Un boulot pareil, c’est le pied. Je me retrouve à Kingston, quelque part entre Studio One et Black Ark, et je me dis qu’il y a certainement une raison pour laquelle la scène musicale ici fait autant bander les hippies. C’est vrai, un jeune prolo peut rien espérer à part devenir chanteur dans un groupe de rock. Alors qu’un fils à papa peut arrêter de se couper les cheveux, se dire hippie et s’entourer de nanas avec des poils sous les bras, avoir les moyens d’être à la fois branché et marginal et confondre ça avec la putain de certitude d’être un vrai Rasta. Puis il se barre à Saint-Barth ou à Maui, Negril ou Port Maria, pour niquer le système entre deux verres de punch. Jamais pu sacquer les hippies. Pire, on a maintenant des petites salopes jamaïcaines pleines aux as qui imitent des hippies imitant des Rastas, va comprendre. Mais enfin, on est en Jamaïque. Tout le monde devrait au minimum écouter Big Youth ou Jimmy Cliff à fond les manettes.
Pourtant, quand j’arrive ici, la première fois depuis un an, tout ce qui passe à la radio c’est More More More, How Do You like It How Do You Like It, et je me dis que cette réputation est surfaite. Changeons de chaîne et c’est Ma Baker She Knew How to Die ! Passons à FM radio et c’est Fly Robin Fly Up-Up to the Sky ! J’ai demandé au garçon d’hôtel : Où peut-on écouter Mighty Diamonds ou Dillinger ? Il m’a regardé comme si je voulais lui tailler une pipe et m’a dit que tous les Jamaïcains ne vendent pas du cannabis, monsieur. Même Abba est plus diffusé que le reggae, ici. À force d’entendre « Dancing Queen » je sens que je vais virer pédé.
Je suis descendu au Skyline, l’hôtel à la vue imprenable sur… l’hôtel d’en face. À Kingston, dans cette rue, on croise des Noirs, des Blancs et plein de métis, et ils sont tous au même hôtel, ou à la maison du Chanteur, ou juste dans la rue. Même à la télé Monsieur Météo est noir. On voit des Noirs tout le temps aux États-Unis, c’est vrai, mais on ne les voit pas vraiment, et certainement pas en train de lire le prompteur. On les entend à la radio tout le temps, mais à la fin de la chanson, rideau. Ils sont à la télé mais seulement quand quelqu’un déconne ou qu’on leur fait dire « Dy-no-mite ! » comme dans la sitcom Good Times. Ici, c’est différent.
Un Jamaïcain est à la télé. Une Blanche vient d’être élue Miss Monde mais c’est une fille d’ici. Elle a dit que le Chanteur était son petit ami et qu’elle avait hâte de rentrer au pays pour être auprès de lui. Sans blague. Cette ville regorge de nanas hyper canon, et elles savent toutes danser. Quand je me penche à la fenêtre, même la circulation est musicale. Ça et les gens qui se causent mutuellement de leur bomboclat. Dans les clubs de vacances les Américains disent bonbonclap et se croient cool parce qu’ils se sont fait tresser les cheveux par leur « Girl-Friday » (pas celle du film de Howard Hawks, plutôt une espèce d’esclave noire au service de Robinson Crusoé, sans rire, et on m’a regardé de travers quand j’ai lâché mon verre en entendant cette expression pour la première fois) et qu’ils ont appris à parler comme un authentique Jamaïcain, man.
La population est relax, ils sont assez fanfarons, mais nul n’oublie où est sa place. Et si on parle avec assez de gens à l’hôtel, on obtient le « ton blanc », ils sont d’une politesse extrême parce que c’est ainsi qu’ils ont été formés. Et comme c’est en définitive une question de race – ça dérape tout le temps. Un jour, un mec noir a demandé au garçon d’hôtel de se charger de ses bagages et l’autre l’a tout simplement planté là. Et le client de gueuler : « C’est quoi ce complexe post-colonial, ça leur ferait mal d’accepter que je suis américain ? » Eh bien, même là, l’employé a demandé à voir la clé de sa chambre. Dehors c’est pareil, tant qu’on n’est pas allé assez loin pour rencontrer les « vraies gens ».
Enfin, ça reste la Jamaïque et ce pays est super. Serge Gainsbourg, ce Français à la sale gueule qui n’arrête pas de sortir des disques too much et se tape de belles gonzesses, a une histoire. Un jour il se pointe en Jamaïque parce que, comme il dit avec son accent à couper au couteau, c’est-ici-qu’on-fait-le-reggae, et les lascars du studio le chambrent. Il se prend pour qui, ce freluquet, ce genre de trucs. Serge dit mais je suis le plus grand chanteur de pop. Et eux : On te connaît pas, la seule chanson française qu’on connaît, c’est « Je t’aime ». Serge dit : « Je t’aime… moi non plus », c’est de moi. Après ça, Gainsbourg était un dieu à Kingston, sérieux. Donc, je suis à Studio One et je demande à l’un des types s’il peut aller me chercher un café noir, sans lait, et lui : « Quoi ? Tu t’es foulé la main ? Vas-y toi-même. » Classique, man.
