– Oui, j’ai surpris cette salope en train d’essayer de sucer mon petit garçon pour lui piquer son argent de poche. Cette vache-là, à l’entrée. Tu m’crois aveugle ? Il a que douze ans. Toutes ces traînées qui infestent le quartier, vous disiez les repousser parce que vos affaires, c’est quasi légal. Légal, mon cul. Et autre chose…
Bushwick. Le soleil est couché depuis longtemps mais il fait toujours aussi chaud ici. Une femme se tient devant moi et elle empeste l’ail. Ombre à paupières mais pas de rouge à lèvres, bouclettes gominées à la Michael Jackson et ultradesséchées. Brioche débordant du jean. On est dans la rue mais elle désigne toujours la junkie qui commence à s’éclipser.
– Et z’aviez jamais dit que vous alliez transformer l’autre taudis en baraque à crack. Y en a marre. C’est à la municipalité, ces immeubles, pas à vous.
Elle habite pas ici mais en face, cette rangée de maisons en brique qui donne l’impression d’être dans le Bronx. Trois jeunes garçons et une fille noirs réparent un vélo juste devant sa grille en fer forgé, mais cette grille protège pas une pelouse, juste du béton. Cinq maisons de ce côté-ci de la rue, et toutes ont leur grille. On se trouve devant mon bâtiment à moi, où les opérations se déroulent au troisième étage. Comme les voitures de patrouille commençaient à passer dans la rue un peu trop souvent, on s’est mis à stocker à l’intérieur pour donner au dealer juste de quoi vendre petit à petit – pas assez pour intéresser la police. C’est mieux comme ça, au moins on peut contrôler le trafic. La ville remet en état le bâtiment, les SDF emménagent et nous aussi. S’ils la ferment, on les récompense. Sinon, je rappelle au gardien que si la police est informée des opérations, on lui sucre sa part. Ils sont nombreux les gardiens à Brooklyn qui souhaitent toucher un pourcentage sur nos affaires. Mais Bushwick, c’est une catastrophe. L’East Village me pose jamais le moindre problème, mais Bushwick m’en invente un tout neuf semaine après semaine. Et tout le long de cette rue, j’ai pas aperçu un seul guetteur ou coursier.
À deux rues quasi désertes de là, le guetteur est assis sur le trottoir avec son ghetto-blaster hurlant the freaks come out at night, la chanson de Whodini. Baskets trop neuves. Il avait pas ces pompes-là ni le ghetto-blaster la semaine dernière. Il m’avait même pas vu venir avant que je me trouve juste devant lui.
– Reculez, les filles. On est pas aux pièces, dit-il sans même relever la tête.
Alors, je lui lance :
– Regarde-moi, connard.
Il fait un bond en l’air digne de ses quinze ans.
– Oui, chef ! Oui, chef !
– Tu te crois à l’armée ?
– Non, chef !
– Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Il regarde par terre, comme s’il avait peur de me dire un truc qui va pas me plaire.
– Mon frère, ton boulot c’est de délivrer le message. Je flingue pas le messager. C’est quoi, le problème actuel ?
Il regarde toujours par terre mais il marmonne un truc.
– Quoi ?
– Rien, man. Ça fait plusieurs jours qu’y a plus de passage.
– C’est des conneries, ça. Les crackers se sont réveillés un beau matin en se disant qu’ils passaient à l’héroïne ? Le marché peut pas s’assécher d’un coup.
– Ben…
– Ben quoi ?
– Ben, c’est lassant d’envoyer un mec quelque part seulement pour qu’il revienne en disant qu’on doit être à la masse vu qu’y a personne dans cette ruelle-là. Moi, j’ai fait mon boulot, je sais repérer les clients à un kilomètre de distance. Je les aborde genre décontracté et je dis, salut, fait pas chaud, vous cherchez de la chaleur, des cailloux ou autre, et ils font oui de la tête, et avant qu’ils ajoutent des conneries de crackers je désigne la ruelle derrière la planque.
– Tu sais où est la planque ?
