Demus

La maison au bord de la mer. Elle a qu’une seule pièce et c’est pas une maison, mais quelqu’un vivait là. L’homme qui barrait la route pour laisser passer le train, je sais pas son nom, mais il est mort en 1972 et personne a pris sa place. Le train est plus passé quand West Kingston est devenu le Far West et tout le monde là-bas un cow-boy. Je voulais être James West des Mystères de l’Ouest, mais son fute est trop moulant. La télé qu’est dans la boutique du Chinois est en noir et blanc mais son fute doit être bleu, bleu layette. Dans cette petite maison, l’homme dormait sur de la mousse et faisait ses besoins dans un seau qu’il vidait dans la mer. Personne se rappelle plus son nom. Quand on a retrouvé le corps, il était tout déshydraté mais pas encore un squelette. Il y a deux fenêtres. L’une ouvre sur la mer, et l’autre sur la voie. Quand le train a arrêté de passer, les habitants du ghetto ont essayé de piquer les rails, mais ils avaient pas les outils pour démonter quelque chose d’aussi lourd.

La couleur de la pièce. La pièce est peinte de cinq couleurs dont on a visiblement chaque fois manqué. Rouge du sol jusqu’au bas de la fenêtre. Vert ensuite jusqu’au plafond. Le bleu sur le mur d’à côté atteint le plafond mais il devait plus y avoir assez de peinture pour pouvoir atteindre le coin. Le rose commence sur le troisième mur et le recouvre. Le vert en bas du quatrième s’interrompt au milieu malgré de grands coups de pinceau, comme si le peintre avait supplié, imploré et forcé la peinture à s’étaler un peu plus. Voilà ce que ça doit être pour un homme de vieillir sans une femme. Est-ce qu’il en oublie ses parties et s’attriste à chaque fois qu’il doit pisser car ça lui évoque des souvenirs, ou est-ce qu’il s’astique comme un pervers ? Et voici la seule chaise de la pièce, une chaise rouge aux pieds délicats. Délicat est un mot d’un poème qu’on nous a appris à l’école. « Délicate aiguille espagnole à la fleur jaune et blanche / Parée de rosée et mollement assoupie / Penses-tu à moi ce soir1 ? »

Voici la première erreur commise par Dieu. Le temps. Dieu a été bête de créer le temps. C’est la seule chose qui a toujours manqué, même à Lui. Mais moi, j’suis au-delà du temps. J’suis dans le présent, c’est-à-dire maintenant, c’est-à-dire ensuite. Ensuite, c’est aussi bientôt et bientôt, ça pourrait aussi bien être si. Deux mecs viennent d’arriver dans la bicoque, et notre nombre passe de sept à neuf. Un de Rema, deux de Trench Town, trois de Concrete Jungle, trois de Copenhagen City.

Voici la liste des hommes réunis dans cette pièce :

Josey Wales, alias Franklin Aloysius, alias Ba-bye, qui vient d’arriver avec

Bam-Bam, qui aime tenir le gun mais qui sait pas où tirer.

Weeper, le tueur de flics qui harcèle Babylone. Quand il parle comme un Jamaïcain, il cause mal et grossièrement. Quand il parle à l’homme blanc, on dirait qu’il lit un livre avec des grands mots. Y a une chose au sujet de Weeper qu’il faut pas dire si on tient à la vie.

Heckle, qui faisait équipe avec Jeckle jusqu’au jour où une balle du PNP a fait passer Jeckle du présent au passé.

Renton, de Trench Town.

Matic, de Trench Town.

Funky Chicken, qui avait la tremblote de l’héroïne avant qu’on lui file de la cocaïne.

Deux mecs de Concrete Jungle, un gros et un maigre, que je connais pas. Le maigre est même pas un homme, à peine un gamin, sa chemise est grande ouverte mais il a pas de poils sur la poitrine.

Et moi.

