CHAPITRE I
La forme d’une ville
§ 1 Un des premiers jours de décembre 1994, je marchais dans Paris.
Un des tout premiers jours de décembre 1994, je marchais dans Paris. Le ciel était gris, bas, l’air humide, tiède.
Pour marcher dans Paris j’ai un K-way bleu, et une casquette, bleue également. Le K-way est un cadeau qu’on m’a fait. Il est léger, bleu, imperméable, précieux.
J’ai acheté la casquette à New York, au J. J. Hat Center, au carrefour de Broadway and 42nd Street. C’est une casquette made in Scotland et le vendeur m’a assuré que c’est la même exactement que porte Sean Connery dans le film Les Incorruptibles. Il n’est pas étonnant que j’en sois satisfait.
J’ai autour des pieds une paire d’ersatz de Pataugas, en toile noire, ou beige, ou verte, c’est selon. Ils sont trop grands, mes pieds y flottent, leur durée de vie est médiocre : ils se désarticulent, se déchirent, de préférence juste au-dessus du talon et sur les côtés, se délitent, se décomposent, ne sont pas imperméables, etc., mais j’évite grâce à eux un frottement excessif sur le flanc gauche du petit doigt de mon pied gauche (un cor, un cor, toujours renouvelé !).
Dans les jardins du Palais-Royal les feuilles mortes ocre, ocre-rouille, rousses, déjà noires parfois, se collaient à mes semelles, faisaient ‘sou-ich’ ‘soui-ch’, ‘souissh’, à chaque pas.
Marcher dans Paris, sans but véritable, sans obligation, est occasion de poésie. La poésie, selon mon expérience, naît de la marche, principalement (je me considère comme poète, principalement). Un certain ébranlement rythmique, résultant de l’alternance fatale de l’arsis et de la thesis (si on ne marche pas à cloche-pied, exercice auquel j’ai renoncé depuis un trop grand nombre d’années), le flip-flop du lever-tomber du pied droit puis du pied gauche, et réciproquement (est-il iambique ou trochaïque ? cela dépend du point de vue), se transmet au cerveau, où il suscite l’éveil des images, des images de mémoire, les images-mémoire qui sont la matière première de la poésie.
Ensuite, parfois, viennent les autres images nécessaires qui sont des images-langue, où la poésie, si elle le peut, pénétrera. De la véracité de cette explication psycho-physiologique, je ne me porterais pas garant. Disons que j’imagine que cela pourrait se passer ainsi, et suis prêt à défendre cette hypothèse, au moins dans les conversations.
Ce jour-là, j’étais sorti de la Bibliothèque nationale, j’avais descendu les marches du passage qui s’ouvre mystérieusement à gauche dans la rue de Richelieu, traversé la rue de Montpensier, pénétré dans les jardins à la droite du Grand Véfour, restaurant à la fois vénérable et prestigieux où je n’ai jamais dîné. Il y a bien longtemps, en pleine guerre d’Algérie, j’avais parié avec mon ami Pierre Lusson qu’aucune guerre civile n’éclaterait en France à l’occasion de ces désordres dans les cinq années à suivre. Il affirmait que si. L’enjeu du pari était un dîner en ce restaurant. J’ai gagné mon pari, comme on peut le vérifier dans les livres d’histoire, mais il ne s’est jamais acquitté de cette dette de jeu ! Honte à lui !
Les jardins étaient mouillés, silencieux de toutes les feuilles mortes tombées. J’entendais mes semelles faire ‘sou-ich’, ‘sou-ich’, ‘souissh’, pas après pas.
J’ai passé entre les sommets ou périscopes d’icebergs réglisse-menthe des colonnes Buren, évitant de glisser entre leurs excroissances, sur les grilles humides, visqueuses, savonnées de feuilles beiges écrasées. Et je suis sorti sans surprise place Colette, sur le flanc droit du Théâtre-Français. Ce parcours m’est bien connu.
Un parcours familier, souvent mesuré par la marche, entré dans les habitudes du corps, est amical à la mémoire de poésie. Il suscite en elle la reconnaissance.
Il est vrai aussi qu’une rue jamais vue, ou peut-être simplement oubliée, et retrouvée, inattendue, crée un autre sentiment, la surprise, également favorable à la capture des mots. Mais différemment.
Henry James a dit cela excellemment. Il applique, lui, cette distinction à la prose de roman : une distinction qui peut se superposer, sans coïncider exactement, à celle que fait Virginia Woolf, entre deux espèces de moments, les moments of being et les moments of non-being. Les moments de poésie, eux, sont tous des moments of being ; mais ils peuvent avoir pour source la reconnaissance autant que la surprise, le sentiment d’être autant que celui de n’être pas ; ou de n’être plus.
De nombreuses fois pendant l’été, le début d’automne, je suis ainsi parti à la rencontre des rues, de leurs visages mornes, ou avenants, ou fantastiques, de leurs messages, des fissures dans leurs trottoirs, des plaques minéralogiques qui les encombrent, des destins d’autobus (qu’ils portent sur le front). J’ai un carnet dans la poche droite de ma veste (anglaise) où je note certains de ces messages des rues de Paris ; parfois linguistiquement étranges : sur une vitrine maintenant désabusée, désaffectée et sale, boulevard Saint-Martin, en face du BAR-YTON, on lit cette incitation à des achats qui furent sans doute vestimentaires :
Quattro Mens.
§ 2 J’ai de l’amitié pour les autobus, pas pour les automobiles.
J’ai de l’amitié pour les autobus, pas pour les automobiles. Une année un peu antérieure, j’avais exorcisé le spectre de leur envahissement sans cesse plus visible dans la ville en notant, quand cela arrivait, la progression de leurs identificateurs, comme les bird-watchers des îles Britanniques consignent les apparitions des espèces d’oiseaux. J’avais accumulé ainsi, dans un carnet, des sightings de plaques de voitures. Ensuite, cela fit un poème.
Portrait minéralogique de Paris 1992
Février, rue Soufflot | 903 JTJ 75 |
29/ 04, lieu non noté | 48 JWW 75 |
même jour, rue Clément-Marot | 253 JWX 75 |
05/05 rue de Parme | 848 JWY 75 |
06/05 Opéra | 485 JWZ 75 |
07/05 rue de Douai | 311 JXJ 75 |
13/05 rue de Clichy | 688 JXJ 75 |
16/05 devant l’église de la Trinité | 336 JXK 75 |
17/05 avenue Franklin-Roosevelt | 182 JXM 75 |
04/06 rue Marx-Dormoy | 479 JXY 75 |
06/06 Saint-Lazare, cour de Rome | 362 JXZ 75 |
même jour, rue du Havre | 730 JYF 75 |
15/06 rue de Clichy | 407 JYX 75 |
04/07 lieu non noté | 653 JZC 75 |
12/07 lieu non noté | 219 JZF 75 |
16/07 rue de Mogador | 851 JZG 75 |
17/07 boulevard Saint-Martin | 754 JZM 75 |
19/07 rue Beaubourg | 571 JZP 75 |
20/07 place de l’Europe | 867 JZR 75 |
10/08 avenue des Champs-Élysées | 939 JZR 75 |
11/08 gare de Lyon | 146 JZW 75 |
13/08 Pont-Royal | 263 KAF 75 |
09/08 rue Lepic | 4165 WK 75 |
(Une bien vieille bagnole, la dernière, avec son immatriculation du pléistocène, au mieux, à deux lettres ! je ne suis pas convaincu qu’elle était encore en état de bouger.)
