière Maison Hospitalière dans l’Ouest et fait leurs adieux à Elrond. La lueur des torches et du feu dansait tout autour d’eux, et sur la table étaient posées deux hautes chandelles de cire d’abeille rouge. Pendant tout le repas, Beorn raconta, de sa voix tonitruante, des histoires des contrées sauvages de ce côté-ci des montagnes – en particulier cette région dangereuse et sombre qui s’étendait à perte de vue, du nord au sud, à un jour de chevauchée à l’est, et qui leur barrait la route : la terrible forêt de Grand’Peur.
Les nains écoutèrent en agitant leurs barbes, car ils savaient qu’ils devraient bientôt s’aventurer dans cette forêt, et qu’après les montagnes, c’était le pire danger qui les attendait avant le repaire du dragon. Après le dîner, ils se mirent à raconter des histoires à eux, mais Beorn semblait somnoler de plus en plus et ne leur prêtait guère attention. Ils parlaient surtout d’or, d’argent et de joyaux, et de l’art de façonner des objets sous l’enclume, mais Beorn semblait ne pas s’intéresser à ces choses : aucun objet d’or ou d’argent ne décorait sa demeure, et seuls les couteaux, ou presque, étaient faits de métal.
Ils restèrent longtemps assis à table devant leurs bols de bois remplis d’hydromel. Dehors, la nuit sombre était tombée. Au milieu de la salle, on raviva le feu avec de nouvelles bûches et on éteignit les torches. Puis ils veillèrent à la lumière des flammes dansantes, près des grands piliers qui se dressaient derrière eux et se perdaient dans l’obscurité de la toiture comme des arbres dans la forêt. Était-ce de la magie, Bilbo n’aurait su le dire, mais il crut entendre, là-haut dans les combles, un son semblable au gémissement du vent dans les branches, et des hululements de hiboux. Bientôt il commença à somnoler, hochant la tête par à-coups, et les voix devinrent très lointaines. Puis il se réveilla en sursaut.
La grande porte grinçante venait de claquer. Beorn était parti. Les nains, assis par terre autour du feu, les jambes croisées, se mirent alors à chanter. Certains de leurs couplets ressemblaient à ceci, mais il y en eut bien d’autres, et ils chantèrent longuement :
Le vent fouettait la lande en deuil,
mais dans la forêt, nulle feuille
ne remuait ni ne laissait
aucun jour en franchir le seuil.
Le vent descendit des hauteurs,
dès lors étendit sa rumeur ;
au bois obscur, les feuilles churent
sous les rameaux de la terreur.
Le vent se glissa d’ouest en est,
délaissant la forêt funeste,
mais peu après sur le marais
cria sa fureur manifeste.
Les roseaux de l’étang sifflaient,
l’herbe bruissait et fléchissait,
et lentement au firmament,
les nuages se déchiraient.
Puis le dragon dans sa tanière
sur la Montagne Solitaire
sentit le vent sur le versant
et les vapeurs monter dans l’air.
Le vent prit son vol et s’enfuit
sur les océans de la nuit,
hissa ses voiles en mer d’étoiles
devant une lune éblouie.
Bilbo s’était de nouveau assoupi. Soudain, Gandalf se leva.
« Il est temps pour nous d’aller dormir, dit-il – pour nous, mais pas pour Beorn, je pense. Entre les murs de cette salle, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles, mais tâchez de ne pas oublier ce que Beorn nous a dit avant de partir : en aucun cas vous ne devez vous aventurer au-dehors avant le lever du jour, sans quoi vous courrez un grave danger. »
Bilbo vit que des lits avaient déjà été préparés sur une sorte de plateforme surélevée, entre les piliers et l’un des murs extérieurs de la maison. Un petit matelas de paille et des couvertures de laine avaient été installés à son intention. Il s’y blottit très volontiers, malgré le temps estival. Le feu baissa et il s’endormit. Mais au beau milieu de la nuit, il se réveilla : le feu était désormais réduit à quelques braises, les nains et Gandalf étaient tous endormis, à en juger par leur respiration, et la lune, haute dans le ciel, regardait par la lucarne en jetant un filet de lumière blanche sur le plancher de la salle.
