Chaque fois que je dépasse la station de métro pour aller prendre le bus, j’oublie combien c’est plus lent, le bus. Le prix à payer pour une claustrophobe comme moi. Au moins je ne pionce pas. La semaine dernière, j’ai dormi pendant sept stations d’affilée, et quand j’ai émergé le mec sur la banquette d’en face me regardait sous toutes les coutures comme s’il se demandait quelle partie de ma personne toucher pour me ressusciter. Il n’y a pas de mecs dans le bus, aujourd’hui.
Eastchester est tout aussi désert. L’équipe de football jamaïcaine doit être en train de perdre un match quelque part. Ça en dit long sur moi, ce cynisme, y compris quand je me parle à moi-même. Quoique je sois certaine que le citoyen lambda est tout aussi grossier, raciste, irritable et vachard que moi quand il se parle à lui-même, donc je ne sais pas pourquoi je me flagelle. Il faut que je rentre chez moi, que je me fasse des nouilles avant de me jeter sur le canapé pour regarder Vidéo Gag ou toute autre émission pas trop éprouvante pour les neurones.
Et que j’arrête de penser aux Jamaïcains. Ou bien que je force sur le Xanax. Bon, je ne me sens pas trop mal pour le moment, mais une banale grippe n’est pas le seul truc qu’on peut attraper et qu’on sent arriver.
Corsa Avenue. Rien à manger chez moi. J’ai fini les dernières nouilles qui me restaient il y a deux jours, balancé tous les plats cuisinés chinois ce matin, et les McNuggets, ce n’était pas une bonne idée, même frais. Je contemple ma porte et la fenêtre, que j’ai l’impression d’avoir laissée ouverte, bien qu’on soit en mars, et je sais qu’il n’y a rien de comestible chez moi. Je n’ai vraiment pas envie de pousser jusqu’au supermarché, mais je suis bien obligée. Sinon je vais rentrer pour m’affaler devant la télé jusqu’à ce que la faim que je ressens déjà me tenaille, et je finirai par y aller quand même.
Je descends donc l’avenue jusqu’au supermarché en rêvant de reprendre courage comme Mary Tyler Moore quand elle jette son béret écossais en l’air dans la célèbre sitcom. C’est une idée à la con dans une rue grouillant de gens qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts, n’empêche que je m’y vois. Voilà ce qui arrive quand votre vie n’est que boulot, télé et junk-food. C’est presque comme si je vivais en bonne Américaine, bon sang. Je ne sais pas trop. Mais ce que je sais, c’est que si je m’étais envoyé un Xanax, je cogiterais moins en ce moment. J’aime bien penser que tout chez moi, depuis les serviettes de toilette assorties jusqu’à la machine à café, est là pour me simplifier la vie, mais en fait c’est juste pour m’éviter de penser. Dire que ma mère croyait que je ne m’en sortirais jamais.
« Boston Jamaica Jerk Chicken. Spécialité de cuisine jamaïcaine. Service à toute heure. » Deux rangées de banquettes en plastique orange avec ketchup, sel et poivre sur chaque table. Manger ici ? L’idée s’en va comme elle était venue. Sur le comptoir, juste à côté de la caisse, des rochers coco sur un plateau me rappellent le pays. La campagne jamaïcaine, ça n’a jamais été mon truc – trop de rochers coco et de latrines rustiques. Tout près, un autre plateau présente ce qui ressemble à des gâteaux de patate douce. La dernière fois que j’ai goûté à ça, c’était en 1979 – non, il y a encore plus longtemps. Plus je les regarde et plus j’en ai envie, et plus j’ai l’impression que ça indique quelque chose de plus profond, comme une envie de Jamaïque, et que c’est con. Encore plus marrant de penser que j’ai envie d’un truc jamaïcain qui n’est pas un sexe. T’es vraiment une salope – non, une vilén fam.
Et maintenant, je parlerais bien patois toute la soirée, moi, et c’est pas parce que j’ai passé l’après-midi entière avec cette femme et son gangster de mec. C’est peut-être parce que je reluque des foutus rochers coco et que j’ai envie de demander s’ils ont d’autres gâteaux, des duckanoos, des ashams ou du jackass corn.