Le poème que je viens de vous donner à lire est un peu austère. (C’est un poème-liste, dont la contrainte est assez simple : noter, dans l’ordre croissant des immatriculations parisiennes des ‘sightings’ d’automobiles.) Certains douteraient fort qu’on puisse appeler cela poème. Je ne chercherai pas à les convaincre. De plus c’est, si on veut vraiment lui attribuer un sens, un poème engagé ; ce qui ne parle pas, de nos jours, en sa faveur.
Le cinquième jour de décembre 1994, un lundi, dans l’après-midi déjà rongé d’obscurité, j’étais parti à la recherche d’une autre espèce de poème, également dans mes habitudes, espérant un effet stimulant de la rumination langagière entre les maisons : un poème appuyé sur le souvenir retrouvé puis restitué d’un instant de lumière urbaine (je constitue une famille de poèmes de ce type).
Dans les rues peu passantes la seule distraction en effet est la lumière, qui entre puis sort, puis rentre, puis se retire, selon les heures du jour. C’est elle que je regarde en premier, pour y trouver, retrouver mes paroles de poésie. Ensuite, souvent, j’oublierai le nom de cette rue. Elle deviendra simplement une rue à lumière, de celles dont les images ne diffèrent guère, si je ne les interroge pas de près.
Une rue
La lumière, là
la lumière
là, là
dans la rue
la lumière
la lumière bue,
lumière, là,
la lumière,
là
Quelle rue était cette rue ? Quand sa lumière ? Je ne m’en souviens pas. Une rue. Aucune rue spécifique donc, sur l’image de laquelle je puisse mettre un nom. Une rue presque vide, livrée à la seule lumière, où je suis passé une fois, ou souvent, aux commencements de jours, en quelque fin de jour. Je la vois. Là.
Je partais, ce jour de décembre, plus ou moins consciemment à la recherche d’une calme rue, ce qui ne se trouve pas si facilement dans les environs de la Bibliothèque nationale ; en tout cas pas dans cette direction.
J’arrivai sur la place Colette, comme j’ai dit.
Les lieux où l’on marche peuvent avoir un effet décisif sur la poésie que l’on dispose dans sa tête en marchant. A cette époque (je dis à cette époque, comme s’il s’agissait d’un passé lointain, mais elle est extrêmement proche du moment où je l’écris, au début de 1995), à cette époque j’avais repris l’habitude de regarder ‘poétiquement’ autour de moi lors de mes déplacements pédestres ; c’est-à-dire pas seulement pour éviter de me faire renverser par les autres piétons, les chiens, les arbres, les cailloux, les autobus, les automobiles, les bancs, les portes cochères ou les bornes (cela m’arrive : c’est un effet secondaire de la concentration), mais moins pragmatiquement pour prélever dans les signes que le paysage urbain propose des assemblages et des circonstances propices à la composition de poésie.
Le regard que je viens de dire ‘poétique’ n’est pas destiné à identifier une quelconque poéticité du paysage, la teneur en poésie d’un coucher de soleil sur la voie express rive droite, par exemple. Il sert à disposer le monde à pénétrer par le regard jusqu’à cet endroit (sans lieu précis : l’espace du dedans) où l’image en train de se faire rencontrera l’image-souvenir ancienne qui mettra en mouvement les séquences marmonnantes d’un peut-être poème en voie de constitution.
Une certaine concentration est nécessaire, une certaine manière de regarder. Ainsi le chasseur d’escargots, dans les genêts gonflés de pluie, entre les touffes de thym et les pierrailles, doit mettre une sorte de paire de lunettes intérieures spéciales, choisir un regard gastéropodique s’il ne veut pas rentrer bredouille ; et il faut en avoir l’habitude ; pour, dans le brouillis du monde, isoler infailliblement les ‘singuliers’-escargots.
Je m’étais mis en tête, depuis un bout de temps déjà, d’extraire de Paris un livre, qui serait livre de poésie. Cela demande pas mal de méditation ruminante, murmurante, réitérante et redondante. Les moments et les occasions de tels efforts sont extrêmement discontinus. Les moyens de mise en mémoire extérieure, le macintosh (dont je possède une version dite portable, nommée Duo), la page de carnet, de cahier, non seulement sont peu praticables dans le mouvement continu d’une marche mais surtout sont générateurs d’interruption. Or il faut laisser s’approcher les images de mémoire, les assembler tant bien que mal en la tête pour constituer, avec de la chance, quelque chose de cohérent.
§ 3 Je ne pouvais penser produire ainsi que des poèmes.
Je ne pouvais penser produire ainsi que des poèmes. Rien d’autre : ni récit, ni rumination, ni calcul. Il me fallait éviter toute distraction, toute prévision, toute révision, toute vision. Il n’y avait rien à raconter.
Je vois chaque poème à faire, mais aussi bien chaque poème que je lis (chaque poème à lire ou relire est un poème à refaire), comme installé dans un présent persévérant. Tout poème est maintenant ; tout poème, s’il est, est d’un seul coup. Tout poème est un maintenant, un now. (Ou, à la grecque, un n´un ; je préférerais, si la langue française me le permettait, disposer d’un monosyllabe pour énoncer cette propriété, assurer une convenance rythmique entre le vocabulaire et le monde : ‘maintenant’ est trop long.)
Tout poème est une source de lumière perpétuelle, à transmission instantanée, telle qu’était la lumière pour la pensée, autrefois. Tout poème est un ‘rayon qui n’a de cesse’. Je ne le situe dans aucun temps, puisque le temps implique une durée, une comparaison de moments, des ‘avant’ et des ‘après’, mais dans un instant entièrement pur, autonome, incomparable à tout autre.
L’instant d’un poème pince l’éternité, je veux dire l’éternité la plus modeste, la nôtre, celle des créatures terrestres, l’éternité ‘pour toutes fins pratiques’ ; dans laquelle je baigne, comme nous tous, entourés d’un temps que nous ne concevons pas, dont nous ne discernons ni le début, ni la fin ; j’imagine une sorte d’infini ; ou, mieux (doutant de l’infini), d’indéfini.
Infini, indéfini ne sont peut-être pas les mots qui conviennent. Je me suis persuadé d’en adopter un autre, qui n’est pas de mon invention, de l’arracher à son contexte d’origine, sévèrement logique et arithmétique (qu’Yvon Gauthier me le pardonne), pour les besoins de la représentation mentale de l’espace où je vois que se fait la poésie. Ce mot néologique est effini.
Éloge de l’effini. Le temps intérieur, mémoriel, où je travaille est un temps effini : cela veut dire qu’il n’est pas infini au sens strict, habituel, tout entier existant d’un seul coup. Mais il n’est pas non plus fini au sens strict.
Il est plutôt indéfini au sens suivant : je ne lui attribue pas de borne finale ni vers l’avant (futur) ni vers l’arrière (passé). (On pourrait aussi bien renverser le sens de parcours : le passé, lointain ou non, est aussi bien à venir que l’avenir, aussi inaccessible, aussi mystérieux, improbable.)