Il y eut une sorte de grognement à l’extérieur, et comme le bruit d’un gros animal s’agitant près de la porte. Bilbo se demanda ce que c’était, si ce pouvait être la forme enchantée de Beorn, et s’il n’allait pas entrer pour les tuer avec ses grandes pattes d’ours. Il plongea sous les couvertures, se cachant la tête, et finit par se rendormir malgré ses craintes.
Il faisait tout à fait jour lorsqu’il se réveilla. L’un des nains venait de trébucher sur lui dans l’ombre où il était couché, et s’était écroulé sur le plancher avec fracas en tombant du haut de la plate-forme. C’était Bofur, et il grommelait encore à ce sujet quand Bilbo ouvrit les yeux.
« Debout, fainéant, dit-il, ou vous n’aurez plus rien pour déjeuner. »
Bilbo se leva d’un bond. « Mon petit déjeuner ! s’écria-t-il. Où est-il ? »
« En grande partie dans notre ventre, répondirent les autres nains qui s’affairaient dans la salle ; mais ce qu’il en reste se trouve dans la véranda. Nous sommes à la recherche de Beorn depuis que le soleil s’est levé ; nous ne l’avons trouvé nulle part, mais le petit déjeuner nous attendait dehors. »
« Où est Gandalf ? » demanda Bilbo tout en se hâtant d’aller dénicher quelque chose à manger.
« Oh ! quelque part dans les environs », répondirent-ils. Mais il n’y eut aucune trace du magicien durant toute cette journée-là. Le soleil était sur le point de se coucher lorsque Gandalf arriva dans la grande salle où le hobbit et les nains étaient attablés, servis par les merveilleux animaux de Beorn, comme ils l’avaient été depuis le matin. Beorn, quant à lui, était demeuré introuvable depuis la veille, ce qui commençait à les troubler.
« Où est donc notre hôte ? Et vous, où étiez-vous passé ? » s’écrièrent-ils tous ensemble.
« Une question à la fois… et pas avant que nous n’ayons soupé ! Je n’ai pas mangé une seule miette depuis le petit déjeuner. »
Gandalf repoussa enfin son assiette et son pichet – il avait englouti deux miches entières (avec des tonnes de beurre, de miel et de crème fraîche) et bu au moins deux chopines d’hydromel – et il sortit sa pipe. « Je répondrai d’abord à la seconde question, dit-il, mais… nom d’une pipe ! c’est un endroit parfait pour les ronds de fumée ! » Et bien sûr, ils ne purent plus rien tirer de lui pendant un long moment, car il s’absorba entièrement dans ses ronds de fumée qu’il envoyait flotter autour des piliers de la salle en leur donnant toutes sortes de formes et de couleurs, avant de les faire disparaître tour à tour par la lucarne du plafond. Ils durent paraître très curieux vus de l’extérieur, montant dans l’air l’un après l’autre : verts, bleus, rouges, gris argent, jaunes, blancs, petits et grands – les plus petits se glissant à travers les plus gros, ou se joignant en prenant la forme d’un huit, tout en s’éloignant dans le ciel comme une volée d’oiseaux.
« J’ai suivi des traces d’ours, dit-il enfin. On dirait qu’il y a eu un de ces rassemblements d’ours ici la nuit dernière. Je me suis vite rendu compte que Beorn ne pouvait pas avoir laissé toutes ces empreintes : elles étaient bien trop nombreuses, et toutes de tailles différentes. D’après moi, il y avait de petits ours et des plus gros, des ours communs mais aussi des ours géants, et tous ont dansé ici cette nuit, presque jusqu’à l’aube. Ils sont venus d’à peu près partout, sauf de l’ouest, au-delà du fleuve, du côté des Montagnes. Dans cette direction, je n’ai trouvé qu’une seule piste ; mais ces empreintes-là ne venaient pas vers la maison – elles s’en éloignaient. Je les ai suivies jusqu’au Carroc. Elles se perdaient dans le fleuve ; mais de l’autre côté du rocher, les eaux étaient trop profondes et trop fortes pour que je m’y aventure. Comme vous avez pu le constater, il est assez facile d’atteindre le Carroc par le gué à partir de cette rive-ci, mais de l’autre côté, il y a une falaise qui donne sur un canal tourbillonnant. J’ai dû marcher sur plusieurs milles avant de trouver un endroit où le fleuve s’élargissait assez pour me permettre de traverser en eau peu profonde, en pataugeant et en nageant, puis refaire le chemin inverse pour retrouver la piste. Après, il était trop tard pour que je continue à la suivre encore longtemps. Elle se dirigeait tout droit vers les pinèdes à l’est des Montagnes de Brume, où nous avons eu notre charmante petite fête avec les Wargs avant-hier soir. Et maintenant, je pense que vous tenez aussi la réponse à votre première question », acheva Gandalf, observant un long silence.
