Mouches et araignées
Ils marchèrent à la file. L’entrée du sentier était marquée par une sorte d’arche menant à un tunnel sombre, formée par deux grands arbres penchés l’un sur l’autre, trop vieux et trop étouffés par le lierre et le lichen pour conserver autre chose que quelques feuilles noircies. Le chemin lui-même serpentait étroitement à travers les fûts des arbres. Bientôt, la clarté de l’entrée se réduisit à un minuscule trou de lumière loin derrière. Un profond silence s’installa ; et leurs pas semblaient résonner avec un bruit sourd tandis que les arbres se penchaient vers eux pour écouter.
À mesure que leurs yeux s’habituaient à la pénombre, ils purent discerner, dans la forêt environnante, comme un faible miroitement de vert. De temps à autre, un mince filet de soleil qui était parvenu à se glisser à travers le haut plafond de feuilles, et qui, par une chance inouïe, avait également échappé à l’enchevêtrement de branches et de brindilles qui s’étendait en dessous, dardait d’éclatants rayons sur leur chemin. Mais ces éclaircies étaient rares, et bientôt elles cessèrent complètement.
Le bois était peuplé d’écureuils noirs. Quand son regard perçant et inquisiteur se mit à distinguer des choses, Bilbo put les voir traverser le sentier de manière fugitive pour se cacher derrière des troncs d’arbres. Il y avait aussi d’étranges bruits, des grognements, des piétinements et des fuites précipitées, dans les sous-bois et parmi les feuilles qui s’amoncelaient indéfiniment sur le sol de la forêt ; mais l’origine de ces bruits demeurait un mystère. Le plus troublant était cependant les toiles d’araignées, sombres et denses, aux fils extraordinairement épais, qui s’étendaient souvent d’arbre en arbre ou s’entremêlaient dans les branches basses de part et d’autre du sentier. Celui-ci n’était jamais traversé de toiles, soit parce qu’un charme magique le gardait libre d’obstacles, soit pour quelque autre raison ; mais ils n’auraient su le dire.
Ils ne tardèrent pas à détester la forêt aussi cordialement qu’ils avaient pu détester les tunnels des gobelins, car ils avaient encore moins d’espoir de la voir prendre fin un jour. Mais ils n’eurent d’autre choix que de continuer à marcher, longtemps après avoir souhaité revoir une parcelle de ciel et de soleil, ou sentir le vent leur frôler les joues. Car dans l’obscurité de la forêt, il n’y avait aucun déplacement d’air, et tout était toujours d’un calme suffocant. Même les nains le sentaient, eux qui avaient l’habitude des souterrains et qui pouvaient passer des jours sans jamais voir la lumière ; mais le hobbit, qui aimait les trous pour y vivre mais non pour y passer les chaudes journées d’été, avait l’impression d’étouffer lentement.
À la nuit tombée, c’était encore pire. L’obscurité était absolue – une nuit d’encre, comme on dit, mais alors vraiment comme de l’encre : si noire qu’on n’y voyait strictement rien. Bilbo avait beau agiter la main devant sa figure, c’était comme si elle ne s’y trouvait pas. Cependant, il n’est peut-être pas tout à fait juste de dire qu’ils n’y voyaient absolument rien : ils voyaient des yeux. Ils dormaient tous blottis les uns contre les autres, et montaient la garde à tour de rôle ; et quand c’était le tour de Bilbo, il apercevait des lueurs dans les ténèbres tout autour, parfois des yeux jaunes, rouges ou verts qui le fixaient à faible distance, et qui s’évanouissaient lentement et disparaissaient, avant de se rallumer peu à peu en un autre endroit. Et parfois ils luisaient dans les branches tout juste au-dessus de lui, ce qui était d’autant plus terrifiant. Mais il y en avait d’autres, plus horribles encore : des yeux globuleux qui brillaient d’un éclat blafard. « Des yeux d’insectes, pensa-t-il, pas des yeux d’animaux ; mais ils sont beaucoup trop grands. »
Même s’il ne faisait pas encore très froid, ils tentèrent d’allumer des feux de camp, la nuit ; mais ils abandonnèrent bientôt cette idée. Cela semblait attirer des centaines et des centaines d’yeux tout autour d’eux, même si ces créatures, peu importe ce qu’elles étaient, prenaient toujours soin de ne pas montrer leur corps à la lueur des flammes. Pire encore, cela attirait des milliers de papillons de nuit, noirs ou gris foncé, parfois presque aussi gros que la main, qui voletaient et bourdonnaient à leurs oreilles. Ils ne purent le supporter, pas plus que les énormes chauves-souris, noires comme des hauts-de-forme ; alors ils cessèrent d’allumer des feux et restèrent à somnoler dans les ténèbres gorgées de mystère.
Tout ceci s’étira pendant ce qui sembla des éternités, aux yeux du hobbit ; et il avait toujours faim, car ils ménageaient beaucoup leurs provisions. Mais les jours s’écoulaient, la forêt gardait toujours le même aspect, et leur inquiétude grandissait. Leurs vivres n’allaient pas durer indéfiniment, et en fait, ils commençaient déjà à s’amenuiser. Ils gaspillèrent plusieurs flèches à tirer sur des écureuils avant d’en abattre un sur le sentier. Mais lorsqu’ils le rôtirent, son goût se révéla si répugnant qu’ils renoncèrent à les chasser.
Ils étaient également assoiffés, car ils n’avaient pas tellement d’eau, et pendant tout ce temps, ils n’avaient rencontré ni source ni ruisseau. Telle était leur situation lorsqu’ils trouvèrent un jour leur route barrée par une eau courante. Son débit était fort et rapide, mais elle n’était pas très large, et elle était noire – du moins le semblait-elle, dans la pénombre. Heureusement que Beorn les en avait avertis, car ils n’auraient pas hésité à y boire malgré sa couleur, ni à remplir leurs outres vides sur ses rives. De fait, ils ne songèrent qu’à la franchir sans se mouiller. Un pont de bois avait dû la traverser jadis, avant d’être emporté par la pourriture ; seuls des poteaux délabrés subsistaient non loin de la berge.
Agenouillé tout près du bord, Bilbo scruta l’autre rive et s’écria : « Il y a une barque là-bas ! Ah ! mais pourquoi fallait-il qu’elle soit de l’autre côté ? »
« Elle est assez loin, d’après vous ? » demanda Thorin ; car ils savaient désormais que Bilbo avait la vue la plus perçante de toute la compagnie.
« Non, pas du tout. À trente ou quarante pieds, je dirais, pas plus. »
« Quarante pieds ! J’aurais dit quatre-vingt-dix au moins, mais mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient il y a un siècle. Reste que, quarante pieds ou un mille, cela revient au même. On ne peut pas sauter par-dessus, et qui d’entre nous oserait patauger dans cette eau ? »
« Quelqu’un peut-il lancer une corde ? »
« À quoi bon ? Cette barque est sûrement attachée à quelque chose, même si nous parvenions à y accrocher une corde, ce dont je doute. »
« Je ne pense pas qu’elle soit attachée, dit Bilbo, même si évidemment, j’ai du mal à y voir clair ; mais j’ai l’impression qu’elle a seulement été hissée sur la berge, qui n’est pas très haute à cet endroit, là où le sentier descend vers l’eau. »
« Dori est le plus fort d’entre nous, mais Fili est le plus jeune et sa vue est meilleure, dit Thorin. Fili, viens donc voir si tu n’arrives pas à discerner cette barque dont parle M. Bessac. »
Fili crut la voir ; et quand il eut bien évalué son tir en la fixant longuement du regard, ses compagnons lui apportèrent une corde. Ils en avaient plusieurs : choisissant la plus longue, ils y attachèrent l’un des gros crochets de fer dont ils se servaient pour fixer leurs paquets aux courroies qui ceinturaient leurs épaules. Fili le prit dans sa main, le soupesa un instant, puis le lança vers l’autre rive.
Il tomba dans l’eau avec un grand plouf ! « Un peu court ! dit Bilbo qui observait avec attention. Quelques pieds encore et vous étiez sur la barque. Essayez encore. Je ne pense pas que la magie soit assez forte pour vous faire du mal ; après tout, ce n’est qu’un bout de corde mouillée. »
Fili se saisit à nouveau du crochet, après l’avoir tiré jusqu’à lui non sans une certaine méfiance. Cette fois, il le lança très vivement.