Mais ce n’est pas non plus ce qu’on appelle l’infini potentiel ; car même si je ne lui conçois pas de borne, il en a une. Seulement, elle n’est pas discernable ; et elle n’est pas fixe. Elle se présente sur chaque parcours de pensée et il est impossible de l’atteindre. Cet infini-fini-indéfini-là, cet effini, est bien peu mathématique (au sens usuel), j’en conviens. (C’est un effiniment-grand : il y a aussi dans ma fantaisie théorique un effiniment-petit, qui ressemble aux ‘impartibles’ de Diodore Cronos (du moins tels que je me les interprète, ou invente).)
Pour me situer au sein de cette espèce bizarre de temps, qui en plus doit être pensé non linéaire mais branchu, dans les deux directions habituelles (et il faut sans doute en imaginer d’autres), je suis toujours obligé de m’avancer par la pensée vers une borne locale (c’est une fin dans la direction où je me suis porté ; et pourtant il est inimaginable qu’il n’y ait rien après elle), dans un sens ou dans l’autre, disons pour fixer les idées dans le sens passé-futur ; et d’ensuite revenir vers l’endroit où je suis, où je me présente, où je comprends, mais seulement une fois que je n’y suis plus, qu’il s’agissait du présent.
Le présent, j’en suis persuadé, n’a pas de réalité, est toujours virtuel, n’a de réel qu’au passé, quand il n’est plus ; on ne peut pas commencer à dire : c’est ainsi que, déjà, c’était ainsi.
Ce va-et-vient incessant du futur antérieur à ce que je nommerai, symétrique mais innommé dans la langue, le passé postérieur (et vice versa), cette descente (ou montée) que rien n’arrête, tel est ce que je nomme pour moi-même le temps, le temps de l’effini.
J’ai beaucoup marché dans Paris, depuis l’hiver de 1944-45. Mes pas souvent y croisent et recroisent des pas antérieurs distants de dix, vingt, quarante, maintenant même cinquante années.
J’ai tous ces pas quelque part dans mon crâne, s’il est vrai que dans le souvenir rien ne se perd, mais disparaît seulement momentanément à la vue. Je suis assez tenté de croire à cette hypothèse invérifiable, qui me semble apporter une explication apaisante à l’espèce de bruit de fond d’images dont je me sens, pendant ces déambulations, envahi.
Certains croient en outre à une sorte de bruit noir impénétrable, qui nous viendrait d’avant, qui serait comme la mémoire du ‘big-bang’ traumatique de notre naissance (ou de notre conception, même). J’aime également cette hypothèse, à laquelle pourtant je n’apporte pas beaucoup de crédit.
§ 4 Le ruminement de la poésie en commencement,
Le ruminement (rumination + cheminement) de la poésie en commencement, l’emmêlement de mots, syllabes, squelettes de vers et de phrases qui s’efforcent de s’accorder, fait parfois surgir brusquement le renard roux d’une image-souvenir de son sous-bois, de son couvert d’oubli, et je l’accueille. Je l’accueille seulement. Je ne cherche nullement à forcer cet animal-image avec les chiens de la langue.
D’ailleurs, je suis un adversaire résolu de la chasse à courre, particulièrement celle qui traque les renards anglais. J’attends avec impatience le vote ces jours-ci annoncé de la Chambre des Communes qui mettra fin à cette coutume barbare et assurera par la même occasion (c’est, semble-t-il, prévu par le projet de loi), la protection d’autres sympathiques espèces, les écureuils et les hérissons. Les blaireaux n’y figurent pas ; mais, comme dit Marie, ils ont leur propre groupe de pression (j’en fais partie).
J’ai lu il n’y a pas longtemps dans le Times l’exploit de ce (ou cette) renard(e) du Yorkshire qui, poursuivi(e) par une meute faite de quarante chiens et d’un nombre non spécifié de chasseurs et chasseuses élégamment équidés, avait entraîné sans en avoir l’air ses ennemis dans une prairie de somptueuse herbe anglaise où paissaient innocemment quelques blancs moutons sous la houlette d’un berger du Yorkshire profond, et d’un chien collie.
Les chiens chasseurs, les bloodhounds sanguinaires (comme leur nom anglais l’indique), ne surent pas résister à la tentation (l’excitation de la poursuite, la faim, l’occasion, l’herbe et la laine tendres…). Ils se jetèrent sur les blancs moutons et les dévorèrent.
Le résultat dépassa toutes les espérances du (de la) renard(e). Non seulement il (elle) fut débarrassé(e) de la meute mais la société de chasse décida de massacrer tous les chiens compromis dans cette affaire : ils avaient goûté aux moutons et ils n’étaient plus bons à rien d’autre (je remarque qu’on n’exécuta pas les chasseurs cependant).
On voit avec quelle désinvolture on traita ces animaux qui, bien que peu honorables, ne méritaient quand même pas ce sort.
Cette héroïne renarde (je ne sais pourquoi, je suis tenté d’attribuer cet exploit plutôt à une renarde (vixen), telle celle chantée par David Garnett dans son beau roman Lady into Fox), une sorte de Sylvia Townsend Warner (renarde), un peu sorcière comme l’héroïne du premier roman de cette auteure, Lollie Willowes), aura certainement un jour son monument. Je souscrirai volontiers à la collecte pour son érection.
Assez de cette métaphore digressive (je préviens que je résiste rarement à une digression. Dans les branches précédentes de mon ouvrage (j’écris un long traité en prose, divisé en parties que je nomme des branches ; vous lisez ici la quatrième), je leur ai accordé un statut formel d’insertions, sous deux espèces : les incises, courtes et autonomes, self-contained ; et les bifurcations, où se poursuit un sentier narratif alternatif. J’essaie maintenant de les manifester typographiquement, non seulement par des parenthèses banales souvent superposées, ou encore juxtaposées, mais par des changements de corps, de caractères ; on peut ne pas s’attarder sur ces plages de la prose ; on peut sauter par-dessus elles, pour suivre, si on le désire, un récit moins discontinu).
La morale de cett’ histoir’-là, d’cet’ histoir’-là, comme chantait Bruant, c’est que de toute façon il est vain de poursuivre (poétiquement s’entend) le renard des images-souvenirs. Car la poésie n’a pas affaire avec l’intention (sinon à contresens, peut-être).
Marcher les rues, lire les rues, voilà ma tactique.
C’est l’interprétation que je donne à l’injonction (je la prends pour une injonction) de Raymond Queneau : Courir les rues. Mais je ne cours pas : d’ailleurs ‘courir’ dans l’expression ‘courir les rues’ veut-il dire ‘courir’, au sens ordinaire ? je ne crois pas. Seulement ‘aller’, d’une manière ou d’une autre ; mais aller beaucoup, souvent, avec obstination, avec hâte.
En déterminant sur le plan de ville les lieux identifiables que contiennent les poèmes du livre qu’il écrivit sous ce titre, je me suis rendu compte de la grande variété et étendue de ses déplacements métropolitains.
Si on suivait l’ordre des poèmes et si on reportait sur une carte, sous forme de fils de couleur tendus, les trajets d’un point à un autre que l’on est amené à faire, lecteur, l’y accompagnant selon l’ordre traditionnel de l’imprimé, cela ferait un bel entrecroisement multicolore ; et un excellent exercice scolaire, en plus.
Paris, dans ces poèmes, est un trésor onomastique, une cornucopia de singularités langagières, vues et entendues. J’y ai appris à regarder d’une certaine manière : en lisant les rues.