Je suis censé être sur la trace de Mick Jagger mais personne n’ira qualifier Black and Blue de chef-d’œuvre incompris, pas dans dix ans, pas même dans vingt ans, et j’ai écrit ça en toutes lettres. Qu’ils aillent se faire voir, lui et Keith « Keef » Richards, et cette putain de rubrique à cancans dans Rolling Stone qu’on appelle « Random Notes ». Je suis à deux doigts de dévoiler un truc énorme. « Armagideon Time1 », sérieux. La plus active, vitale des scènes du monde est sur le point d’exploser, et pas dans les charts. Le Chanteur, lui, il est sur un coup et ce n’est pas seulement ce concert pour la paix. Il m’a fallu traîner mes basques pendant plusieurs années dans les beaux quartiers et le ghetto, et savoir être persuasif, pour prouver que je n’étais pas qu’un crétin de petit Blanc qui attend backstage qu’on veuille bien lui parler. Le pédé à la réception ne sait même pas qui est Don Drummond, mais il n’arrête pas de me dire que je trouverai tout ce qu’il me faut à New Kingston.
Il y a ça, aussi, des Jamaïcains et pas seulement les employés de l’hôtel, mais aussi des hommes basanés ou blancs qui sont toujours à boire du rhum au bar et qui, voyant mon appareil photo, me demandent d’abord si je suis du magazine Life puis me disent où il ne faut pas aller. Suivez leurs conseils et vous atterrirez au Liguanea Club, le royaume de ce putain de « Disco Duck » où viennent des bourges rasoir après leurs matchs de tennis pour s’amuser un peu. Je leur dis que je me casse au Turntable Club et ils me regardent avec stupéfaction, et même pire quand ils voient que je ne me donne pas la peine de demander le chemin car je sais qu’ils ne sauraient pas me l’indiquer. Il y a quelques heures seulement, j’ai demandé au concierge : Où est la jam-session ? Il m’a répondu, je cite : « Monsieur, pourquoi vouloir vous mêler à ces éléments de la société ? » J’étais à deux doigts de lui dire d’aller se faire voir. Mais cette histoire-ci, c’est quelque chose.
Je suis dans le taxi qui me ramène à l’hôtel et le chauffeur me demande si j’aime parier sur les courses de chevaux. Je ne suis pas parieur, mais lui si, et qui pouvait-on voir à l’hippodrome il y a deux semaines ? Le Chanteur. Avec deux mecs, dont un qui se fait appeler Papa-Lo. Je me suis renseigné sur lui : racket, extorsion, cinq chefs d’inculpation pour meurtre, mais un seul qui a donné lieu à un procès et qui s’est conclu par un acquittement. C’est le chef d’un bidonville appelé Copenhagen City. On a donc le Chanteur, avec deux truands liés à un parti politique qu’il est censé ne pas soutenir, et ils sont copains comme cochons. Les jours suivants, on le voit traîner avec Shotta Sherrif, le parrain des Eight Lanes, contrôlés par l’autre parti, l’autre camp. Deux caïds en une semaine, deux hommes qui contrôlent quasiment les deux moitiés ennemies du ghetto. Peut-être qu’il prêche la paix. Je veux dire, c’est juste un chanteur. Mais je commence à comprendre qu’en Jamaïque personne ne se résume à une simple étiquette. Il se prépare quelque chose et je le flaire déjà. Ai-je précisé qu’il y a des élections dans deux semaines ?
Et si un Blanc de New York flaire quelque chose, ça veut dire que c’est déjà du réchauffé. Sur mon vol il y avait ce petit con de Mark Lansing, qui faisait tout ce qu’il pouvait pour ne pas me voir. Sans blague. Ce petit réalisateur de merde qui continue à dépenser les dollars de papa pour faire du cinéma, ici, en Jamaïque, pour filmer le concert pour la paix. Il prétend que la maison de disques l’a embauché. Possible, mais quand un nullard comme lui se pointe soudainement en Jamaïque pour filmer un concert alors qu’il n’a jamais fait l’expérience d’un projet d’une telle envergure, mon cerveau se met en branle.