– Qu’est-ce qui lui ferait plaisir, à la p’tite dame ?
Je ne l’avais même pas vu, ce mec assis derrière son comptoir, mais je comprends aussitôt pourquoi lui-même vient seulement de me voir. Un match de cricket passe sur un petit poste noir et blanc, posé sur le siège en plastique à côté de lui.
– Antilles-Inde… Bien entendu, on est en train de prendre une raclée.
Je n’ai jamais aimé le cricket, jamais. Peau sombre, gros ventre entre deux bras musculeux et barbichette blanche. C’est peut-être le premier Jamaïcain à qui je parle depuis quinze jours et ses sourcils sont arqués – déjà, il en a marre de moi.
– Je voudrais du poulet rôti, non, du poulet frit, oui, poulet frit avec du riz et des petits pois, si vous avez, riz et petits pois, et bananes plantains frites, et salade verte, et…
– Woi, ma p’tite dame, doucement. Y a pas le feu à la cuisine !
Il se moque de moi. Enfin, gentiment, et je n’ai rien contre, sauf que je me demande maintenant à quand remonte la dernière fois que j’ai fait rire quelqu’un.
– Vous avez des bananes mûres ?
– Oui, m’dame.
– Bien mûres ?
– Suffisamment mûres.
– Oh.
– Vous en faites pas, elles sont à point. Ça fond dans la bouche.
Je résiste à l’envie de lui dire que je n’ai jamais entendu personne parler aussi bien de nourriture, et je dis :
– Trois portions, s’il vous plaît.
– Trois ?
– Trois. À la réflexion, vous avez de la queue de bœuf ou du curry de chèvre ?
– La queue de bœuf, c’est le week-end. Et on n’a plus de curry de chèvre.
– Alors, du poulet frit. Cuisse et haut de cuisse s’il vous plaît.
– Et la boisson ?
– Il y a du punch à la roselle au menu ?
– Oui, m’dame.
– Je croyais qu’on n’avait de la roselle qu’à Noël.
– Attendez, où vous avez passé les dix dernières années ? Tout ce qui est jamaïcain arrive par bateau.
– Et c’est bon ?
– C’est pas mauvais.
– Alors, un verre.
Je ne me voyais pas rapporter tout ça à la maison. Ma foi, j’ai aimé l’idée de m’installer dans ce petit resto à écouter la voix du présentateur s’exciter sur le match de cricket tout en mangeant du poulet. Il y a un Jamaica Gleaner et un Star sur l’autre banquette. Et puis un Jamaica Observer dont je n’avais jamais entendu parler. L’homme allume le grand écran fixé au plafond et la première chose qui apparaît, c’est encore du cricket.
– La chaîne JBC ? dis-je.
– Non, une chaîne caribéenne, peut-être Trinidad, vu leur accent chantant. C’est à cause d’eux qu’il y a un carnaval en Jamaïque, aujourd’hui.
– Un carnaval ? Avec de la soca ?
– Hé oui…
– Depuis quand on aime la soca en Jamaïque ?
– Depuis que les femmes des beaux quartiers veulent avoir l’occasion de danser en culotte et soutien-gorge dans les rues. C’est vrai, vous saviez pas pour le carnaval ?
– Non.
– Vous devez pas rentrer souvent au pays. Ou vous avez plus de famille là-bas. Vous lisez pas le journal ?
– Non.
– Loin des yeux, loin du cœur.
– Quoi ?
– Rien, ma belle. J’espère que vous élevez vos enfants comme une vraie Jamaïcaine et pas avec le laxisme des Américains.
– Je n’ai pas… euh, oui.