A être sensible aux discrepancies minuscules entre Paris écrit et Paris parlé.
Place de Clichy
On dit « Place Clichy »
Mais on ne dit pas, ou rarement, « Rue Clichy »
§ 5 Le titre de mon livre de poèmes sera, serait le suivant :
Le titre de mon livre de poèmes sera, serait le suivant :
La forme d’une ville
change plus vite hélas que le cœur
des mortels
C’est un titre assez long, et je ne l’ai pas inventé. Je l’ai pris à Charles Baudelaire. (Mais j’ai inventé quand même quelque chose : de le prendre pour titre ; et j’ai eu, partiellement, un prédécesseur, un plagiaire par anticipation, Mr Poirier, dit Julien Gracq.) Ce titre est, je crois, conforme à ce qui en sera le contenu : des poèmes empruntés à la ville de Paris.
J’y commencerai(s) par un quatrain :
Paris
d’après Raymond Queneau
Le Paris où nous allons
N’est pas celui où nous allâmes
Et nous préparons sans drame
Celui que nous vous laisserons.
qui serait (sera) suivi d’un
Commentaire du poème précédent
J. R. – Sept pieds, huit pieds
Sept pieds, huit pieds
Tu vois, moi aussi, j’ai fait
Un quatrain
verlainien
R. Q. – Oui, mais toi
tu copies.
En effet, souvent, je copie.
Innombrables sont les poèmes que j’ai copiés au cours de ma longue sinon honorable carrière de poète, contemporain par nécessité.
Bien de mes prédécesseurs ont agi ainsi. Surtout ceux de l’époque à laquelle, poétiquement, je m’imagine appartenir : les dernières années du douzième siècle, en Provence.
Je dis copie ; cependant, il faut s’entendre. L’appropriation pure et simple de poésie préexistante n’est qu’un aspect de l’opération. Elle s’apparente à la stratégie des poèmes trouvés (found poems), oisifs, sur les murs, dans les conversations attrapées çà ou là par l’oreille traîne-rues, dans les réclames qu’on nomme aujourd’hui pubs (« les affiches qui chantent tout haut » de Guillaume Apollinaire).
Il suffit d’étendre un peu le terrain de chasse pour y inclure le déjà-écrit comme poésie, de le considérer comme faisant partie du prêt-à-porter de langue.
D’autres modes du copiage excèdent le simple prélèvement, même sélectif. De larges pans de mots, de vers, restent intacts, mais leur mode d’agencement, leur allure rythmique, les nombres qui les gouvernent sont neufs, les font autres en poésie. Ils résonnent différemment.
Les Troubadours procèdent presque toujours ainsi, si bien qu’on a pu dire qu’ils ne composaient jamais qu’un seul poème, une seule canso, toujours la même, et on s’est déclaré incapable de comprendre autrement que comme une rhétorique vide, une vantardise, un gab, leurs affirmations répétées de l’originalité, de la singularité de leur chant.
C’est dans leur esprit que je comprends mon propre travail, incessant, de copie.
Je commence toujours par copier, au sens strict, matériellement sur le papier, semi-matériellement sur l’écran, matériellement et immatériellement à la fois dans ma tête, en répétant et apprenant.
Tout poème que je copie, et apprends et répète, devient un poème composé pour moi, par moi. Tout poème que je compose est prêt à être copié.
La copie fait partie de la copia de l’art de poésie, au sens où la Renaissance entendait ce mot, synonyme presque d’abondance, de richesse, de trésor.
§ 6 Je choisis parfois un but pour mes promenades.
Je choisis parfois un but pour mes promenades. Je vais vers une rue dont le nom m’a séduit. Je vais vers une rue qu’on m’a indiquée, pour ma collection de rues particulières, mon portefeuille de rues. Une rue sans joie ; une rue calme ; une rue abstraite ; une rue chargée de signes. Une rue caressée d’arbres, aux oiseaux rétractiles ; une rue qui n’a que des coins de rue ; une rue sans numéros ; une rue gorgée d’automobiles arrêtées ; une rue à escaliers, une rue plate, une rue basse. Une rue invraisemblable, une rue sereine, une rue crapule. Trois rues noires, deux rues blanches. J’examine le dessin des trottoirs, leurs fractures ; je compte des pots de fleurs, des laveries, des fenêtres.
Je suis l’autobus 47, l’autobus 29, le 91. Je traverse. J’attends sous une porte cochère, sur un banc, face à une fleur, un croissant au beurre, une boucherie hippophagique, un ‘Ed-l’épicier’. Je sors du neuvième arrondissement. Je passe la Seine.
Je vais d’une rue à une autre pour des raisons arithmologiques, méthodologiques, sentimentalologiques. Je vais de plus en plus loin, je vais sans savoir où ; je me retourne : le ciel est là, le soleil ; une vitre s’enflamme ; la lumière ricoche dans une flaque. Je vais dans les jardins publics, les gares, dans les passages. Je vais même dans les avenues. C’est tout dire !
Ces temps derniers, je me suis trouvé assez régulièrement m’approcher de mes rues les plus anciennes, je veux dire de celles qui se sont le plus anciennement placées dans mes souvenirs (ceux que je parviens à extraire en ce moment).
Rue Duguay-Trouin
@ En sortant du 56 je tournais à gauche, puis encore une fois à gauche au premier tournant. J’entrais alors dans la rue Duguay-Trouin.
@ Au bout de la rue il y avait, s’en allant vers la gauche, en oblique, la rue Huysmans.
@ Mais à droite il y avait, en oblique encore, toujours la même rue : la rue Duguay-Trouin !
@ Le bout de ce bout de rue n’était pas le bout de la rue
Duguay-Trouin.
Car la rue Duguay-Trouin tournait sur sa droite et revenait dans la rue d’Assas,
D’où elle était partie.
@ Aux premiers jours de mille neuf cent quarante-cinq.
J’étais sorti du 56 rue d’Assas et j’avais découvert le mystère de la rue Duguay-Trouin.
Qui s’en va de la rue d’Assas mais aussitôt y revient.
@ Ô prodige !
Ô Merveille !
Ô mystère insondable de la grande ville !
@ Je faisais plusieurs fois le tour de ce triangle dont deux côtés sont la propriété de la rue Duguay-Trouin.
@ Aujourd’hui, 31 décembre 1993, à trois heures de l’après-midi, il pleut. Il pleut dans la rue d’Assas, devant le 56 ;
Il pleut dans la rue Duguay-Trouin,
Vide.
@ Et de nouveau je m’émerveille.
@ Or ce qui m’émerveille aujourd’hui n’est pas que la rue Duguay-Trouin continue à se déverser dans la rue d’Assas après un plutôt court chemin,
@ Mais le souvenir vivace, après quarante-neuf ans, de mon émerveillement devant ce phénomène de voierie bien parisien.
@ Mon émerveillement est en fait tout ce dont je me souviens.
@ Il n’y avait pourtant pas de quoi faire en moi-même tout ce tintouin,
Alors,
Aujourd’hui encore moins.
@ Mais on s’émerveille comme on peut.
Surtout un 31 décembre.
Ce jour-là, le jour de ce poème, face à la perspective d’une année nouvelle, mon point de vue sur le monde, mon outlook général, était plutôt morne. Il ne s’est guère amélioré au cours de l’an 94, comme on verra.