– Tout le monde le sait. C’est juste qu’on veut pas d’ennuis avec toi. Bref, en général on a deux ou trois coursiers là-bas pour les amener à la marchandise et faire la vente, mais depuis quatre jours les clients potentiels reviennent m’engueuler parce qu’y a pas de coursiers dans la rue. Et pas de dealer non plus. Ton garde du corps en a eu tellement marre qu’il s’est barré pour prendre un vrai boulot à Flatbush.
– Où ils sont passés, les coursiers ?
– Je sais pas. Y a plus personne pour aiguiller. Tes vendeurs vendent plus.
– Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
– Tu devrais peut-être aller voir dans la boîte à crack ?
Je regarde ce garçon qui fait le brave et j’hésite entre le frapper et lui filer une promotion. Josey arrive dans moins de cinq heures, putain.
– Et comme y a pas d’acheteurs à repérer, j’ai repéré autre chose. Deux jours maintenant que je vois une Pontiac rôder dans le quartier et je parie que c’est les Ranking Dons. Ils flairent déjà l’endroit parce qu’ils savent que la sécurité fait défaut.
– T’en vois beaucoup pour un petit con.
– C’est ce qui me paie mes baskets.
Je le regarde, et je me dis qu’il faut remettre de l’ordre à Bushwick avant la venue de Josey. J’avais même pas remarqué que cette bonne femme m’avait suivi.
– D’abord, cette vache-là passe mon portillon en soulevant sa robe, et pas de culotte, disant à mon jeune fils qu’il peut se taper sa chatte pour deux dollars. Heureusement, j’étais à ma fenêtre à la seconde où j’ai entendu ça. Tout de suite après, voilà que trois bons à rien se radinent ici, croyant que c’est le nouveau spot à crack vu qu’y a des problèmes dans ton coin.
Mon coin. La planque. Le secret le moins bien gardé de New York. Briques rouges comme la terre de Jamaïque, deux fenêtres par pièce en façade. Escalier de secours au milieu. Trois marches menant à une entrée majestueuse genre baraque cossue, mais les seuls riches à avoir jamais vécu à Bushwick, c’étaient des brasseurs de bière. Omar et moi, on poireaute devant depuis une dizaine de minutes, et alors que la bonne femme d’en face qui vit à sa fenêtre sait que je suis ici, aucun dealer ou garde du corps n’est encore sorti. Et le jeune avait raison : aucun coursier en vue.
– Omar, va voir là-dedans. Regarde si ces deux connards sont là.
– Ouais.
Omar regarde à gauche puis à droite. L’habitude. Puis il s’élance, passe devant le junkie assis sur le perron et atteint la porte d’entrée qui s’ouvre sans effort. Pas bon signe. J’avais failli lui dire de sortir son gun, mais pas la peine. Au bout de la rue, une Dodge calée sur quatre parpaings attend qu’on se radine avec des roues. Les gamins qui réparaient le vélo disparaissent dans la bouche de métro. La femme braille que si un Nègre a une âme d’entrepreneur, OK, les affaires sont les affaires, et si un crétin de Nègre ou de camé veut claquer tout son fric là-dedans, OK, mais personne lui avait dit qu’y aurait une boîte à crack. Et quel genre de dealer ouvre une boîte à crack tout près du point de vente ? J’allais lui dire d’aller se faire voir, parce qu’une fois qu’un junkie a son caillou il a envie d’aller fumer tout de suite, sans délai, et par conséquent un endroit sûr, où on peut en plus se rapprovisionner, ça fait deux fois plus de thunes. Et puis là ils n’ont pas à craindre que la police trouve leur matos sur eux. Mais je suis pas là pour lui expliquer les choses comme à la directrice de mon bahut.
Omar est à la porte, il fait signe que non. Et c’est à ce moment-là que je comprends que le jeune avait raison et qu’ils ont vraiment délaissé la planque pour la baraque à crack.
Deux pâtés de maisons à l’ouest, angle de Gates et Central Street. Les deux seuls immeubles où on n’a pas mis le feu ou qu’ont pas été réduits en cendres accidentellement. Il y en a un dans quasiment chaque pâté de maisons à Bushwick, désormais, une maison ou un appartement, ou bien un brownstone qu’on a incendié pour toucher l’assurance, puisque personne vendrait jamais une baraque à Bushwick. On est au coin de Gates et Central Street. La fumerie de crack.