– Bien. Exactement comme le dit la Bible. Apprenez à l’enfant à grandir et…
Déjà, j’ai décroché. Me voici dans un petit boui-boui jamaïcain avec un type qui me sert ses conseils de mémé. Mais mon Dieu, que ce poulet est succulent avec sa peau croustillante et sa chair fondante, comme s’il l’avait d’abord frit avant de le passer au four. Et le riz et les petits pois ensemble, pas ce machin de chez Popeyes à mélanger soi-même. J’ai déjà englouti une première portion de bananes et je suis tout près de placer mon punch à la roselle au top des versions chimiques, virtuellement toxiques, d’une boisson originale.
– Bomboclat…
Je ne sais plus quand j’ai entendu ce juron pour la dernière fois.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Regardez…
Tout ce que je vois, c’est une vidéo floue montrant une foule de Jamaïcains, sans doute les mêmes images d’archives qu’on ressort éternellement chaque fois qu’on parle de la Jamaïque. Les mêmes mecs noirs en T-shirt et débardeur filet, les mêmes femmes qui sautent sur place, les mêmes pancartes en carton aux slogans écrits par des illettrés. Les mêmes jeeps militaires qui passent et repassent devant la caméra. Non, sans blague.
– Bomboclat…
Je suis sur le point de lui demander ce qu’il y a de si spécial dans ce reportage, quand je remarque la bande qui défile au bas de l’écran.
JOSEY WALES DÉCOUVERT MORT CARBONISÉ DANS SA CELLULE.
Il monte le son et pourtant je n’entends toujours rien. Il n’y a que cette image à l’écran. Un homme torse nu, de la peau satinée et comme fondue sous l’effet de la chaleur, de gros morceaux de chair noircis au niveau de la poitrine et des côtes, de grandes taches blanches comme si seule la peau avait brûlé. Au niveau de la poitrine, elle est décollée comme celle d’un cochon de lait. Impossible de dire si la photo est floue ou s’il a bel et bien grillé.
– Copenhagen City est à feu et à sang. Et le même jour on va enterrer son fils ? Ah, Seigneur…
La même légende défile continuellement. JOSEY WALES DÉCOUVERT MORT CARBONISÉ DANS SA CELLULE * JOSEY WALES DÉCOUVERT MORT CARBONISÉ DANS SA CELLULE * JOSEY WALES DÉCOUVERT MORT CARBONISÉ DANS SA CELLULE * JOSEY WALES DÉCOUVERT MORT CARBONISÉ DANS SA CELLULE.
– Aucun signe d’effraction, il n’a reçu aucune visite ce jour-là, personne ne sait comment cet homme a pu être brûlé vif. C’est peut-être un cas de combustion spontanée. On me fera pas croire que…
– On est sûr que c’est lui ?
– Qui d’autre ? Un autre détenu portant le même nom ? Merde. Putain. Excusez-moi, madame, je vais devoir passer des coups de fil. Je peux pas… ça ne va pas ?
Je réussis à franchir la porte juste avant de vomir sur le trottoir. En face, un passant a dû me voir dégobiller mon poulet frit tandis que des crampes me tordent les boyaux. Personne ne cherche à entrer, et heureusement, parce que j’ai tout sali devant la porte. Comme je m’efforce de me redresser, mon estomac refait des siennes et je me plie en deux, cette fois sans rien expulser. Au moins le bonhomme est retourné derrière son comptoir. Je rentre prendre mon sac et je m’en vais.
Je suis vautrée sur mon divan et la télé est allumée depuis deux heures mais je ne sais toujours pas ce que je suis en train de regarder. Je ne crois pas avoir jamais vu un homme aussi cuit. Il faudrait mettre un plaid sur ce divan. Accrocher un truc au mur. Et mettre une plante verte, non, en plastique, tout machin vivant serait condamné à périr sous ma protection. Le téléphone est sur mes genoux depuis quelques minutes. Au moment où le générique commence à défiler, ça sonne.
– Allô ?
– Je vous mets en communication, madame.
– Merci.
Mes mains tremblent, font cliqueter le téléphone contre ma boucle d’oreille.
– Allô ? Allô ? Allô, qui est à l’appareil ?
Mes mains tremblent et je sais que si je ne dis rien tout de suite, je vais raccrocher brutalement avant qu’elle ouvre à nouveau la bouche.
– Kimmy ?