Dans ces pèlerinages sans nostalgie, aux environs généraux du jardin du Luxembourg, que je traversais tous les matins scolaires de mon premier hiver parisien (1944-45) pour me rendre au lycée Henri-IV, il y a cependant un autre endroit que je revois toujours avec plaisir, quand j’y passe. (J’y passe de façon assez régulière, pour des raisons qui ont à voir avec ce que je pense être mon devoir de poésie, l’assistance au comité de rédaction d’une revue de po&sie.)
La plupart des allées de ce jardin, ses arbres, son bassin central où couraient autrefois des bateaux en mauvais papier journal en l’immédiat après-guerre, les rues qui l’entourent, l’atteignent, l’avoisinent, Vaugirard ou Vavin, Médicis, Auguste-Comte, les rues où il déversa, déverse, déversera ses promeneurs, ses amoureux, ses landaus, ses chiens, me sont familiers d’une manière qui les singularise par rapport à tous les autres endroits de Paris. La durée, la durée épaisse en est la cause. Comme si les années les avaient enfoncés plus profondément que tous autres dans la pâte à modeler, dans la cire de mon cerveau.
Sur un Plan de ville satisfaisant, quoique imaginaire, qui tiendrait compte de ce fait, les rues seraient imprimées plus ou moins distinctement selon l’ancienneté de leur pénétration par le regard et les pas, et les rues jamais ouvertes par la marche laissées en blanc, comme les terra incognita des cartes dans les atlas anciens. Ce serait un grand plan mural, par exemple, et tous les parcours ne serait-ce qu’une seule fois effectués dans le passé pourraient y être animés lumineusement par quelque prodige électronique.
§ 7 Mais revenons à nos moutons, ou renards.
Mais revenons à nos moutons, ou renards.
(Parenthèse ajoutée en janvier 1998 :) (Au petit matin du jour de mai qui vit le triomphe électoral des travaillistes, un journaliste du Guardian, qui avait suivi toute la nuit les résultats dans la circonscription de Tony Blair, rentrant à son hôtel croisa un renard, un des renards urbains qui, depuis la Seconde Guerre mondiale sont devenus des citoyens de nombre de villes anglaises. Et il lui sembla qu’il portait sur le front un écriteau :
Fox hunting is over !
Les travaillistes, en effet, s’étaient engagés à interdire, par voie législative, la chasse à courre.
On n’en est pas encore là, plusieurs mois plus tard. Un projet de loi doit être présenté par un honorable MP. S’il est voté par la Chambre des Communes, il sera ensuite discuté par la Chambre des Lords. (Ajouté en décembre de la même année 1998 : Je crains fort que cette loi ne soit jamais votée ; je n’aurais jamais dû faire confiance à Mr Blair.)
Le Earl of Devon, ai-je appris par le Times, a l’intention de prendre la parole sur ce sujet brûlant.
Entré à la Chambre des Lords en 1938, à vingt ans, il en aura quatre-vingts cette année ; et ce sera son premier discours.
Interrogé sur cette soudaine envie de parler, le noble pair a expliqué qu’il n’était point jusque-là intervenu dans les délibérations de l’auguste assemblée parce qu’il ne voulait pas agir avec précipitation. On lui demanda ensuite quelle serait la position qu’il prendrait dans ce grand débat. Il répondit qu’il n’était point encore décidé.
Et il ajouta qu’un long mûrissement était nécessaire pour tous les actes de quelque importance. Il prenait exemple sur sa tortue Timothy, qui avait appartenu à son père et à son grand-père et qui, âgée de 179 ans, venait de se décider à passer d’un côté à l’autre du jardin. (Et Timothy n’avait quitté la demeure ancestrale qu’en une seule occasion : pour accompagner le Lord dans son avion, quand il était pilote de chasse de la RAF pendant la Seconde Guerre mondiale. Son attitude (celle de Timothy) avait été en tous points digne de celle d’un fidèle sujet de Sa Majesté. Elle (ou il) était resté(e) impassible pendant tous les combats aériens.) Et on veut abolir les pairs héréditaires ! Quelle tristesse !)
Le 5 décembre de l’année dernière, j’étais sorti de la Bibliothèque nationale, j’avais traversé les jardins du Palais-Royal sans m’arrêter devant la boutique de décorations Bacqueville où j’aurais pu admirer le Nissan Iftikar. Et j’arrivai donc place Colette, comme j’ai dit.
A ce moment, j’ai eu devant moi une image.
C’était une image de souvenir. Pas une image de mémoire de poésie, de celles qui sont nécessaires pour la composition d’un poème, ou son ébauche, qui contiennent en même temps des ombres de mots, ou de pensée, des débris cinématiques d’événements, des perspectives fuyantes, que des images de langue viendront condenser, enfermer, dissoudre et, s’il se peut, maintenir assez longtemps dans la tête pour que commence de la poésie. Non. Ce n’était pas cela mais, plus élémentairement, et plus impérieusement en même temps, une image-souvenir toute pure, nette, évidente, irrécusable : un message du passé.
Un bon message du passé, convaincant, se glisse exactement sous le crâne comme sur leurs manches-supports les têtes souples des rasoirs ‘Gillette-Contour’, séparables et jetables, telles qu’après des siècles d’expérimentations plus ou moins heureuses et des milliers de visages couturés, saignants, balafrés, le progrès technique m’en propose maintenant chez mon épicier marocain tout-terrain, juste en face de chez moi, rue d’Amsterdam.
Qu’ai-je vu ? je me suis vu voyant ? Non. Je ne suis pas capable, jamais, de me voir, sauf quand j’imagine que je regarde un miroir ; et jamais dans un souvenir. Disons que je me suis souvenu voyant, voyant le monde, mais de l’autre côté de la place, sur le trottoir, ayant derrière moi la librairie Delamain. J’étais là, conscience individuelle fermement constituée, entourée de ses oripeaux de chair périssable ; et j’étais là il y avait de cela trente-trois ans.
Le travail de la mémoire, impossible à arrêter, inscrivit aussitôt cette image, et son arrière-plan de voyeur, un moi ancien doublant un moi présent, dans un environnement raisonné, avec des circonstances, une date même accompagnant le tout : 5 décembre 1961.
§ 8 Mon souvenir paraissait avoir, là, d’excellentes justifications.
Mon souvenir paraît avoir eu, là, d’excellentes justifications. Le 5 décembre, en effet, c’est mon anniversaire. Le 5 décembre 1994, que je raconte, est donc un de mes anniversaires : j’ai eu alors soixante-deux ans. Je suis entré alors, sans aucun enthousiasme avouons-le, dans ma soixante-troisième année.
Que le raisonnement de ma mémoire ait installé l’image qui m’était brusquement réapparue dans un contexte aussi précisément daté ne m’a pas non plus surpris outre mesure.
Ma mémoire (la vôtre peut-être aussi) traîne constamment avec elle une machinerie de souvenirs très conscients, autrement dit se propageant d’eux-mêmes de présent à présent pour constituer des certitudes, sans doute largement illusoires (je suis un sceptique de la mémoire), souvenirs faits de dates, de convictions, de savoirs supposés et de croyances.
Je sais, en ce sens, que ‘la Loire prend sa source au mont Gerbier-des-Joncs’ ; je crois que ceci, je crois que cela (je crois, comme vous, bien des choses ; inutile donc d’encombrer la page avec d’autres exemples ; vous voyez ce que je veux dire).