Mon chauffeur voudrait gagner assez d’argent pour pouvoir émigrer. Il pense que si le Parti national du peuple remporte une fois de plus les élections, la Jamaïque pourrait bien être le prochain pays à rejoindre le camp soviétique. Ça, je ne sais pas, mais ce que je sais, c’est que tous les yeux sont braqués sur le Chanteur, comme si les choses dépendaient de ce qu’il va faire à partir de maintenant. Le pauvre bougre souhaite sans doute seulement sortir un album de chansons d’amour et basta. Peut-être qu’il sent aussi – comme tout le monde – que Kingston est en ébullition. Deux nuits d’affilée que le concierge dort derrière son comptoir. Il n’a pas eu à me le dire, j’ai compris rien qu’à voir ses cernes. Il aurait sûrement prétendu que c’était par conscience professionnelle, mais je parie qu’il a trop peur de rentrer chez lui après une certaine heure.
En mai, un dénommé William Adler a déclaré à la télévision locale qu’il y avait onze agents de la CIA opérant ici, depuis l’ambassade des États-Unis. Et en juin, sept d’entre eux avaient quitté le pays. Incroyable. Sur ces entrefaites, le Chanteur, qui n’est pas du genre à prendre des gants, chante « les Rastas bossent pas pour la CIA2 ». En Jamaïque, 2 + 2 = 5, mais là, ça fait 7. Et tous ces brins épars se resserrent autour de lui tel un nœud coulant. Il fallait voir sa maison aujourd’hui, défendue tel Fort Knox, personne n’y entre ni n’en sort. Ce n’est pas la police qui monte la garde là-bas, juste un gang d’affreux qui s’appelle, m’a-t-on dit, l’Echo Squad. Tout le monde ici est milice, gang ou vigile, ces jours-ci. Une pauvre fille poireautait là, se prétendant sans doute enceinte de ses œuvres. Lansing a-t-il ses entrées ? S’il filme ce concert pour la maison de disques, il doit certainement faire des prises de vues merdiques genre « dans les coulisses ». Le seul problème, c’est que pour lui soutirer des infos, il faudrait d’abord faire risette avec ce connard et très peu pour moi.
Je m’efforce de ne pas avoir l’air trop frustré. J’ai vingt-sept piges et ça fait six ans que j’ai quitté l’université – ma mère me demande sans cesse quand je vais cesser d’être un gauchiste qui cachetonne pour me trouver un vrai boulot. Qu’elle connaisse le mot « gauchiste » m’épate mais elle doit tenir « cachetonner » de ma petite sœur. Elle pense aussi qu’il me faudrait l’amour d’une brave fille, pas noire de préférence. Peut-être suspecte-t-elle en moi le mec qui se la joue. Je crois que j’essaie de me convaincre que je ne suis pas l’un de ces jeunes Blancs à la dérive qui cherchent quelque chose à quoi se raccrocher, un sens à leur vie parce que après Nixon et Ford, et les fameux papiers du Pentagone, ces putains de Carpenters et Tony Orlando & Dawn, on ne peut plus croire en rien. En tout cas pas au rock. Quand je me baladais dans West Kingston, les voyous me foutaient la paix parce qu’ils sentaient que je n’avais rien à perdre. Je ne suis peut-être qu’un jeune crétin qui râle après la terre entière. Je crois que j’ai des problèmes mais en fait j’en ai pas.
La première fois que je suis venu en Jamaïque, on avait atterri à Montego Bay avant d’aller en voiture à Negril, moi et une fille dont le père était un ancien militaire. Ça me bottait qu’elle ignore qui étaient les Who mais écoute le Velvet Underground parce qu’elle avait grandi avec des petits Allemands sur une base militaire. Au bout de quelques jours, ce n’est pas que je me suis senti chez moi, rien d’aussi tartignole, mais j’ai eu le sentiment, la sensation ou peut-être même la conviction que je pouvais enfin me poser. Non, ça ne m’a pas donné envie de m’installer ici. Mais je me rappelle m’être réveillé à l’aube, à l’heure où la chaleur finit par tomber, en me disant : C’est quoi, ton histoire ? La question s’adressait peut-être au pays, ou bien alors à moi.
Faut que j’arrête de parler de ma pomme. Pensons plutôt à ce qui fait tic-tac dans ce pays, et qui va bientôt faire boum.
Les élections législatives sont dans deux semaines. La CIA s’est accroupie sur la ville, son gros cul laissant l’empreinte suante de la Guerre froide. Le magazine n’attend pas grand-chose de moi sinon un entrefilet sur ce que les Stones sont en train d’enregistrer, assorti d’une photo idiote de Mick ou Keith avec le casque de travers et un Jamaïcain dans le champ pour la couleur locale. Ben voyons. À quel jeu joue Mark Lansing ? Cette suceuse n’est pas assez maligne pour monter un sale coup toute seule. Je devrais retourner chez Bob Marley demain. De toute manière, j’avais bien rendez-vous. Comme si ça comptait, en Jamaïque. Et qui c’est, ce William Adler ?