Voilà comment on passe de dix à neuf. Il y a trois jours. Matic, de Trench Town, essaie de baser la C comme Weeper lui a montré mais il sait plus comment on fait et Weeper est pas là. C’est une nuit sans lune et on a pas de lampe torche pour éclairer le chemin de la maison. Matic croit qu’il sait ce que c’est le crack et qu’une cuillère pleine de C, c’est une cuillère pleine de C. Matic croit Weeper capable de laisser de la C n’importe où, alors il fouille par terre, dans les recoins, dans les deux placards près de la fenêtre et les cendres du poêle à charbon du côté de la porte. Il cherche, il cherche, et les autres s’y mettent aussi, comme si ça les démangeait même si la C provoque pas de démangeaisons, elle. Matic trouve de la blanche et quand les autres s’approchent pour qu’il partage, il sort son gun. Il utilise son propre briquet pour cuisiner. Il se rappelle qu’il faut chauffer la C dans de l’eau et ajouter le bicarbonate de soude trouvé dans le placard. Il sourit comme un pro tandis que les autres le regardent tels des tigres affamés. Mais Matic oublie le reste. Il oublie cet autre produit que Weeper utilise, l’éther. Et il est assez bête pour penser que Weeper aurait laissé sa came ici. La C brûle pas, elle se transforme pas. Pas de fumée à inhaler, alors il lèche. Il lèche la cuillère brûlante si goulûment qu’on entend sa langue grésiller. Le flash du crack est rapide – ça prend huit secondes. Sept. Six. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Rien. Saloperie, fait Matic, qui tombe comme une masse en avant, tête la première – boum ! et sa bouche se met à mousser. Personne le touche jusqu’au retour de Weeper qui se marre en demandant si on a pas trouvé ça étrange de pas voir de rats dans une cabane aussi crade.

Voilà comment on passe de neuf à huit. La nuit dernière Josey Wales nous annonce le programme. Renton, de Trench Town, dit qu’il va sortir un tube et qu’il veut braquer personne, pas comme ce musicien des Heptones qui s’est fait coffrer alors qu’un Blanc avait mis sa chanson dans un film. Il dit que sa mère est allée au studio d’enregistrement du Chanteur et qu’on lui a donné de l’argent pour le bébé et toute la famille. Et il sait qu’il y a des centaines de personnes qui sont aidées par Lui et que vont-elles devenir si ça cesse ? Josey Wales dit que c’est pas bien de sa part, que c’est mal, parce que tout ce qu’il fait c’est donner du poisson à manger aux pauvres car maintenant qu’il est riche, il veut pas que les autres apprennent à pêcher par eux-mêmes. Certains d’entre nous comprennent ce raisonnement mais pas Renton, de Trench Town. Weeper sort son gun pour le descendre direct. Josey Wales dit non, man, écoute-le et comprends son raisonnement. Puis Josey Wales dit qu’on doit connaître les facteurs. On sait pas de quoi il cause alors il dit énergie cinétique : EK=1/2mv2 (m étant la masse et v la vélocité). Lacet. Déformation. Fragmentation. Hémorragie. Choc hypovolémique. Exsanguination. Hypoxie. Pneumothorax, arrêt cardiaque et lésion au cerveau. Bang. Son crâne a stoppé la balle mais le sang gicle quand même sur la poitrine de Weeper. Pas mon T-shirt Starsky et Hutch ! dit Weeper au moment où le cadavre s’écroule et il essuie les lambeaux de cervelle sur sa poitrine. Josey Wales rengaine.

Voilà comment l’homme blanc nous apprend à charger un M16A1, un M16A2 et un M16A4.

Pointez votre arme dans une direction sûre.

Armez le fusil et ouvrez la culasse.

Remettez la poignée de charge en position avant.

Placez le levier sélecteur sur SAFE.

Vérifiez que la chambre est vide.

Insérez le chargeur, en poussant de bas en haut jusqu’à ce que l’arrêtoir s’enclenche et le retienne.

Frappez le chargeur de bas en haut afin de vous assurer qu’il est bien calé.

Enfoncez la partie supérieure de l’arrêtoir de culasse pour libérer celle-ci.

Frappez le poussoir de transporteur afin de vous assurer que la culasse est complètement insérée et bloquée.

Il est inutile de remettre sur SAFE.

Voilà ce que c’est quand on recrute des hommes de Concrete Jungle. Ils adorent la C alors ils fument et fument le crack grâce à Weeper. Josey Wales s’en va mais il nous avertit que celui qui le quitte se fera buter, et on se rappelle son surnom : Ba-bye. Au moment où lui et Weeper ferment la porte, c’est à clé et on entend le clic. La maison devient encore plus petite et bouillante, et je pense au garde que je vais tuer, à la police. Babylone.

Sept hommes. Vingt et un guns. Huit cent quarante balles. Je pense à un homme et un seul et c’est pas le Chanteur. Je le vois foncer dans un mur en piaillant comme une petite fille. Je l’entends dire c’est pas pour moi que t’es venu, le mec est en bas, parce que ça doit être un poltron comme ça. Je pense à l’homme qui triche et qui s’en tire et à celui qu’a épuisé sa chance. J’le regarde et j’dis voilà à quoi la mort va ressembler.

../Images/fig01.jpg

Note

1. Poème de Claude McKay, romancier et poète jamaïcain (1889-1948).