Ces souvenirs ne sont pas sur du papier, ni enregistrés sur un quelconque support de matériaux sonores. Ils n’en constituent cependant pas moins ce que j’appellerai une mémoire extérieure. Ses éléments, ses échafaudages sont certes tous dans mon esprit. Mais ils ne font pas, ils ne font plus partie de ma seule mémoire propre, vivante, réellement intérieure, celle qui constitue pour moi le passé. En eux, le sens strict du passé, le vrai passé interne, en fait, est absent. Ils sont tout prêts à devenir extérieurs au sens ordinaire, à être notés, enregistrés.
On pourrait aussi considérer qu’ils sont dans une antichambre de l’extérieur, un sas de cosmonaute, un passage obligé vers le monde, où ils peuvent être reconnus, fixés, dits ; j’ai envie de les nommer semi-externes.
Les souvenirs que nous partageons avec nos contemporains sont de cette nature. On le constate en lisant les Je me souviens de Georges Perec. Dans les Je me souviens, il y a assez peu de choses strictement et exclusivement privées.
J’avais eu l’impression qu’il n’y en avait pas du tout et que Perec s’était donné là une contrainte explicite de composition. Ce n’est pas tout à fait exact. Mais on pourrait parler d’une contrainte approximativement, globalement respectée ; ou encore d’une contrainte en voie d’émergence. Les Je me souviens sont suffisamment proches de la contrainte que je dis ; si bien que leur simple lecture peut conduire à sa formulation.
J’ai été amené à cette réflexion par la lecture de la brochure d’hommage au peintre Joe Brainerd qui m’est arrivée de New York, du St Mark’s Poetry Project (qui ne mentionne d’ailleurs nulle part Georges Perec ; signe supplémentaire d’un fait bien connu : l’isolationnisme crasse des USA dans le domaine littéraire comme en d’autres ; ne parlons pas d’impérialisme, bien sûr ; disons qu’il y a là un effet indirect et non reconnu par les écrivains eux-mêmes, de la situation de domination des USA dans le global village cher à l’ex-président Bush).
L’ayant lue je me suis de nouveau penché sur la vexante quaestio de ce qu’il faut bien appeler une forme poétique, la forme Je me souviens, Jms pour simplifier, et distinguer.
Quand on compare les Jms de G. P. aux I remember (I.rem) de Joe Brainerd on est frappé, indépendamment de la différence de style entre les deux livres, plus intimiste à mon sens dans le cas de Brainerd, d’une différence frappante dans l’emploi de la méthode en vue de la constitution de la liste. (Ce qui fait que, contrairement à ce qu’on a dit, la stratégie des Jms n’est pas une simple transposition des I.rem.)
Cette différence, cette particularité des Jms perequiens, qui n’a le plus souvent pas été comprise par ceux qui ont fait des je me souviens de Gp (c’est particulièrement vrai chez les mauvais journalistes comme Philippe Sollers), est la suivante : les I remember de Joe Brainerd sont non seulement privés (comme tous souvenirs) mais ils se réfèrent souvent à des circonstances strictement intransmissibles autrement que par le récit qui en est fait.
Joe Brainerd fait son autoportrait à travers des souvenirs et il nous invite à en partager la narration. Là est son invention ; et elle est extraordinaire ; c’est l’invention d’une forme (variante de la forme-liste). Il n’est pas donné à beaucoup d’inventer une forme, dans le domaine des arts du langage. Mais ce n’est que par hasard que ce dont il parle peut évoquer aussi, directement, nos propres souvenirs (dans ce cas précis : les souvenirs des citoyens new-yorkais de sa génération).
Georges Perec au contraire, dans la grande majorité des cas, a choisi de situer ses souvenirs au moyen de noms d’objets et de circonstances qui sont du domaine public.
§ 9 très souvent, le ‘je me souviens de garap’ en est un exemple,
De plus, très souvent, le ‘je me souviens de garap’ en est un exemple, seule est présente la nomination du souvenir, son nom. (Garap, d’ailleurs, terme mystérieux apparu un jour sur tous les murs et espaces publicitaires, n’était qu’un nom que la profession publicitaire s’était inventé pour elle-même, pour prouver sa puissance, sa capacité d’attirer l’attention des contemporains.) Ou bien on sait de quoi il parle, ou on ne sait pas. On ne peut se raccrocher à aucune anecdote, on ne peut imaginer. Perec, je l’ai dit, ne l’a pas fait de manière entièrement systématique ; ce qui implique que chez lui la contrainte que j’imagine, la contrainte d’une forme Jms, sous-forme de la forme I.rem, était en gestation mais n’a pas été vraiment pensée et définie.
Ce vers quoi il tendait, et qui était bien conforme à nombre de ses autres interventions dans la conversation de l’humanité, c’était (contrainte sémantique si l’on veut) de faire son autoportrait par l’infra-ordinaire. Dans Je me souviens, G. P. fait son autoportrait à la lumière infra-ordinaire ; il vous offre, en utilisant un pigment langagier inhabituel, un portrait de l’artiste se souvenant.
Vu de l’extérieur, du côté de la mémoire collective, le livre des Jms est donc globalement compréhensible pour quelqu’un de sa génération, du même environnement culturel. Mais il ne l’est que pour un tel lecteur. De plus si, au moment du succès remarquable du spectacle bâti sur le livre par Sami Frey, beaucoup d’auditeurs ou lecteurs partageaient encore un grand nombre des références des Jms (directement ou at one remove, par les récits d’aînés, de parents), en même temps personne, sauf G. P., ne pouvait les comprendre tous. Il y apparaissait entièrement ressemblant, mais en creux.
Il y eut beaucoup d’auditeurs et de lecteurs fascinés ; mais il y en aura, bien sûr, de moins en moins, ou ils le seront différemment. On pourra bientôt énoncer, paraphrasant Alphonse Allais : « On aura beau dire, on aura beau faire il y aura de moins en moins de personnes à comprendre les jms. » Il faudra ajouter au texte au moins autant de notes que pour un auteur médiéval. (Ajouté en 1998 : C’est ce que vient de faire, heureusement, Roland Brasseur avec son “je me souviens de ‘je me souviens’”. Mais il est clair que ce livre, si scrupuleux et si efficace, sera à son tour, avec le temps, ésotérique lui aussi ; nécessitant un nouvel ouvrage un « je me souviens de “je me souviens de ‘je me souviens’” » (and so on).)
J’ai cherché longtemps, sans y parvenir (mais peut-être pas assez cherché), d’autres prédicats pouvant donner naissance à des formes-listes du type Jms ; éventuellement liées par une autre intention que celle que je viens de dire.
J’ai fait un jour l’expérience d’une variété assez intéressante, les je ne me souviens pas, autrement dit je n’ai aucun souvenir de. Mais il est difficile (en tout cas il m’a été difficile) de produire ainsi une liste d’une certaine ampleur (ce qui me semble formellement nécessaire ; car un texte composé dans la forme Jms ne peut pas être un texte court).
Je suis allé plus loin avec une autre variante, que j’appelle des Qui se souvient de ?, ou Qssd- ?s. Le principe des Qssd- ?s est le suivant : prendre des morceaux de langue, des noms propres, des noms d’objets, des expressions, des bouts de chansons, des réclames (pubs) etc. mais toujours et exclusivement des séquences composées de mots ou séquences de mots qui sont littéralement tels dans ma mémoire, qui peuvent être préfixés sans ajustement, sans aucune addition de données supplémentaires ou commentaires, sans aucun récit, de la formule caractéristique ‘qui se souvient de’ et suivis d’un point d’interrogation.