« Holà ! fit Bilbo, vous êtes dans le bois de l’autre côté, maintenant. Ramenez-le tranquillement. » Fili tira lentement sur la corde, et au bout d’un moment Bilbo s’écria : « Doucement ! Vous êtes sur la barque ; espérons que le crochet va prendre. »
Ce fut le cas. La corde se raidit, et Fili tira en vain. Kili vint à son aide, puis Oin et Gloin. Ils tirèrent et tirèrent, puis ils tombèrent brusquement à la renverse. Mais Bilbo, qui était resté vigilant, saisit la corde et se servit d’une branche afin d’arrêter la petite barque noire qui se précipitait sur le cours d’eau. « Aidez-moi ! » cria-t-il ; et Balin arriva juste à temps pour la saisir avant qu’elle ne soit emportée par le courant.
« Elle était attachée, tout compte fait, dit-il en examinant l’amarre rompue qui pendouillait encore à l’avant. Voilà un bel effort, mes gaillards ; encore une chance que notre corde ait été la plus forte. »
« Qui va traverser en premier ? » demanda Bilbo.
« Moi-même, dit Thorin, et vous viendrez avec moi, de même que Fili et Balin. Cette barque ne peut transporter plus de monde à la fois. Après cela, Kili, Oin, Gloin et Dori ; puis Ori, Nori, Bifur et Bofur ; et enfin Dwalin et Bombur. »
« Je suis toujours le dernier et je n’aime pas ça, dit Bombur. Que quelqu’un d’autre se sacrifie, pour une fois. »
« Tu ne devrais pas être aussi gros. Lourd comme tu l’es, tu devras attendre la dernière traversée, la plus légère. Ne commence pas à rouspéter contre les ordres, sinon il risque de t’arriver malheur. »
« Il n’y a pas de rames. Comment allez-vous faire pour gagner l’autre rive ? » demanda le hobbit.
« Donnez-moi une autre corde et un autre crochet », dit Fili, et quand ils les eurent attachés ensemble, il lança le crochet dans les ténèbres devant lui, en visant le plus haut possible. Ne le voyant pas retomber, ils conclurent qu’il avait dû se prendre dans les branches. « Embarquez, dit Fili, et que l’un d’entre vous tire sur la corde qui est dans l’arbre de l’autre côté. Un autre devra garder en main le premier crochet, et quand nous serons sur l’autre rive, il pourra le fixer à la barque pour qu’elle soit ramenée. »
De cette façon, ils eurent tous bientôt traversé la rivière enchantée sans encombre. Dwalin avait enroulé la corde à son bras et venait tout juste de mettre pied à terre, non sans difficulté, et Bombur (qui grommelait encore) se préparait à faire de même. C’est alors que le malheur arriva. Il y eut un bruit de course précipitée dans le sentier, et la forme d’un cerf surgit brusquement des ombres. La bête chargea les nains et les renversa, prête à bondir. Filant dans les airs, elle franchit la rivière d’un grand saut ; mais elle n’atteignit pas l’autre rive saine et sauve. Thorin était le seul à être resté fermement sur ses gardes et sur ses jambes. Sitôt débarqué, il avait bandé son arc et préparé une flèche, au cas où un éventuel gardien des eaux serait sorti de sa cachette. À présent, il décocha un trait rapide et précis sur l’animal en fuite, qui trébucha en atteignant l’autre rive. Les ombres l’engouffrèrent, mais très vite, le son des sabots hésita et se tut.
Avant qu’ils n’aient pu saluer ce tir prodigieux, cependant, Bilbo poussa une horrible plainte qui chassa de leurs esprits toute idée de venaison. « Bombur est tombé à l’eau ! Il se noie ! » s’écria-t-il. Ce n’était que trop vrai. Bombur avait encore un pied dans la barque lorsque le cerf avait foncé sur lui et sauté par-dessus lui. L’embarcation s’était dérobée sous son poids, quittant la berge ; il avait perdu pied et était tombé à la renverse dans l’eau sombre, ses doigts glissant sur les racines visqueuses tout près du bord, tandis que la barque disparaissait dans le courant en tournoyant lentement sur elle-même.
Son capuchon se voyait encore à la surface de l’eau lorsqu’ils accoururent. Sans perdre une seconde, ils lui lancèrent une corde munie d’un crochet. Sa main le saisit et ils le hissèrent sur la rive. Il était trempé des cheveux jusqu’aux bottes, évidemment, mais il y avait pire. Quand ils l’allongèrent sur la berge, il dormait déjà d’un profond sommeil, et sa main agrippait la corde avec une telle force qu’ils ne purent lui faire lâcher prise. Et malgré toutes leurs tentatives, impossible de le tirer du sommeil où il était plongé.
Ils étaient encore assis autour de lui, maudissant sa maladresse, déplorant leur malchance et regrettant d’avoir perdu l’embarcation qui leur eût permis d’aller chercher le cerf, quand ils perçurent une sonnerie de cors résonnant faiblement dans les bois, et des aboiements de chiens au loin. Ils devinrent tout à coup silencieux, dressant l’oreille ; et il leur sembla qu’une grande chasse se déroulait au nord du sentier, sans qu’ils voient pour autant quoi que ce soit.
Ils restèrent longtemps assis, n’osant pas bouger. Le visage joufflu de Bombur affichait un sourire paisible, comme si le nain, dans son sommeil, ne se souciait plus de rien. Des cerfs apparurent tout à coup dans le sentier, une biche et des faons aussi blancs que le mâle avait été noir : leur pelage neigeux luisait dans l’obscurité. Avant que Thorin n’ait pu réagir, trois des nains s’étaient levés d’un bond, tirant leurs flèches. Aucune ne parut faire mouche. Les bêtes firent demi-tour et disparurent aussi silencieusement qu’elles étaient venues, tandis que les nains s’acharnaient sur elles en vain.
« Arrêtez ! Arrêtez ! » s’écria Thorin, mais c’était trop tard. Les nains surexcités venaient de gaspiller leurs dernières flèches ; les arcs que Beorn leur avait donnés n’étaient plus d’aucune utilité.
Tous furent d’humeur sombre ce soir-là, et ils ne cessèrent de s’assombrir dans les jours qui suivirent. Ils avaient franchi la rivière enchantée ; mais au-delà, le chemin semblait s’éterniser de la même manière, et la forêt ne présentait aucun changement. Et pourtant, s’ils l’avaient connue un peu mieux et qu’ils s’étaient attardés à la signification des bruits de chasse et des cerfs blancs qui avaient surgi sur leur chemin, ils auraient compris qu’ils s’approchaient désormais de sa lisière orientale, et qu’une forêt moins dense et tachetée de soleil les attendait bientôt, s’ils parvenaient à garder courage et espoir.
Mais ils ne le savaient pas ; et la lourde carcasse de Bombur s’ajoutait à leur fardeau, et ils durent la traîner avec eux du mieux qu’ils le purent, se relayant quatre à quatre dans cette pénible tâche alors que les autres transportaient les paquets. Si ces derniers ne s’étaient pas considérablement allégés dans les jours précédents, ils n’auraient jamais pu y arriver ; mais ils auraient bien préféré de lourds chargements de nourriture à ce Bombur indolent et endormi. Au bout de quelques jours encore, il ne leur resta presque plus rien à manger ou à boire. Et ils ne trouvaient rien dans le bois qui semblait propice à la consommation, seulement des champignons peu ragoûtants et des herbes aux feuilles blêmes et aux arômes désagréables.
Environ quatre jours après la rivière enchantée, ils parvinrent à un bois de hêtres. Ce changement de décor les encouragea au début, car les sous-bois avaient disparu et les ombres s’amenuisaient. Une lumière verdâtre les entourait, et par endroits, ils pouvaient voir à quelque distance de chaque côté du sentier. Mais cette lumière ne révélait que d’interminables rangées de troncs gris et droits, comme les piliers de quelque salle immense et ombreuse. Il y avait un souffle d’air et un sifflement de vent, mais une impression de tristesse s’en dégageait. Les quelques feuilles qui tombaient doucement au sol leur rappelaient, dans le monde extérieur, la venue de l’automne ; et tandis qu’ils avançaient, leurs pieds foulaient les feuilles mortes que d’innombrables automnes avaient amoncelées en d’épais tapis rouges qui débordaient dans le sentier.