Bilbo crut comprendre ce que le magicien insinuait. « Qu’allons-nous faire, s’écria-t-il, s’il conduit les Wargs et les gobelins jusqu’ici ? Ils nous attraperont et nous tueront ! Vous aviez dit qu’il n’était pas ami avec eux. »
« En effet. Et ne soyez pas stupide ! Vous feriez mieux d’aller au lit : la fatigue vous fait divaguer. »
Le hobbit se sentit tout à fait désemparé, et comme il ne semblait y avoir rien d’autre à faire, il suivit le conseil du magicien et se coucha. Les nains chantaient encore, mais il sombra dans le sommeil, toujours préoccupé par Beorn, et rêva que des centaines d’ours noirs dansaient en rond dans la cour, lentement, lourdement, au clair de lune. Puis il se réveilla alors que tous les autres étaient endormis, et il entendit les mêmes grattements, trépignements, reniflements et grognements que la nuit d’avant.
Le lendemain matin, ce fut Beorn lui-même qui les réveilla. « Vous êtes encore tous là, à ce que je vois ! » dit-il. Il souleva le hobbit en riant : « Toujours pas dévoré par les Wargs, les gobelins ou les méchants ours, on dirait » ; et il tapota le gilet de M. Bessac avec désinvolture. « Notre petit lapin rengraisse, gavé de pain et de miel, ricana-t-il. Qu’il vienne donc en reprendre un peu ! »
Ils allèrent donc prendre le petit déjeuner avec lui. Beorn se montra particulièrement jovial, pour faire changement : en fait, il semblait d’excellente humeur et les fit tous rire avec ses histoires amusantes. Et ils ne se demandèrent pas longtemps d’où il revenait et pourquoi il était si aimable avec eux, car il le leur expliqua lui-même. Ayant traversé le fleuve, il s’était rendu jusqu’aux montagnes (vous aurez compris qu’il pouvait voyager rapidement, du moins sous forme d’ours). Dans la clairière incendiée des loups, il avait découvert qu’une partie de leur histoire était vraie ; de plus, il avait attrapé un Warg et un gobelin qui erraient dans les bois. Ceux-ci lui avaient fourni des nouvelles : les gobelins, aidés par les Wargs, patrouillaient encore à la recherche des nains, courroucés par la mort du Grand Gobelin, et non moins fâchés contre le magicien qui avait brûlé le museau du chef des loups et fait griller nombre de ses principaux serviteurs. Voilà tout ce qu’il avait pu leur soutirer par la force ; mais il soupçonnait que quelque chose de plus grave se tramait, et que la grande armée des gobelins, flanquée de ses alliés à quatre pattes, préparait une grande incursion dans les terres à l’ombre des montagnes afin d’y débusquer les nains, ou d’assouvir sa vengeance sur les hommes et les créatures chez qui ils étaient susceptibles de trouver refuge.
« C’est une bonne histoire que vous m’avez racontée là, dit Beorn, mais elle me plaît encore plus maintenant que je sais qu’elle est vraie. Vous devrez m’excuser de ne pas vous avoir cru sur parole. Si vous habitiez à l’orée de Grand’Peur, vous ne feriez pas confiance au premier venu, à moins de le connaître comme un frère ou mieux encore. Tout ce que je peux vous dire dans les circonstances, c’est que je me suis dépêché de rentrer pour m’assurer qu’il ne vous était rien arrivé, et pour vous offrir toute l’aide dont je suis capable. J’aurai une meilleure opinion des nains, dorénavant ! Le Grand Gobelin ! Ils ont tué le Grand Gobelin ! » s’esclaffa-t-il d’un rire féroce.