Ces Qssd- ?s sont des bouts de langue qui viennent à la surface de mon souvenir quand je le sollicite ; je retiens, autant que possible, ceux qui arrivent d’un passé suffisamment lointain (vingt ans ou plus), et qui ne font pas partie (mais je me trompe certainement parfois sur ce point) de ce que tout le monde sait et reconnaît très facilement aujourd’hui encore. De plus j’en exclus ce qui vient naturellement et massivement d’abord à ma mémoire, c’est-à-dire des vers, sauf ceux qui peuvent être appelés par autre chose que le fait d’être des citations. J’en exclus aussi les énoncés mathématiques non triviaux.
Ce qui implique que j’ai exclu de mes Qssd- ?s presque entièrement et la mathématique et la poésie, qui ont été les deux activités principales de ma vie, mais qui me désigneraient d’une manière trop directe. Avec les Qssd- ?s, je tente de décrire le monde où j’ai vécu et son observateur, moi.
J’ai dressé une première liste de Qssd- ?s : elle compte 317 items, recueillis en deux jours de novembre 1994 (il me faut retenir la date de composition, car cette forme, sous-forme de la forme Jms, est très spécifiquement une forme de la poésie de circonstance versifiée). Je reproduis ici les 63 premiers vers.
Qui se souvient de ?
1. Qui se souvient de – Jean-Claude Arifon ?
2. Qui se souvient de – La Loire prend sa source au mont Gerbier-des-Joncs ?
3. Qui se souvient de – Le train ne peut partir que les portes fermées/ Ne pas gêner leur fermeture ?
4. Qui se souvient de – Des p’tits trous, des p’tits trous, toujours des p’tits trous ?
5. Qui se souvient de – Le petit bleu des Côtes-du-Nord, Directeur politique René Pleven ?
6. Qui se souvient de – Les connais-tu les trois couleurs, les trois couleurs de France/ Rouge du jour, couleur d’amour/ Bleu du soir, couleur d’espoir/ Blanc franchise et vaillan-ance,/ Blanc franchise et vaillance ?
7. Qui se souvient de – L’amour est une balançoire,/ ça monte et puis ça descend ?
8. Qui se souvient de – Va petit mousse,/ Le ven-tre pousse ?
9. Qui se souvient de – Je vous ferais bien une omelette au lard si j’avais des œufs, mais comme je n’ai pas de lard ?
10. Qui se souvient de – Je n’aime pas le fromage. Et c’est heureux. Car si j’aimais le fromage, j’en mangerais, et comme je n’aime pas le fromage… ?
11. Qui se souvient de – L’absence de raison contre n’est pas une raison pour ?
12. Qui se souvient de – Il vaut mieux se laver les dents dans un verre à pied que les pieds dans un verre à dents ?
13. Qui se souvient de – A la ville comme à la campagne, une seule adresse, la vôtre ?
14. Qui se souvient de – Roger Lanzac ?
15. Qui se souvient de – Pipette ?
16. Qui se souvient de – Traversez dans les clous ?
17. Qui se souvient de – Je n’ai qu’un regret, c’est de n’avoir pas connu plus tôt l’École Universelle ?
18. Qui se souvient de – Nestrovit ?
19. Qui se souvient de – Le mur de mon jardin/ est un mur mitoyen/ où la glycine en fleur/ met de tendres couleurs ?
20. Qui se souvient de – J’ai vécu trois ans avec elle/ Un jour ell’ me dit brusquement/ Tu ressembl’ à papa-maman/ Horreur ! c’était ma sœur jumelle ! ?
21. Qui se souvient de – Non non n’insistez pas, vous m’verrez pas tout’ nue/ mon papa ne veut pas ni ma maman non plus/ je garderai mes chaussinettes ?
22. Qui se souvient de – La tour Eiffel qui tue ?
23. Qui se souvient de – Mais voilà c’que c’est la vie l’existence/ un jour elle a pris la fuite et deux draps/ pour faire du football et son Tour de France/ pendant qu’mes deux g’noux lui tendaient les bras ?
24. Qui se souvient de – Mais où est donc or ni car ?
25. Qui se souvient de – Otis-Pifre ?
26. Qui se souvient de – Les Français parlent aux Français ?
27. Qui se souvient de – Le soleil se lève à l’ouest, le dimanche ?
28. Qui se souvient de – Water Music ?
29. Qui se souvient de – Je ne suis pas de ceux qui disent : ce n’est rien, c’est une femme qui se noie ?
30. Qui se souvient de – La biche brame au clair de lune ?
31. Qui se souvient de – Chut ! pas un mot à la reine mère/ chut ! pas un mot à la mère du roi/ dans ces cas-là faut garder le mystère/ dans ces cas-là faut garder ça pour soi ?
32. Qui se souvient de – Pour toi cher ange un Pschitt orange ?
33. Qui se souvient de – Dites 33, 33, 33 ! ?
34. Qui se souvient de – Césotica Clonégalo Vivestido ?
35. Qui se souvient de – Pondichéry, Yanaon, Chandernagor, Karikal, Mahé ? (variante : Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal, Mahé)
36. Qui se souvient de – Mes fils, c’t’eau fait l’S ?
37. Qui se souvient de – Un jour ayant une soif de l’Yonne/ voulant savoir à quoi l’Auxerre/ en homme de Sens j’y Joigny/ un verre de vin et je m’écriai/ Tonnerre ! Avallon ! ?
38. Qui se souvient de – Va-lence ton cheval dans le vaste hippo-Drôme ?
39. Qui se souvient de – Du Bo, Du Bon, Dubonnet ?
40. Qui se souvient de – René Vietto ?
41. Qui se souvient de – Suzanne Lenglen ?
42. Qui se souvient de – En Devoluy comme ailleurs, le scepticisme est le fruit sans cesse renaissant de l’empirisme ?
43. Qui se souvient de – La femme n’a pas besoin de la perfection du cheval ?
44. Qui se souvient de – Quand j’étais petit je n’étais pas grand ?
45. Qui se souvient de – È pericoloso sporgersi et de Nicht hinauslehnen ?
46. Qui se souvient de – Électeurs ! Électrices ! Électricité ! ?
47. Qui se souvient de – Labadens ?
48. Qui se souvient de – Retroussons nos manches, ça ira encore mieux ?
49. Qui se souvient de – Dents blanches, haleine fraîche ! super-dentifrice Colgate ! ?
50. Qui se souvient de – Philippe Sollers ?
51. Qui se souvient de – PSU ?
52. Qui se souvient de – Broutchoutar et Paliko ?
53. Qui se souvient de – Aqui Radio Andorra ?
54. Qui se souvient de – È finita la transmissione del giornale de radio ?
55. Qui se souvient de – A qui la Corsica ? a noi ! A qui Nizza ? a noi ! ?
56. Qui se souvient de – Mussolini a siempre ragione ?
57. Qui se souvient de – En Madrid se bailen touits, touits ?
58. Qui se souvient de – Tiene la tarara unos pantalones/ que de arriba a abajo todo son botones ?
59. Qui se souvient de – El tio Tomazon/ le gusta el pejeril/ le gusta el perejil/ perejil don don/ perejil don don/ mas con la condicion/ que liene el perejil/ la bocca de un lechon ?