Bombur dormait toujours et les autres devenaient très las. Parfois, ils entendaient des rires inquiétants. Il y avait aussi des chants au loin, de temps à autre. Les rires évoquaient de belles voix, et non celles des gobelins, et les chants étaient jolis, mais ils avaient une consonance étrange et leur donnaient le frisson. Aucunement réconfortés, ils pressèrent le pas avec toute l’énergie qu’il leur restait.
Deux jours plus tard, le sentier se mit à descendre. Ils furent bientôt dans une vallée presque entièrement recouverte de grands chênes.
« Cette maudite forêt ne finira donc jamais ? dit Thorin. Quelqu’un doit monter là-haut pour voir s’il est possible de grimper par-dessus la voûte et jeter un coup d’œil aux alentours. La seule façon est de choisir le plus grand arbre aux abords du sentier. »
Évidemment, ce « quelqu’un » était Bilbo. Ils le désignèrent comme grimpeur, car s’il devait passer la tête au-dessus de la voûte de feuilles, il fallait qu’il soit assez léger pour que les fines branches à la cime de l’arbre soient en mesure de le porter. N’en déplaise au pauvre M. Bessac, qui était très peu entraîné à escalader des arbres, ils le soulevèrent jusqu’aux premières branches d’un énorme chêne qui avait envahi le sentier, et il dut y grimper de son mieux. Il se fraya un chemin à travers les rameaux entremêlés, récoltant plusieurs gifles dans l’œil ; il se barbouilla de vert et de noir sur la vieille écorce des plus grosses branches ; plus d’une fois, il glissa et se rattrapa juste à temps ; enfin, après s’être sorti d’une terrible impasse où il ne semblait y avoir aucune branche pour lui venir en aide, il se rapprocha du sommet. Et pendant tout ce temps, il se demandait s’il y avait des araignées dans l’arbre, et comment il allait faire pour redescendre (autrement qu’en tombant).
Il finit par passer la tête au-dessus de la voûte de feuilles – et c’est là qu’il trouva les araignées. Mais c’étaient de toutes petites bestioles, comme on en voit tous les jours, et elles chassaient les papillons. Bilbo fut presque aveuglé par l’éclat du jour. Il entendait les nains crier tout en bas mais ne pouvait leur répondre, seulement se cramponner et battre des paupières. Le soleil brillait très fort, et le hobbit mit du temps à s’y habituer. Puis il constata qu’il se trouvait dans un océan vert foncé, agité çà et là par la brise ; et des centaines de papillons volaient tout autour. Ce devait être une sorte de « grand mars changeant », un papillon aux reflets violets qui adore se prélasser à la cime des chênes ; mais ceux-ci n’étaient pas violets du tout : leurs ailes étaient d’un noir velouté, très foncé et sans tache.
Il regarda longtemps ces « grands mars noirs », et laissa le vent lui caresser les cheveux et le visage ; mais les cris des nains qui, à présent, piaffaient d’impatience au pied de l’arbre, finirent par lui rappeler sa véritable mission. Ce n’était guère encourageant. Aucune éclaircie ne se voyait nulle part, aussi loin que portait son regard, parmi les arbres et les feuilles. Son cœur, allégé tout à l’heure par la vue du soleil et la sensation du vent, se serra de nouveau : aucune nourriture ne l’attendait en bas dans la forêt.
En fait, comme je vous l’ai dit, l’orée ne se trouvait pas bien loin ; et si Bilbo s’était avisé de le remarquer, l’arbre auquel il avait grimpé, bien qu’assez haut, poussait au creux d’une large vallée, si bien qu’à sa cime, les arbres environnants semblaient s’élever comme le pourtour d’une grande cuvette : il ne pouvait donc s’attendre à voir les frontières de la forêt. Mais il redescendit sans avoir compris cela, en proie au désespoir. Quand il revint enfin sur le plancher des vaches, tout égratigné, en sueur, et démoralisé, ses yeux ne voyaient plus dans la pénombre. Et le compte rendu qu’il livra à ses compagnons ne tarda pas à les abattre autant que lui.
« La forêt s’étend à l’infini, loin, loin, dans toutes les directions ! Mais qu’allons-nous faire ? Et à quoi bon envoyer un hobbit ! » s’écrièrent-ils, comme si c’était la faute de Bilbo. Ils se fichaient bien des papillons, et ne firent que se hérisser davantage quand il leur parla de la douce brise, étant eux-mêmes trop lourds pour aller à sa rencontre.
Ce soir-là, ils mangèrent leurs tout derniers restes de nourriture, jusqu’à la dernière miette. Le lendemain, à leur réveil, ils constatèrent en premier lieu qu’ils avaient encore atrocement faim ; en second lieu, ils virent qu’il pleuvait, et que l’eau dégouttait abondamment sur le sol de la forêt en certains endroits. Ce qui eut pour effet de leur rappeler combien ils étaient assoiffés, sans pour autant les soulager : on n’étanche pas une terrible soif en se tenant sous des chênes géants, dans l’espoir qu’une goutte nous tombe par hasard sur la langue. Mais ils eurent au moins droit à une parcelle de réconfort, et étonnamment, ce fut Bombur qui la leur offrit.
Il se réveilla soudainement, s’assit et se gratta la tête. Il ne savait plus du tout où il se trouvait, ni pourquoi il avait si faim ; car il avait oublié tout ce qui s’était passé depuis qu’ils avaient entrepris leur voyage, en ce matin de mai qui semblait si lointain. La dernière chose dont il se souvenait, c’était la fête qui avait eu lieu chez le hobbit, et ils eurent bien du mal à lui faire admettre toutes les aventures qui leur étaient arrivées depuis.
Lorsqu’on l’informa de la pénurie de nourriture, il se laissa tomber par terre et fondit en larmes, car il se sentait très faible et avait peine à rester sur ses jambes. « Qu’est-ce qui m’a pris de me réveiller ? s’écria-t-il. Je faisais de si jolis rêves. Je rêvais que je marchais dans une forêt qui ressemblait à celle-ci ; mais il y avait des torches accrochées aux arbres, des lampes suspendues aux branches et des feux qui brûlaient par terre ; et un grand festin se déroulait sans jamais se terminer. Un roi sylvain était là, couronné de feuilles. Il y avait de joyeux chants, et je ne pourrais pas vous décrire la quantité de choses qu’il y avait à manger et à boire. »
« Inutile d’essayer, dit Thorin. En fait, si tu n’as rien d’autre à nous dire, tu ferais mieux de te taire, car tu as déjà assez abusé de notre patience. Si tu ne t’étais pas réveillé, nous t’aurions laissé ici à tes rêves stupides ; tu n’es pas très amusant à porter, même après des semaines de privations. »
Il ne leur restait plus qu’à serrer leurs ceintures autour de leurs ventres affamés, à hisser leurs sacs et leurs paquets vides sur leurs épaules, et à poursuivre leur chemin, sans grand espoir d’en voir la fin avant de s’effondrer et de mourir de faim. Ils marchèrent ainsi toute la journée, avec lenteur et lassitude ; mais Bombur ne cessait de répéter que ses jambes ne pouvaient le porter, qu’il voulait s’allonger et dormir.
« Pas question ! dirent ses compagnons. Tes jambes peuvent bien souffrir un peu ; nous t’avons porté assez loin. »
Qu’à cela ne tienne, il refusa soudain de faire un pas de plus et se jeta à terre. « Continuez, puisqu’il le faut, dit-il. Je vais juste m’étendre ici et dormir, et rêver de nourriture, s’il n’y a pas d’autre moyen d’en trouver. J’espère ne plus jamais me réveiller. »
À cet instant précis, Balin, qui marchait un peu en avant des autres, s’écria : « Qu’est-ce que c’est que ça ? J’ai cru voir une lueur dans la forêt. »
Tous regardèrent et virent, à bonne distance semblait-il, une leur rouge dans l’obscurité ; puis une autre s’alluma à ses côtés, et encore une autre. Même Bombur se leva, et ils pressèrent le pas sans même se demander si c’étaient des trolls ou des gobelins. La lumière se trouvait à gauche du sentier, quelque part en avant, et lorsqu’ils la rejoignirent enfin, il apparut clairement que des torches et des feux brûlaient sous les arbres, assez loin en bordure du chemin.