« Qu’avez-vous fait du gobelin et du Warg ? » demanda Bilbo à brûle-pourpoint.
« Venez voir ! » dit Beorn, et ils le suivirent, contournant la maison. Une tête de gobelin était plantée devant la barrière et une peau de Warg clouée à un arbre non loin. Beorn était un redoutable adversaire. Mais il était désormais leur ami, et Gandalf jugea bon de lui raconter toute l’histoire et de lui expliquer les raisons de leur voyage, afin d’obtenir toute l’aide qu’il pouvait leur offrir.
Et voici l’assistance qu’il leur promit. Il fournirait à chacun des poneys – et un cheval pour Gandalf – pour mieux les conduire jusqu’à la forêt, avec des paquets de nourriture facilement transportables qui leur dureraient des semaines s’ils en disposaient avec parcimonie : des noix, de la farine, des bocaux scellés remplis de fruits séchés, des pots de miel en terre cuite rouge, et des gâteaux cuits deux fois qui se garderaient longtemps et qui, même en de faibles quantités, permettraient de les sustenter. Le secret de leur confection n’était connu que de lui ; mais ils contenaient du miel, comme la plupart de ses préparations, et s’ils pouvaient donner soif, ils étaient bons au goût. L’eau, dit-il, n’était pas une préoccupation de ce côté-ci de la forêt, car ils pourraient boire à même les sources et les cours d’eau qu’ils trouveraient le long du chemin. « Mais le chemin qui traverse Grand’Peur est sombre, dangereux et semé d’embûches, dit-il. Il est difficile d’y trouver à boire ou à manger. Ce n’est pas encore la saison des noix – bien qu’elle puisse encore se terminer avant que vous ne soyez de l’autre côté –, et c’est à peu près le seul aliment comestible que l’on puisse trouver dans cette végétation où vivent des créatures étranges, sombres et sauvages. Je vous donnerai des outres pour le transport de l’eau, ainsi que des arcs et des flèches. Mais je doute fort que vous y trouviez quelque chose de bon à manger ou à boire. Il y a là une rivière que je connais, aux eaux noires et puissantes, qui traverse le chemin. Vous ne devez en aucun cas y boire ou vous y baigner, car j’ai entendu dire qu’elle porte un enchantement qui incite au sommeil et à l’oubli. Et dans la pénombre de cet endroit, je doute que vous réussissiez à chasser quelque bête que ce soit, saine ou malsaine, sans vous écarter du chemin. Et vous ne devez SURTOUT PAS vous écarter, pour aucune raison.
« Voilà tous les conseils que je peux vous donner. Au-delà de la forêt, je ne vous serai pas d’un grand secours ; vous devrez compter sur votre chance et sur votre courage, et profiter des vivres que je vous aurai donnés. À l’entrée de la forêt, je vous demanderais de me renvoyer mon cheval et mes poneys. Mais je vous souhaite bonne route, et ma demeure vous est ouverte, si jamais vous revenez par ici. »
Ils le remercièrent, bien sûr, en s’inclinant de nombreuses fois et en agitant leurs capuchons à maintes reprises, tout en répétant « à votre service, ô maître des vastes salles de bois ! » Mais ses graves paroles leur portèrent un dur coup, et tous se dirent que leur aventure s’avérait beaucoup plus dangereuse qu’ils ne l’avaient prévu, et que même s’ils échappaient à tous les dangers qui se trouvaient sur leur chemin, le dragon les attendrait encore à la fin du voyage.
Toute la matinée fut consacrée aux préparatifs. Peu après midi, ils prirent leur dernier repas avec Beorn ; puis ils montèrent les coursiers que ce dernier leur prêtait, et après des adieux maintes fois renouvelés, ils passèrent sa barrière en trottant à vive allure.