– Vous les Jamaïcains, toujours à vous vanter que vous assurez. Vous assurez que dalle. Ce qu’il vous faut, c’est que je me charge de votre affaire parce que vous êtes pas foutus de le faire. Et…
Je lui claque le museau si fort qu’elle recule en chancelant. Elle secoue la tête et va pour brailler mais mon poing atteint sa bouche avant qu’il en sorte quoi que ce soit. Je lui attrape la gorge et je serre jusqu’à ce qu’elle fasse des sons comme un canard.
– Écoute-moi bien, la grosse, t’as pas fini de m’asticoter ? T’as pas ton pognon toutes les semaines ? Tu le veux, ton pognon, ou tu préfères crever, qu’est-ce que tu préfères ? Alors ? Ah. C’est bien ce que je pensais. Et maintenant, casse-toi vite avant que je me serve de ton gros bide pour m’entraîner au tir.
Elle prend ses cliques et ses claques et elle se tire. Je commence à m’avancer vers la fumerie, Omar et le jeune sur mes talons.
Quelqu’un se sert de la pancarte CONDAMNÉ comme table. J’ai pas à chercher bien loin. L’un de mes dealers est vautré sur un matelas dans la première pièce, à gauche de la porte. On dirait qu’il vient de prendre une taffe, la pipe est suspendue à son doigt, comme prête à tomber, mais il me reconnaît et se ressaisit. Je peux pas voir ses yeux.
– Oi, dugland, tu pioches dans le stock ?
– Oh, comment va, mon frère ? Tu viens prendre une taffe ? J’suis pas égoïste, mon frère, je partage avec toi.
– Dugland, qui monte la garde devant la planque, si t’es ici ?
– La planque ?
– La planque. L’endroit avec le stock que t’es censé surveiller. L’endroit où t’es censé fournir ce qu’il faut au coursier quand il se présente. Où ils sont, au fait ?
– Le coursier ? Le coursier… quoi… qu’est-ce qui… alors, tu la veux la taffe ou… parce que je vais la prendre si t’en veux pas.
Ensuite, il me regarde comme s’il savait que je vais profiter de l’occasion.
– Tu comprends à quel point t’as merdé ? Maintenant, je dois trouver un nouveau coursier, un nouveau dealer, et même un nouveau garde du corps, et tout ça en quatre heures, parce que le dealer est devenu consommateur.
– Le dealer est devenu consommateur…, dit-il, comme s’il voulait faire l’écho mais avait surtout envie de pioncer.
Je me donne pas la peine de regarder à l’intérieur, mais la fille qui avait tenté de sucer le gamin passe la tête dans la pièce comme si elle le connaissait, lui. Ou moi. Je brandis mon gun dans sa direction et elle sursaute même pas, elle regarde de haut en bas et se barre dans l’obscurité. Omar est à la fenêtre. La municipalité l’avait condamnée mais les junkies ont retiré les planches. Y a que mon dealer sur le matelas avec son briquet.
Je dis :
– Où est ton numéro 2 ?
– Qui ?
– Tu sais quoi ? Barre-toi avant que je me foute en rogne pour de bon.
Il me regarde. D’abord, son œil se fait vitreux puis il s’éclaire, ou peut-être qu’il me regarde vraiment pour la première fois.
– J’suis pas aux ordres d’un pédé.
Je le regarde droit dans les yeux quand je soulève mon gun et je fais un gros trou dans son front. Il me regarde toujours au moment où il retombe pile sur le matelas. L’attrapant par le pied gauche, je le traîne sur le côté, juste sous la fenêtre. La fille réapparaît sur le seuil, regarde encore, se penche pour ramasser sa pipe. Je braque mon arme sur elle.
– Dégage ou t’y passes aussi…
Elle se retourne et s’en va aussi lentement qu’elle était venue. Je traîne le cadavre sur le côté et l’arrange pour qu’il ait l’air accroupi. Je plie ses bras par-dessus ses genoux et lui baisse la tête pour donner l’impression qu’il dort ou revient d’un mauvais trip. Deux cailloux tombent de sa poche. Je mets la pipe, le briquet et les cailloux dans ma poche. Omar est dehors, à m’attendre.
– Omar, trouve-moi l’autre dealer. Et amène-moi ce foutu guetteur tout de suite.