« On dirait que mes rêves se réalisent », haleta Bombur, resté à la traîne. Il voulait se précipiter tout droit vers les lumières, à travers la forêt. Mais les autres ne se rappelaient que trop bien les avertissements du magicien et de Beorn.
« À quoi bon un festin, dit Thorin, s’il n’y a pas moyen d’en revenir vivants ? »
« Mais sans un festin, nous ne serons plus vivants pour très longtemps », répondit Bombur. Bilbo ne pouvait être plus d’accord. D’autres, cependant, n’étaient pas du même avis, et ils débattirent longuement de la question. Ils finirent par convenir d’envoyer deux espions, lesquels devraient s’approcher discrètement des lumières afin d’en apprendre davantage. Mais qui allait se prêter à l’exercice ? Ce fut un tout autre débat, car personne ne voulait risquer de se perdre et de ne plus jamais retrouver ses amis. Au bout du compte, en dépit de tous les avertissements, la faim eut raison de leurs craintes, car Bombur ne cessait d’évoquer toutes les bonnes choses qu’on mangeait, dans son rêve, au festin des bois ; tous quittèrent alors le sentier et plongèrent dans la forêt ensemble.
Après une longue avancée furtive qui se termina à quatre pattes, ils aperçurent, cachés derrière les troncs d’arbres, une grande clairière déboisée, au sol nivelé. Beaucoup de gens y étaient réunis qui ressemblaient à des elfes, tous vêtus de vert et de brun et assis sur des tronçons d’arbres coupés, disposés en un grand cercle. Un feu brûlait au milieu et des torches flambaient, accrochées aux arbres alentour. Plus fabuleux encore, tous ces gens mangeaient, buvaient et riaient joyeusement.
Le fumet de viande rôtie était si alléchant que, sans consulter personne, tous se levèrent et se précipitèrent en avant avec la seule idée de quémander de la nourriture. Le premier nain n’avait pas mis un pied dans la clairière que toutes les lumières s’éteignirent comme par magie. Quelqu’un donna un coup de pied au feu et celui-ci monta en une colonne d’étincelles brillantes et disparut. Ils étaient perdus dans un océan de noir et n’arrivaient même plus à se retrouver, du moins pas pendant un long moment. Après s’être empêtrés dans les ténèbres, trébuchant sur des rondins, se cognant à des arbres, appelant et criant, pris de panique, jusqu’à en réveiller tout ce qui pouvait habiter la forêt à des lieues à la ronde, ils parvinrent enfin à se réunir et à compter les têtes. À ce stade, bien entendu, ils n’étaient plus du tout sûrs de la direction du sentier ; en fait, ils étaient complètement perdus, du moins jusqu’au lever du jour.
Ils n’eurent d’autre choix que de passer la nuit à cet endroit, et n’osèrent même pas tâter le sol en quête de restants de nourriture, par crainte d’être à nouveau séparés. Mais ils n’étaient pas allongés depuis longtemps, et Bilbo commençait à peine à sommeiller, quand Dori, le premier à être de garde, chuchota bruyamment :
« Les lumières se rallument là-bas, et elles sont plus nombreuses que jamais. »
Tous se relevèrent sans hésiter. Des dizaines de lumières scintillaient non loin, et les voix et les rires ne faisaient aucun doute. Ils se faufilèrent lentement vers eux, l’un à la suite de l’autre, chacun plaçant la main sur l’épaule de celui qu’il suivait. Quand ils eurent suffisamment approché, Thorin dit : « Pas de précipitation, cette fois ! Que personne ne bouge avant que j’en donne l’autorisation. J’enverrai d’abord M. Bessac, qui ira leur parler seul. De cette façon, ils n’auront rien à craindre – (“Peut-on en dire autant de moi ?” pensa Bilbo) – et j’espère en tout cas qu’ils ne lui feront aucun mal. »
Parvenus en bordure du cercle de lumières, ils poussèrent tout à coup Bilbo par-derrière. Avant qu’il n’ait pu enfiler son anneau, il trébucha et se retrouva en plein dans la lueur du feu et des torches. C’était raté. Toutes les lumières s’éteignirent de nouveau et l’obscurité totale les enveloppa.
S’ils avaient eu du mal à se rassembler la première fois, ce fut bien pire cette fois-ci. Et le hobbit restait introuvable. Chaque fois qu’ils se comptaient, ils arrivaient toujours à treize. Ils appelèrent et crièrent : « Bilbo Bessac ! Hobbit ! Hé ! le hobbit, mais où êtes-vous donc ? Maudit hobbit, qu’il s’emberlificote ! » et autres exclamations du même genre, mais il n’y eut pas de réponse.
Ils avaient abandonné tout espoir de le retrouver quand Dori trébucha sur lui par le plus grand des hasards. Dans le noir, il avait buté contre ce qu’il avait pris pour une bûche, avant de se rendre compte que c’était le hobbit, enroulé sur lui-même et dormant comme un loir. Ils durent le secouer longtemps avant qu’il ne se réveille, et lorsqu’il revint à lui, il n’était pas content du tout.
« Je faisais un merveilleux rêve, grogna-t-il, et j’avais droit à un délicieux repas. »
« Catastrophe ! Voilà qu’il se met à parler comme Bombur, dirent-ils. Cessez de nous rebattre les oreilles. Ces dîners-là ne valent rien et ne se partagent pas. »
« Ils valent mieux que tout ce qu’on peut trouver dans cet horrible endroit », marmonna-t-il en s’étendant tout près des nains, cherchant à se rendormir pour retrouver son rêve.
Mais les lumières de la forêt n’étaient pas mortes pour autant. Quelques heures plus tard, alors que la nuit devait être assez avancée, Kili, qui montait la garde, vint encore une fois les réveiller :
« Les mêmes lueurs viennent de réapparaître tout près d’ici – des centaines de torches et de nombreux feux ont dû s’allumer soudain comme par magie. Écoutez-moi ces chants et ces harpes ! »
Après être restés étendus pendant quelque temps, tendant l’oreille, ils ne purent résister à l’envie de s’approcher, déterminés à obtenir de l’aide. Alors ils se relevèrent, et cette fois, coururent au désastre. Le festin qui s’offrait à leurs yeux était encore plus grandiose qu’avant ; et au bout d’une longue rangée de convives était assis un roi sylvain aux cheveux dorés, couronné de feuilles comme Bombur l’avait vu dans son rêve. Les elfes s’échangeaient des plats de main en main et par-dessus les feux ; certains jouaient de la harpe et plusieurs chantaient. Leur chevelure luisante était parsemée de fleurs, des joyaux verts et blancs brillaient sur leurs cols et sur leurs ceintures, et leurs visages et leurs chants débordaient d’allégresse. Leurs voix, d’une beauté claire et sonore, emplissaient toute la clairière quand Thorin s’immisça parmi eux.
Un silence de mort s’abattit soudain. Toutes les lumières s’éteignirent. Les feux s’évaporèrent en colonnes de fumée noire. Des cendres et des poussières assaillirent les yeux des nains, et le bois résonna une nouvelle fois de leurs clameurs et de leurs cris.
Bilbo se mit à courir en cercles (ou du moins le croyait-il) et à appeler en vain : « Dori, Nori, Ori, Oin, Gloin, Fili, Kili, Bombur, Bifur, Bofur, Dwalin, Balin, Thorin Lécudechesne », alors que d’autres, qu’il ne pouvait voir ou sentir, faisaient de même tout autour de lui (en y ajoutant « Bilbo ! » bien sûr). Mais les cris des autres ne cessaient de s’éloigner et de s’affaiblir, et s’il crut d’abord entendre des hurlements et des appels au secours loin dans la forêt, ils finirent par s’évanouir complètement, et le hobbit se retrouva seul dans le silence total et le noir absolu.