Sitôt qu’ils virent disparaître les hautes haies de Beorn à l’est de ses terres clôturées, ils prirent vers le nord avant de dévier un peu au nord-ouest. Suivant son conseil, ils ne se rendaient plus à la route principale de la forêt, au sud de ses terres. Car s’ils étaient descendus par le col, leur chemin les aurait conduits le long d’un ruisseau des montagnes qui rejoignait le fleuve un peu au sud du Carroc. Il y avait là un gué très profond, qu’ils auraient pu franchir s’ils avaient encore eu leurs poneys ; et de l’autre côté, un sentier menait en bordure du bois et à l’entrée de la vieille route de la forêt. Mais comme Beorn les en avait avertis, les gobelins passaient souvent par là désormais ; et d’après ce qu’il avait entendu dire, la route elle-même, abandonnée à son extrémité est, était envahie par la végétation et conduisait à des marécages infranchissables où les sentiers étaient effacés depuis longtemps. Du reste, elle aboutissait beaucoup trop au sud de la Montagne Solitaire : un long périple vers le nord les aurait encore attendus en arrivant de l’autre côté. Au nord du Carroc, la lisière de Grand’Peur se rapprochait des rives du Grand Fleuve, et si les Montagnes s’en approchaient aussi, Beorn leur conseilla tout de même d’emprunter ce chemin ; car à quelques jours de chevauchée au nord du Carroc se trouvait un sentier peu connu qui traversait Grand’Peur et se dirigeait presque tout droit vers la Montagne Solitaire.
« Les gobelins, leur avait dit Beorn, n’oseront pas franchir le Grand Fleuve à moins d’une centaine de milles au nord du Carroc, ni s’approcher de ma maison : elle est bien défendue la nuit ! Mais à votre place, je chevaucherais à vive allure, car s’ils font bientôt leur incursion, ils traverseront le fleuve par le sud et battront toute la lisière de la forêt afin de vous barrer la route, et les Wargs courent plus vite que des poneys. Il est tout de même plus sûr de partir vers le nord, même si vous semblez vous rapprocher de leurs places fortes : cela déjouera leurs attentes, et ils devront chevaucher plus longtemps pour vous attraper. Maintenant, filez aussi vite que vous le pouvez ! »
C’est pourquoi ils galopaient alors en silence, quand le terrain herbeux et plat leur permettait une telle cadence. Sur leur gauche se dressaient les sombres montagnes ; au loin, le lit du fleuve bordé d’arbres ne cessait de se rapprocher. Le soleil, qui commençait à peine à décliner au moment de leur départ, étendit ses reflets dorés sur les terres pendant tout l’après-midi. Il était difficile d’imaginer que des gobelins étaient à leur poursuite, et lorsqu’ils eurent laissé la maison de Beorn à de nombreux milles au sud, ils se mirent à discuter et à chanter de nouveau, oubliant le sentier ténébreux qui les attendait dans la forêt. Mais le soir venu, quand les montagnes dressèrent leurs cimes noires devant le couchant, ils établirent un campement et montèrent la garde tour à tour. Ils dormirent pour la plupart d’un sommeil agité, et firent des rêves où se mêlaient le hurlement des loups et les cris des gobelins.
L’aube se leva, claire et belle malgré tout. Un voile de brume blanche traînait au sol, rappelant l’automne, et l’air était frisquet ; mais un soleil rouge monta bientôt à l’est, dispersant les vapeurs, et ils se remirent en route avant que les ombres ne raccourcissent. Ils chevauchèrent alors pendant deux autres jours, sans jamais apercevoir autre chose que de l’herbe et des fleurs, des oiseaux et des arbres épars, et de petits troupeaux de cerfs à l’occasion, en train de paître ou de se reposer dans l’ombre à midi. Parfois, Bilbo voyait leurs cornes dépasser entre les herbes hautes, les prenant d’abord pour des branches mortes. Quand le troisième soir tomba, il étaient si pressés d’arriver (car Beorn leur avait dit qu’ils seraient à l’entrée de la forêt tôt le quatrième jour) qu’ils poursuivirent leur chevauchée dans la nuit, sous la lune. Dans la pénombre du soir, Bilbo crut apercevoir au loin, tantôt à droite, tantôt à gauche, la forme sombre d’un grand ours qui courait dans la même direction qu’eux. Mais s’il osait en parler à Gandalf, le magicien se contentait de répondre : « Chut ! Faites comme si de rien n’était ! »
Le lendemain, ils se mirent en route avant l’aube, même si la nuit avait été courte. Dès les premières lueurs, ils purent voir la forêt s’approcher, comme si elle venait à leur rencontre, ou bien comme si elle les attendait de pied ferme, tel un mur sombre et menaçant. Le terrain montait de plus en plus, et le hobbit sentait le silence les envahir. Les oiseaux chantaient moins. Les cerfs avaient disparu ; on ne voyait même plus un seul lapin. En début d’après-midi, ils atteignirent l’orée de Grand’Peur, où ils firent halte. Les grandes ramures des premiers arbres se balançaient presque au-dessus de leurs têtes ; leurs troncs étaient immenses et noueux, leurs branches tordues, leurs feuilles longues et noires. Le lierre qui les recouvrait rampait jusqu’à terre.