Il s’était rarement senti aussi désemparé. Mais il ne tarda pas à se rendre compte qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit avant que le jour lui apporte un peu de lumière, et tout à fait insensé de partir à tâtons et de se fatiguer, sans l’espoir d’un petit déjeuner pour lui redonner des forces. Alors il s’assit par terre, adossé contre un arbre, et se mit à songer encore une fois (ce ne serait pas la dernière) à son trou de hobbit, désormais loin derrière, et à ses garde-manger mirobolants. Il était loin dans ses rêveries d’œufs, de bacon, de beurre et de toasts, quand il sentit quelque chose le frôler. On eût dit une grosse ficelle collante qui se frottait à sa main gauche ; et lorsqu’il tenta de remuer, il s’aperçut que ses jambes étaient déjà entortillées dans cette substance, si bien qu’en se relevant, il tomba à la renverse.
Puis la grosse araignée, qui s’était affairée à le ligoter pendant qu’il sommeillait, s’avança par-derrière le hobbit et se jeta sur lui. Seuls les yeux de la créature étaient visibles, mais il pouvait sentir ses pattes velues, alors qu’elle s’employait à tisser son abominable toile tout autour de ses membres. Heureusement qu’il avait retrouvé ses esprits à temps. Quelques secondes de plus et il eût été incapable de bouger. Même alors, il dut lutter contre elle de toutes ses forces pour se libérer. Il repoussa sa hideuse forme à mains nues – elle essayait de l’empoisonner pour l’engourdir, comme le font les petites araignées avec les mouches –, puis il se souvint de son épée et la tira du fourreau. Alors l’araignée fit un bond en arrière, et il put couper les liens qui lui retenaient les jambes. Ensuite, ce fut son tour d’attaquer. L’araignée n’était manifestement pas habituée à voir sa proie brandir un tel dard ; sinon, elle se serait sauvée plus vite. Bilbo se rua sur elle avant qu’elle ne déguerpisse et lui asséna un coup d’épée en plein dans les yeux. Devenue folle, elle se mit à danser et à sautiller, remuant les pattes en d’horribles spasmes. Bilbo l’acheva d’un deuxième coup, puis il s’écroula et perdit connaissance pendant un long moment.
La forêt était baignée de son habituel demi-jour grisâtre quand il revint à lui. L’araignée gisait sans vie à ses côtés, et la lame de son épée était tachée de noir. Il ne sut dire pourquoi, mais le fait d’avoir tué l’araignée géante, tout seul, en pleine nuit, et sans l’aide du magicien ou des nains ou de quiconque, eut un drôle d’effet sur lui. M. Bessac se sentait différent, plus féroce et plus courageux malgré son ventre vide, tandis qu’il essuyait son épée dans l’herbe et la remettait au fourreau.
« Je vais te donner un nom, lui dit-il : je t’appellerai Dard. »
Après quoi, il partit en reconnaissance. La forêt demeurait silencieuse et sinistre, mais avant d’en sortir, il fallait d’abord aller à la recherche de ses amis, qui n’étaient sûrement pas bien loin, à moins qu’ils n’aient été capturés par les elfes (ou des choses plus monstrueuses). Bilbo sentait qu’il serait imprudent de crier, et il resta longuement à se demander dans quelle direction se trouvait le sentier, et où il devait se rendre en premier pour retrouver les nains.
« Jamais, au grand jamais, nous n’aurions dû ignorer les conseils de Beorn… et aussi ceux de Gandalf ! se lamenta-t-il. Nous voilà dans un beau pétrin, maintenant ! Nous ! Comme j’aimerais que ce soit nous : rester tout seul est insupportable. »
En fin de compte, il dut deviner de son mieux la provenance exacte des appels au secours qu’il avait entendus dans la nuit – et par chance (la nature l’avait bien servi à cet égard) il devina plutôt bien, comme nous le verrons. Maintenant décidé, il s’avança aussi furtivement qu’il le put. Les hobbits savent être furtifs, en particulier dans les bois, comme je vous l’ai déjà dit ; et Bilbo avait mis son anneau avant de se lancer. C’est pourquoi les araignées ne le virent pas plus qu’elles ne l’entendirent arriver.
Il avait réussi à se frayer un bon bout de chemin sans faire de bruit, lorsqu’il vit en avant un endroit particulièrement sombre et dense, d’une noirceur qui surpassait celle de la forêt même, comme un lambeau de nuit resté accroché aux arbres. En s’approchant, il comprit qu’il s’agissait d’un vaste réseau de toiles d’araignées entremêlées, tissées l’une par-dessus l’autre. Soudain, il vit aussi qu’il y avait des araignées de taille monstrueuse nichées dans les branches au-dessus de lui : invisible ou pas, il tremblait de peur à l’idée qu’elles puissent deviner sa présence. Caché derrière un arbre, il en observa quelques-unes pendant un instant, et c’est alors qu’il s’aperçut, dans le calme immobile de la forêt, que ces créatures immondes se parlaient entre elles. Leurs voix se résumaient à de faibles grincements et sifflements, mais il comprenait tout de même une bonne partie de ce qu’elles disaient. Elles parlaient des nains !
« Ils nous ont donné du fil à retordre, mais ça en valait la peine, dit l’une. C’est vraiment une sale cuirasse qu’ils ont là, mais je parie qu’il y a du bon jus là-dedans. »
« Pour sûr qu’on va se régaler, quand ils auront macéré un peu », dit une autre.
« Faut pas les laisser croupir trop longtemps, dit une troisième. Ils sont pas aussi gras qu’ils le devraient. C’est à croire qu’ils ont pas mangé à leur faim, ces derniers temps. »
« Tuons-les, que je dis, siffla une quatrième, tuons-les maintenant et laissons-les pendouiller un peu, le temps qu’ils se raidissent. »
« Je parie qu’ils sont déjà morts », dit la première.
« Oh ! que non. Je viens d’en voir un qui se démenait. Il vient de se réveiller, m’est avis, après un beauuu petit somme. Je vais vous montrer. »
L’une de ces araignées obèses courut alors le long d’une corde, jusqu’à une douzaine de paquets suspendus en rangée à une haute branche. Scrutant les ombres, Bilbo les vit pour la première fois et fut glacé d’horreur en apercevant un pied de nain qui dépassait de certains d’entre eux ou, çà et là, un bout de nez, de barbe ou de capuchon.
L’araignée fila tout droit vers le plus gros paquet – « C’est ce pauvre vieux Bombur, évidemment », pensa Bilbo – et planta ses crochets dans le nez qui dépassait. Il y eut un cri étouffé à l’intérieur, et un orteil tressauta et frappa l’araignée d’un bon coup. Bombur était encore en vie. Il y eut comme un bruit de ballon mou botté avec vigueur, et l’araignée enragée tomba de la branche et ne se rattrapa que juste à temps, à l’aide de son propre fil.
Les autres éclatèrent de rire. « T’avais bien raison, dirent-elles, elle est vivante, cette viande, y a pas à dire ! »
« Pas pour longtemps », siffla l’araignée en colère tout en remontant à la branche.
Bilbo comprit que le moment était venu d’agir. Il ne pouvait grimper jusqu’à elles, et il n’avait pas d’arc ; mais en regardant autour de lui, il vit qu’un petit ruisseau passait jadis à cet endroit et que plusieurs pierres se trouvaient au fond de son lit asséché. Bilbo lançait assez bien, et il ne tarda pas à trouver un beau gros galet en forme d’œuf qui convenait parfaitement à sa main. Étant garçon, il s’était souvent exercé à lancer des pierres, si bien que les lapins et les écureuils, et même les oiseaux, déguerpissaient au plus vite en le voyant se pencher ; et même devenu adulte, il avait passé beaucoup de temps à jouer au palet, aux fléchettes, au tir à la baguette, aux boules, aux neuf-quilles et à tous ces jeux tranquilles qui consistent à viser et à lancer – en fait, il savait faire bien des choses que je n’ai pas eu le temps de vous raconter, en plus de lancer des ronds de fumée, jouer aux énigmes et faire la cuisine. Mais ce n’est pas le moment. Tandis qu’il ramassait des pierres, l’araignée s’était rendue jusqu’à Bombur et sa vie était en danger. Alors Bilbo tira. Et vlan ! la pierre frappa l’araignée directement sur la tête : elle perdit conscience, tomba de la branche et s’écrasa par terre, pattes recroquevillées.