« Voici donc la forêt de Grand’Peur ! dit Gandalf. La grande forêt du Nord, la plus vaste qui soit dans cette partie du monde. J’espère qu’elle ne vous déçoit pas. Maintenant, vous devez renvoyer ces excellents poneys qui vous ont été prêtés. »
Les nains se mirent à ronchonner, mais le magicien les rappela à l’ordre et à la raison. « Beorn n’est pas aussi loin que vous semblez le penser, et quoi qu’il en soit, vous feriez mieux de tenir promesse, car c’est un redoutable adversaire. M. Bessac a la vue plus perçante que vous, si vous n’avez pas vu chaque nuit, dès le soir venu, un grand ours qui suivait notre convoi ou qui guettait notre campement de loin, assis au clair de lune. Non seulement pour vous protéger et pour vous guider, mais aussi par souci des poneys. Beorn est peut-être votre ami, mais il chérit ses animaux comme ses propres enfants. Vous n’avez pas idée de la bonté qu’il vous a témoignée en laissant des nains les faire galoper si vite et si loin, ni de ce qui pourrait vous arriver si vous tentiez de les emmener dans la forêt. »
« Et le cheval, alors ? dit Thorin. Vous ne parlez pas de le renvoyer. »
« Non, puisque je n’en ai pas l’intention. »
« Que dire de votre promesse, dans ce cas ? »
« Je me charge de cela. Je ne renvoie pas ce cheval, je le monte ! »
Ils surent alors que Gandalf allait les quitter tout juste à l’orée de Grand’Peur, et leur désarroi fut grand. Mais rien de ce qu’ils purent lui dire ne le fit changer d’avis.
« Allons, nous avons déjà eu cette discussion en arrivant au Carroc, dit-il. Rien ne sert d’argumenter. Comme je vous l’ai dit, une affaire urgente m’attend dans le Sud ; et je suis déjà en retard à cause de vos histoires. Qui sait, peut-être nous reverrons-nous avant que tout ceci soit terminé, mais peut-être que non. Cela dépendra de votre chance, de votre courage et de votre bon sens : c’est pourquoi j’envoie M. Bessac avec vous. Je vous ai déjà dit qu’il a plus d’un tour dans son sac, et vous ne tarderez pas à le constater. Alors courage, Bilbo, et ne faites pas cette tête. Courage, Thorin et Compagnie ! Cette expédition est la vôtre, après tout. Songez au trésor qui vous attend, et oubliez la forêt et le dragon, du moins, jusqu’à demain matin ! »
Et le lendemain, il leur répéta la même chose. Il ne leur restait donc plus qu’à remplir leurs outres à une source d’eau claire qu’ils trouvèrent non loin de l’entrée de la forêt, et à décharger les poneys. Ils distribuèrent les paquets aussi équitablement qu’ils le purent, mais Bilbo trouvait sa part excessivement lourde et accablante, et il n’aimait pas du tout l’idée de devoir se traîner sur des milles et des milles avec un tel fardeau sur les épaules.
« N’ayez crainte ! lui dit Thorin. Il ne s’allégera que trop vite. M’est avis que nous souhaiterons bientôt le voir s’alourdir, quand nous viendrons à manquer de nourriture. »
Enfin, ils firent leurs adieux aux poneys et les mirent sur le chemin du retour. Ceux-ci ne semblaient pas du tout fâchés de tourner leurs queues vers l’ombre de Grand’Peur, et ils rentrèrent à la maison en trottant gaiement. En les regardant s’éloigner, Bilbo aurait juré qu’une bête semblable à un ours était sortie de l’ombre des arbres pour s’élancer derrière eux.