La deuxième pierre siffla à travers une grande toile et en rompit les fils, cueillant du même coup l’araignée qui était pendue au milieu, et paf ! elle tomba raide morte. Ces attaques répétées semèrent l’agitation dans la colonie d’araignées, et elles oublièrent les nains pour un temps, vous pouvez me croire. Elles ne voyaient pas Bilbo, mais elles discernaient assez bien d’où provenaient les pierres. Rapides comme l’éclair, elles se jetèrent sur le hobbit en courant et en se balançant, répandant leurs fils dans toutes les directions, et l’espace fut saturé de pièges en vibration.
Mais Bilbo ne tarda pas à se faufiler vers un autre endroit. Il lui vint l’idée d’attirer ces furieuses araignées de manière à les éloigner des nains, s’il le pouvait : piquer leur curiosité, les exciter et les irriter tout à la fois. Une cinquantaine s’étaient déjà massées à l’endroit où il se trouvait auparavant, alors il leur lança encore quelques pierres, visant aussi celles qui s’étaient arrêtées derrière ; puis il se mit à danser parmi les arbres et à chanter un refrain qui les rendrait folles de rage et les inciterait toutes à le suivre, et que les nains pourraient également entendre.
Voici ce qu’il chanta :
La vieille folle ne fait que tisser !
La vieille folle ne peut me trouver !
La Vénéneuse !
L’Empoisonneuse !
Arrête, mais arrête-toi,
Arrête de tisser et cherche-moi !
Vieille Niquedouille, qu’elle est niaise !
Vieille Niquedouille, qu’elle est obèse !
La Vénéneuse !
L’Empoisonneuse !
Descends, mais descends de là ;
Là-haut, tu ne m’attraperas pas !
Pas très bon, direz-vous, mais il faut vous rappeler qu’il inventait à mesure, dans des circonstances qui ne s’y prêtaient guère. Quoi qu’il en soit, il obtint l’effet escompté. Tout en chantant, il leur lança encore quelques pierres et frappa du pied. Pratiquement toutes les araignées furent à ses trousses : certaines se laissèrent descendre au sol, d’autres accoururent le long des branches, se balancèrent d’arbre en arbre, ou tissèrent de nouveaux fils dans les ténèbres épaisses. Elles se dirigeaient vers lui beaucoup plus vite qu’il ne l’aurait cru. Leur colère était terrible à voir. Car en plus des pierres qu’il leur lançait, Empoisonneuse n’a jamais fait plaisir à aucune araignée, et Niquedouille, bien sûr, a de quoi insulter tout le monde.
Bilbo courut alors à toutes jambes vers un nouvel endroit, mais plusieurs araignées s’étaient dispersées dans la clairière où elles vivaient, et s’affairaient à tisser des toiles un peu partout entre les fûts des arbres. Très vite, le hobbit se trouverait pris au piège, cerné de toutes parts par une épaisse barrière – c’était du moins ce que les araignées envisageaient. Entouré de ces monstres, Bilbo rassembla son courage et entonna un nouveau refrain :
Lob la Feignante et Cob la Démente
ont des pièges à me tendre.
Aucune proie n’est meilleure que moi,
mais elles ne peuvent me surprendre !
Me voici à votre merci ;
vous voilà, paresseuses et molles.
Jamais vous ne me piégerez ici
dans vos trames folles.
Sur ce, il se retourna et constata que la dernière trouée entre deux grands arbres venait d’être fermée par une toile. Mais par chance, ce n’était pas une toile à proprement parler, seulement de longs fils d’araignée doublement épais, tissés rapidement dans un mouvement de va-et-vient. Il dégaina sa petite épée, trancha les fils et s’en fut en chantant.
Mais les araignées virent l’épée (sans savoir ce que c’était, je suppose), et elles se lancèrent immédiatement à la poursuite du hobbit, sur le sol et dans les branches, gonflant l’abdomen, agitant leurs crochets et leurs pattes velues. Écumantes de rage sous leurs yeux protubérants, elles suivirent Bilbo dans la forêt aussi loin qu’il osa se rendre. Puis, plus doucement qu’une souris, il revint sur ses pas.
Il savait qu’il ne disposait que de très peu de temps avant que les araignées ne décident de rebrousser chemin, furieuses, pour s’occuper des nains. Entre-temps, il devait les tirer de ce mauvais pas. Le plus dur pour lui fut de se hisser jusqu’à cette longue branche où les paquets étaient suspendus. Je ne pense pas qu’il y serait arrivé sans l’aide d’un gros fil qu’une araignée avait, par chance, laissé pendre derrière elle : il collait à la peau et lui blessa la main, mais lui permit de grimper là-haut – où il fut accueilli par une vieille araignée cruelle, obèse et lente, à qui l’on avait confié la garde des prisonniers, et qui passait son temps à les pincer pour découvrir lequel était le plus juteux. Elle étudiait la possibilité de commencer le festin sans les autres, mais M. Bessac était pressé, et avant que l’araignée n’ait compris ce qui se passait, elle sentit son dard la transpercer et tomba sans vie du haut de la branche.
Bilbo dut alors s’employer à délivrer un premier nain. Mais comment faire ? S’il coupait le fil qui le retenait, le pauvre nain irait s’écraser au sol, après une assez longue chute. Il rampa le long de la branche en se tortillant (sur quoi les nains se balancèrent au bout de leurs cordes comme des fruits mûrs) et atteignit le premier paquet.
« Fili ou Kili, pensa-t-il en apercevant le bout d’un capuchon bleu sur le dessus. Probablement Fili », se dit-il en voyant le long nez qui dépassait entre les fils entortillés. En se penchant, il parvint à trancher la plupart des fils collants, épais comme de la corde, qui enserraient la victime ; puis, avec un coup de pied et quelques contorsions, Fili apparut en effet, plus ou moins libre. Bilbo, j’en ai peur, ne put s’empêcher de rire en le voyant agiter ses membres engourdis, retenu par le fil d’araignée qui lui passait sous les aisselles, comme un pantin qui se dandine au bout d’une corde.
Fili fut hissé sur la branche tant bien que mal, puis il aida le hobbit de son mieux, même s’il se sentait très affaibli par le poison de l’araignée, et très nauséeux après être resté suspendu une bonne partie de la nuit et de la journée du lendemain, emmailloté de la tête aux pieds à l’exception de son seul nez (ce qui lui permit au moins de respirer). Il lui fallut une éternité pour enlever cette colle répugnante de ses yeux et de ses sourcils ; quant à sa barbe, il dut la tailler en grande partie. Bref, à eux deux, ils purent remonter les nains un à un, et trancher leurs liens. Aucun ne se portait mieux que Fili, et certains d’entre eux n’allaient pas bien du tout. Quelques-uns avaient à peine pu respirer (avoir un long nez est parfois utile, comme vous le voyez), d’autres avaient reçu davantage de venin.
Kili, Bifur, Bofur, Dori et Nori furent secourus de cette manière. Le pauvre vieux Bombur était si épuisé – vu son embonpoint, il s’était fait constamment tâter et pincer – qu’il ne put rester sur la branche et tomba au sol comme une grosse poire, fort heureusement sur un lit de feuilles, et resta étendu là. Mais il restait encore cinq nains suspendus à l’extrémité de la branche quand les araignées commencèrent à revenir, plus enragées que jamais.
Bilbo se rendit immédiatement à l’autre bout de la branche, tout près du tronc, et repoussa celles qui tentaient d’y monter. Il avait retiré son anneau pour secourir Fili et avait oublié de le remettre, aussi elles se mirent à crachoter et à siffler :
« Maintenant, on te voit, sale petite créature ! On va te manger et laisser ta carcasse pendue à un arbre. Fichtre ! il a un dard ? Qu’importe, on va l’attraper quand même, puis on va le suspendre la tête en bas pendant un jour ou deux. »
Pendant ce temps, les nains se chargèrent de délivrer les leurs, tailladant les liens avec leurs couteaux. Tous allaient bientôt être libres, mais leur évasion demeurait incertaine. Ils s’étaient laissé attraper assez facilement la nuit précédente, mais ils avaient été pris à l’improviste, dans le noir. Cette fois, une terrible lutte s’annonçait.