Puis, ce fut au tour de Gandalf de faire ses adieux. Bilbo s’était assis par terre, très malheureux ; il aurait voulu être aux côtés du magicien sur sa grande monture. Il était allé faire un petit tour dans la forêt après le petit déjeuner (beaucoup trop frugal à son goût), et les ténèbres y semblaient aussi épaisses le matin qu’en pleine nuit ; et il y avait, sous les arbres, quelque chose de secret : « une sorte d’attente vigilante », s’était-il dit.
« Au revoir ! dit Gandalf à Thorin. Et au revoir à vous tous, mes amis ! Piquez tout droit dans la forêt, à présent. Ne vous écartez pas du sentier !… car autrement, il y a fort à parier que vous ne le retrouverez pas. À ce moment-là, vous ne ressortirez jamais de Grand’Peur, et ni moi, ni personne ne vous reverra plus. »
« Faut-il vraiment traverser la forêt ? » gémit le hobbit.
« Oui, il le faut ! répondit le magicien, si vous voulez vous rendre de l’autre côté. Vous devez la franchir ou abandonner votre quête. Et je ne vous permettrai pas de vous défiler à ce stade, monsieur Bessac. Vous devriez avoir honte de l’envisager. Il faut que vous veilliez sur tous ces nains à ma place », dit-il en riant.
« Non ! non ! dit Bilbo. Ne vous méprenez pas. Je voulais dire : y a-t-il moyen de la contourner ? »
« Bien sûr, si vous ne voyez pas d’inconvénient à faire un détour de deux cent milles par le nord et de deux fois cette distance par le sud. Mais même alors, votre route n’en serait pas plus sûre. Aucune route n’est sûre dans cette partie du monde. Souvenez-vous : vous avez dépassé la Lisière de la Sauvagerie, et vous en verrez de toutes les couleurs où que vous alliez. Contourner Grand’Peur par le nord vous mènerait en plein sur les contreforts des Montagnes Grises, qui regorgent de gobelins, de hobgobelins et d’orques de la pire espèce. En la contournant par le sud, vous aboutiriez aux terres du Nécromancien ; et je n’ai nul besoin de vous dire, même à vous, Bilbo, les histoires qu’on raconte au sujet de ce noir sorcier. Je vous déconseille fortement de vous approcher des terres qui sont sous la vigilance de sa tour sombre ! Restez sur le sentier de la forêt, armez-vous de courage, gardez espoir, et avec beaucoup de chance, le jour viendra peut-être où vous trouverez les Longs Marais étendus à vos pieds, et plus loin, là-haut dans l’Est, la Montagne Solitaire où vit ce cher vieux Smaug, même s’il est à espérer qu’il ne vous attendra pas. »
« Vous êtes vraiment d’un grand réconfort ! grogna Thorin. Au revoir ! Si vous ne voulez pas nous accompagner, vous feriez mieux de partir sans vous éterniser là-dessus ! »
« Au revoir, dans ce cas, et adieu ! » dit Gandalf, puis il fit tourner bride à sa monture et s’en fut, chevauchant dans l’Ouest. Mais il ne put résister la tentation d’avoir le dernier mot. Avant d’être nettement trop loin pour qu’on l’entende, il regarda en arrière et mit ses mains en cornet autour de sa bouche. Ils entendirent son cri résonner faiblement : « Adieu ! Soyez sages, prenez soin de vous… et NE QUITTEZ PAS LE SENTIER ! »
Puis il partit au galop et fut bientôt hors de vue. « Oh, adieu et allez-vous-en ! » grognèrent les nains, d’autant plus fâchés qu’ils étaient vraiment consternés de le perdre. Ils entamaient à présent la partie la plus dangereuse de leur voyage. Chacun prit sur son dos le chargement et l’outre d’eau qui lui revenaient ; puis ils se détournèrent de la lumière des terres au-dehors et plongèrent dans la forêt.