Soudain, Bilbo se rendit compte que des araignées s’étaient rassemblées autour de Bombur, qu’elles l’avaient de nouveau ficelé et qu’elles l’emmenaient en le traînant sur le sol. Bilbo brandit sa lame et fendit l’air avec un grand cri, chargeant les araignées. Elles battirent bientôt en retraite ; et il dégringola du haut de l’arbre et atterrit au beau milieu de celles qui se trouvaient au sol. Sa petite épée était une nouveauté pour elles, qui n’avaient jamais vu pareil aiguillon. Comme elle dardait de-ci de-là ! Elle brillait de plaisir tandis qu’il s’acharnait sur les araignées. Une demi-douzaine tombèrent sous ses coups avant que les autres ne prennent la fuite, laissant Bombur entre les mains de Bilbo.
« Descendez ! Descendez ! cria-t-il aux nains dans l’arbre. Ne restez pas là-haut dans les mailles du filet ! » Car il vit que les araignées fourmillaient dans tous les arbres voisins, et rampaient le long des branches surplombant les nains.
Ces derniers se laissèrent descendre à leur tour, sautèrent ou tombèrent, onze au total, tous ramassés en tas. La plupart flageolaient sur leurs jambes, tout juste capables de se tenir debout. Ils étaient enfin réunis, douze en comptant le pauvre vieux Bombur, soutenu de chaque côté par son cousin Bifur et son frère Bofur. Bilbo dansait dans la clairière et agitait son Dard, alors que tout autour et au-dessus, des centaines d’araignées en colère les lorgnaient avec de gros yeux ronds. La situation semblait assez désespérée.
C’est alors que commença la lutte. Quelques nains étaient armés de couteaux, d’autres tenaient des bâtons, et tous avaient accès à des pierres ; Bilbo pouvait compter sur son poignard elfique. Coup sur coup, les araignées furent repoussées, et nombre d’entre elles trouvèrent la mort. Mais cela ne pouvait pas durer. Bilbo était tout bonnement épuisé ; de tous ses compagnons, seulement quatre tenaient encore fermement sur leurs jambes, et bientôt ils seraient submergés comme des mouches sans défense. Déjà les araignées se mettaient de nouveau à tisser leurs toiles entre les arbres autour d’eux.
Bilbo n’eut finalement d’autre choix que de révéler aux nains l’existence de son anneau. Ce n’était pas de gaieté de cœur, mais son plan l’exigeait.
« Je vais bientôt disparaître, dit-il. J’attirerai les araignées à moi, si je peux ; et vous devrez rester ensemble et fuir dans la direction opposée. Là-bas à gauche, c’est plus ou moins le chemin qui mène à l’endroit où nous avons aperçu les feux des elfes pour la dernière fois. »
Les nains étaient tout étourdis, et Bilbo eut du mal à se faire comprendre au milieu des cris, des coups de bâton et des pierres qui sifflaient de tous côtés ; mais il vit enfin qu’il ne pouvait plus attendre – les araignées refermaient lentement leur étau sur eux. Il enfila soudain son anneau et, au grand étonnement des nains, disparut.
On entendit bientôt des cris parmi les arbres sur la droite. « Feignante ! Empoisonneuse ! » Les araignées en furent toutes retournées. Elles s’arrêtèrent net, et certaines se dirigèrent du côté de la voix. « Empoisonneuse » les enrageait à ce point qu’elles en perdaient la raison. Alors Balin, qui avait compris le plan de Bilbo mieux que quiconque, organisa une attaque. Les nains se ramassèrent en une masse serrée et lancèrent une pluie de pierres, chargeant les araignées à gauche et perçant leurs rangs. Quelque part derrière elles, les chansons et les cris cessèrent subitement.
Les nains, espérant de tout cœur que Bilbo n’avait pas été pris, se pressèrent en avant. Pas assez rapidement, toutefois. Épuisés et malades, ils allaient clopin-clopant, malgré les nombreuses araignées qui les talonnaient. De temps à autre, ils se retournaient pour venir à bout des créatures qui les rattrapaient ; et déjà, des araignées étaient montées aux arbres et jetaient de longs fils collants sur leur passage.
Les choses s’envenimaient une fois de plus quand, tout à coup, Bilbo réapparut et chargea par le flanc les araignées stupéfaites.
« Fuyez ! Fuyez ! s’écria-t-il. Mon Dard s’occupera d’elles ! »
Ce qu’il fit. Ses coups portaient devant et derrière, tailladant les fils d’araignée, tranchant leurs pattes, transperçant leurs ventres bouffis lorsqu’elles s’approchaient trop. Les araignées se gonflèrent de rage, sifflant d’horribles jurons de leur bouche baveuse et écumante ; mais Dard les glaçait d’une peur mortelle et elles n’osaient s’en approcher, maintenant qu’il était revenu. Elles eurent beau jurer autant qu’elles le purent ; leurs proies s’éloignaient, lentement mais sûrement. Le combat fut des plus terribles, et sembla durer des heures. Mais enfin, à l’instant où Bilbo se sentait incapable d’asséner un coup de plus, les araignées s’avouèrent vaincues et cessèrent soudain de les pourchasser, rentrant vers leur sombre colonie d’un air dépité.
Les nains constatèrent alors qu’ils étaient arrivés en bordure d’une clairière où les elfes étaient venus. Était-ce l’une de celles qu’ils avaient vues la nuit précédente ? Ils ne purent le dire. Mais une bonne magie semblait subsister à cet endroit, et les araignées n’osaient s’y aventurer. Du moins, la forêt luisait d’un éclat plus vert, ses ramures étaient moins épaisses et moins menaçantes, et ils purent s’y reposer et reprendre leur souffle.
Ils firent halte pendant quelque temps, hors d’haleine ; mais ils ne tardèrent pas à poser des questions. Ils demandèrent à ce qu’on leur explique en détail toute cette histoire de disparition ; et la découverte de l’anneau les intéressa à tel point qu’ils en oublièrent pour un temps leurs soucis. Balin, en particulier, insista pour que l’histoire de Gollum, avec ses énigmes et tout, lui soit entièrement racontée à nouveau, en y remettant l’anneau en contexte. Mais au bout d’un certain temps, le jour se mit à faiblir et ils posèrent d’autres questions. Où étaient-ils, où se trouvait leur sentier, comment faire pour trouver des vivres, et quelle était la prochaine étape ? Ils ne cessaient de se le demander, et comme ils n’avaient pas eux-mêmes les réponses, ils se tournaient vers le petit Bilbo pour les obtenir. Comme vous le voyez, leur opinion de M. Bessac avait changé du tout au tout, et ils le respectaient de plus en plus (comme Gandalf le leur avait prédit). Ils s’attendaient d’ailleurs à ce qu’il leur propose un merveilleux plan pour les tirer d’affaire, et pas un seul ne ronchonnait. Ils n’étaient que trop conscients d’avoir échappé à une mort certaine grâce au hobbit, et ils l’en remercièrent plusieurs fois. Quelques-uns allèrent même jusqu’à se lever, et s’inclinèrent jusqu’à terre devant lui, mais leurs jambes cédèrent sous l’effort et ils ne purent se remettre sur pied pendant un certain temps. Même si Bilbo leur avait tout expliqué au sujet de sa disparition, cela ne diminuait en rien leur opinion de lui, car ils voyaient qu’il avait du cran et de la chance, en plus d’un anneau magique – trois choses extrêmement utiles. En fait, ils furent si élogieux que Bilbo commença à se dire qu’il avait peut-être un peu l’étoffe d’un brave aventurier, tout compte fait ; reste qu’il se serait senti beaucoup plus brave s’il avait eu quelque chose à se mettre sous la dent.
Mais il n’y avait rien à manger, rien du tout, et aucun d’entre eux n’avait la force d’aller en quête de nourriture ou du sentier qu’ils avaient quitté. Le sentier ! Bilbo, extrêmement fatigué, n’avait aucune autre idée. Son regard vague restait fixé sur les arbres qui se dressaient devant lui à l’infini ; et au bout d’un moment, tous retombèrent dans le silence. Tous sauf Balin. Longtemps après que les autres se furent tus, fermant leurs lourdes paupières, il continua à marmonner et à rire tranquillement.
« Gollum ! Ça, par exemple ! Alors, c’est comme ça qu’il s’est faufilé à mon nez et à ma barbe, hein ? Maintenant, je comprends ! Doucement, en catimini, n’est-ce pas, monsieur Bessac ? Et ses boutons éparpillés devant la porte ! Ce cher vieux Bilbo… Bilbo… Bilbo… bo… bo… bo… » Puis il s’endormit, et ce fut le silence complet pendant un long moment.
Tout à coup, Dwalin entrouvrit les yeux et jeta un regard alentour. « Où est Thorin ? » demanda-t-il.
Ils eurent soudain un choc terrible. Bien sûr, ils n’étaient que treize : douze nains et le hobbit. Où donc était passé Thorin ? Ils se demandèrent quel triste sort il avait subi, entre les griffes d’un sortilège ou encore de monstres odieux ; et ils frissonnèrent dans l’immensité de la forêt. Ils tombèrent tour à tour dans un sommeil agité, peuplé d’horribles cauchemars, tandis que le crépuscule se fondait en nuit noire ; et c’est là que nous les quitterons pour l’instant, trop malades et trop las pour poster des gardes ou pour veiller à tour de rôle.
Thorin avait été pris bien avant eux. Vous vous rappelez comment Bilbo s’était endormi comme une bûche en pénétrant dans l’un des cercles de lumière ? Thorin s’était avancé la fois suivante, et à l’instant où les lumières s’étaient éteintes, il était tombé comme une pierre sous l’enchantement. Tout le tumulte des nains perdus dans la nuit, les cris qu’ils jetèrent au moment où les araignées les attrapaient et les ficelaient, et toute la rumeur du combat le lendemain – il n’avait rien entendu de cela. Alors les Elfes sylvains étaient venus à lui, l’avaient ligoté, puis emmené.
Les gens qui festoyaient étaient bien sûr des Elfes sylvains. Ces gens ne sont pas malveillants. S’ils ont un défaut, c’est leur méfiance à l’égard des étrangers. Et malgré leur puissante magie, même en ce temps-là ils étaient sur leurs gardes. C’était un peuple distinct des Hauts Elfes de l’Ouest, plus dangereux qu’eux, et moins sage. Car la plupart de ces elfes (de même que leurs semblables, dispersés dans les collines et les montagnes) descendaient des anciennes tribus qui ne s’étaient jamais allés en Faerie, dans l’Ouest. Les Elfes clairs, les Elfes profonds et les Elfes marins, eux, s’y étaient rendus, et durant les nombreux siècles où ils vécurent là-bas, ils devinrent plus beaux, plus sages et plus érudits, et ils inventèrent cet art qui leur permet de créer des choses belles et merveilleuses par le savoir-faire et la magie, avant que certains d’entre eux ne décident de revenir dans le Vaste Monde. Les Elfes sylvains s’attardèrent en ce Vaste Monde dans le crépuscule de notre Soleil et de notre Lune, mais ils préféraient de beaucoup les étoiles ; et ils errèrent sous les grands arbres, dans les vastes forêts de contrées aujourd’hui perdues. Ils habitaient souvent à l’orée des bois, dont ils s’évadaient de temps à autre pour aller chasser, ou pour chevaucher et courir à travers la plaine, au clair de lune et sous les étoiles ; et après la venue des Hommes, ils recherchèrent toujours davantage la pénombre et le crépuscule. Mais ils étaient et demeurent des elfes, c’est-à-dire de Bonnes Gens.
Dans une grande caverne à quelques milles derrière l’orée de Grand’Peur, du côté est, vivait en ce temps-là leur plus grand roi. Devant ses gigantesques portes de pierre coulait une rivière descendue des hauteurs de la forêt, qui plus loin se déversait dans les marécages au pied des hautes terres boisées. Cette grande caverne, où d’innombrables galeries s’ouvraient dans toutes les directions, s’étendait loin sous terre et comptait de nombreux passages qui débouchaient sur de vastes salles ; mais elle était moins sombre et autrement plus habitable que les grottes des gobelins, beaucoup plus profondes et plus périlleuses. En fait, les sujets du roi vivaient et chassaient surtout dans la forêt, à l’air libre, et ils habitaient dans des maisons ou des huttes construites au sol et dans les arbres. Le hêtre était leur espèce favorite. La caverne du roi lui servait de palais, et c’était la place forte qui gardait son trésor et qui protégeait son peuple des ennemis des elfes.
C’était aussi un cachot pour ses prisonniers. Thorin fut donc emmené jusqu’à la caverne – sans grande délicatesse, car ces elfes n’aimaient guère les nains, et croyaient qu’il était de leurs ennemis. Au temps jadis, ils avaient fait la guerre à certains nains, qu’ils accusaient d’avoir volé leur trésor. Il faut dire, en toute justice, que les nains ne le voyaient pas de cet œil, disant qu’ils n’avaient fait que reprendre leur dû, car le Roi elfe avait fait appel à eux pour façonner son or et son argent bruts, puis avait refusé de les rémunérer. Si le Roi elfe avait une faiblesse, c’était la convoitise des biens précieux, surtout l’argent et les pierres blanches ; et même si son trésor était somptueux, ses désirs n’étaient jamais assouvis, tant que ses richesses n’égaleraient pas celles des autres seigneurs elfes d’antan. Son peuple n’avait jamais creusé les mines ou travaillé les pierres et les métaux précieux, pas plus qu’il ne s’adonnait régulièrement au commerce ou à l’agriculture. Tout cela était bien connu des nains en général, quoique la famille de Thorin n’ait jamais été mêlée à cette vieille querelle que je viens d’évoquer. C’est pourquoi Thorin s’offusqua beaucoup du traitement que les elfes lui réservèrent, quand ils le libérèrent du sortilège et qu’il revint à lui ; et il était bien décidé à ne pas leur souffler un traître mot de l’or et des joyaux qu’il était venu reprendre.
Le roi posa sur lui des yeux sévères quand le nain fut emmené devant lui, et il lui adressa de nombreuses questions. Mais Thorin ne voulut répondre qu’une chose, c’est qu’il était affamé.
« Pourquoi vous et les vôtres avez-vous, par trois fois, essayé d’attaquer mes gens au milieu de leurs réjouissances ? » demanda le roi.
« Nous ne les avons pas attaqués, répondit Thorin ; nous étions venus quémander, car nous avions faim. »
« Où sont passés vos amis, et que font-ils ? »
« Je ne sais pas, mais je suppose qu’ils meurent de faim dans la forêt. »
« Que faisiez-vous dans la forêt ? »
« Nous cherchions à manger et à boire, car nous avions faim. »
« Mais qu’est-ce qui vous a amenés dans la forêt en premier lieu ? » demanda le roi d’un ton courroucé.
Sur quoi, Thorin se tut, refusant de prononcer un mot de plus.
« Très bien ! dit le roi. Emmenez-le et mettez-le sous bonne garde, jusqu’à ce qu’il se décide à nous dire la vérité, dût-il attendre un siècle. »
Alors les elfes l’attachèrent avec des sangles et l’enfermèrent dans l’une de leurs plus profondes grottes, derrière de lourdes portes en bois, et ils le laissèrent à lui-même. Ils lui donnèrent à manger et à boire, ces deux choses en abondance, quoique sans raffinement ; car les Elfes sylvains, contrairement aux gobelins, étaient plutôt cléments, même envers leurs pires ennemis, lorsqu’ils les capturaient. Les araignées géantes étaient les seules choses vivantes envers lesquelles ils se montraient impitoyables.
Le pauvre Thorin demeura alors dans le cachot du roi ; et quand il fut complètement rassasié de pain, de viande et d’eau, il commença à se demander ce que ses malheureux compagnons étaient devenus. Il ne tarda pas à le découvrir ; mais cela doit attendre le chapitre suivant, et le début d’une nouvelle aventure au cours de laquelle le hobbit se révéla très utile une fois de plus.