60. Qui se souvient de – Le vaudou, c’est toujours Debord ?
61. Qui se souvient de – Althusser trop fort ! ?
62. Qui se souvient de – Où il est, Dinu ? Dinu li pati ? Où il est Roméo ? Roméo pati ?
63. Qui se souvient de – A la manière de… ?
§ 10 J’avais reçu, sur la place, face à la Comédie-Française
La pratique des Qssd- ?s pourrait par ailleurs donner naissance à d’intéressantes expériences de sociologie. Imaginons deux sujets sociologiques : A et B pour fixer les idées.
Chacun d’eux est prié de dresser, assez rapidement, une liste suffisamment étendue de Qssd- ?s (disons une centaine, pour faciliter les calculs de pourcentage, arme principale de la sociologie dite scientifique).
Les Qssd- ?s de A sont ensuite lus à B. Chaque fois que B reconnaît, comprend ce qu’évoque un de ces énoncés il le signale à l’expérimentateur d’un signe convenu, et celui-ci coche l’item en question sur sa liste. On procède ensuite de même dans le sens B → A.
On obtient ainsi une mesure très fine de la proximité culturelle des deux sujets, dont l’importance et le caractère novateur n’échapperont à personne. Étendue à tout un groupe, à toute une population, l’expérience, convenablement traitée par une sévère Analyse Factorielle des Correspondances (invention de mon maître Benzécri), quel portrait chatoyant, varié, scientifique et quantitatif de ce groupe, de cette population ne permettrait-elle pas de dresser ?
J’avais reçu, sur la place, face à la Comédie-Française, du passé une image et je l’ai dirigée sans réfléchir vers un lieu de mémoire (interne), en somme déjà presque situé à l’extérieur d’elle-même ; je l’ai placée, date pour date, au jour d’un ancien anniversaire, trente-trois ans auparavant.
Ce jour-là (c’est ma mémoire interne-externe (semi-externe) qui parle (la mémoire strictement externe serait faite d’un journal, de lettres, serait strictement documentaire)) j’avais décidé de mettre en commencement d’exécution un programme de vie, un programme de travaux et de jours,
(un ensemble articulé de tels travaux, pour de nombreux jours) que je ne voyais pas encore très précisément, mais dont je savais qu’il devait comporter de la mathématique, de la poésie et de la prose, en particulier de la prose de roman.
Je savais cela parce qu’au cours de la nuit j’avais rêvé un rêve (rêver n’est pas, n’était pas pour moi une activité familière ; je suis un sceptique du rêve (l’étant de la mémoire (est-ce vraiment une conséquence ?) ; plus, je ne serais pas loin d’affirmer que les rêves n’existent pas (ce que je ne dirais pas de la mémoire (bien au contraire ; en fait je placerais volontiers la mémoire à l’origine de toute pensée))). A mon réveil il m’était apparu que ce rêve était décisif, et qu’il impliquait tout ce programme que je dis (mais qui était alors encore très vague). De plus, il imposait une décision de vie générale, globale, et de nombreuses décisions particulières, locales.
Dans ce rêve, je sortais du métro londonien. J’étais extrêmement pressé, dans la rue grise. Je me préparais à une vie nouvelle, à une liberté joyeuse. Et je devrais élucider le mystère, après de longues recherches.
Je me souviens d’un autobus à un étage, et d’une demoiselle rousse sous un parapluie. En m’éveillant, j’ai su que ce serait un roman, dont le titre serait Le Grand Incendie de Londres.
Il accompagnerait un Projet, qui serait un projet de Poésie ; & de Mathématique. Tout cela serait l’objet d’une décision que j’allais prendre, aussitôt réveillé du rêve.
J’avais passé la matinée à choisir la première manifestation des conséquences de cette brusque, impérieuse nécessité existentielle.
Ici je déduis : ce n’est pas que je ne me souvienne pas ; mais je conclus de mes images-souvenirs largement au-delà de ce qu’elles sont en mesure de me donner avec certitude. De plus j’en suis parfaitement conscient.
Et c’est pourquoi je me trouvais dans l’après-midi de ce jour de décembre 1961 sur le trottoir de la librairie Delamain, faisant face au Théâtre-Français, et par conséquent face aussi à mon double invisible qui, trente-trois ans plus tard, se souvient de moi, alors, là.
§ 11 Un livre de sonnets
Pourquoi là, et comment, exactement je ne sais. Mais je sais ce à quoi j’étais, alors, occupé.
J’avais à la main un petit livre ; un livre de poésie. Dans le livre j’apprenais un poème, qui était un sonnet.
Un sonnet de Góngora.
Le livre
Trente sonnets
de
GÓNGORA
Traduction
par Guy Lévis Mano
& texte espagnol
Je sais de manière absolument sûre, de cette certitude quasi inébranlable des souvenirs quasi extérieurs disposés en moi pour conservation explicite par ma mémoire (j’en ai parlé plus haut) et qui se sont renforcés d’année en année par simple continuité, ressemblant de plus en plus à des objets de ce que j’appelle, pour moi-même, pour mon propre confort pseudo-théorique, seconde mémoire, celle qui ne s’appuie sur aucune image-souvenir visible, celle qui est en jeu dans la restitution d’un raisonnement mathématique, par exemple ; je sais de manière sûre que je tenais en main ce livre, et que j’y apprenais le sonnet que voici :
sonnet
Infiere, de los achaques de la vejez, cercano el fin a que católico se alienta
En este occidental, en este, oh Licio,
climatérico lustro de tu vida,
todo mal afirmado pie es caída,
toda fácil caída es precipicio.
Caduca el paso ? Ilústrese el jüicio.
Desatándose va la tierra unida.
¿Qué prudencia, del polvo prevenida,
La ruina aguardó del edificio ?
La piel, no sólo sierpe venenosa,
Mas con la piel los años se desnuda,
y el hombre no. ¡Ciego discurso humano !
¡Oh aquel dichoso, que, la ponderosa
porción depuesta en una piedra muda,
la leve da al zafiro soberano !
Infère, des infirmités de la vieillesse,
la fin proche, qu’un catholique ne craint pas
En cet occidental, en ce, Licius,
climatérique lustre de ta vie,
tout pied mal affermi est une chute,
toute chute facile est précipice.
Le pas fléchit-il ? Qu’alors l’esprit s’illumine,
La terre compacte va se désagrégeant.
Quelle prudence, prévenue par la poussière,
attendit la ruine de l’édifice ?
Non de sa peau seule, le serpent venimeux,
mais avec sa peau des années il se dénude,
et l’homme point ! Aveugle entendement humain !
Heureux celui qui, ayant déposé
la part pesante sous une pierre muette,
donne la part légère au saphir souverain !
Je reproduis le texte et la traduction de l’édition, qui est encore en ma possession, un peu jaunie par les années, les lectures et les transports sous diverses intempéries. L’achevé d’imprimer est de novembre 1959 ; impression en caractères Garamond corps 10. Je possède l’exemplaire portant le numéro 718.
J’apprenais ce sonnet, comme j’en avais appris d’autres, comme j’apprenais autrefois tous les poèmes que je destinais à devoir être longtemps convoqués par mon souvenir, en employant une espèce de méthode, transportée depuis l’école primaire, et dont j’ai découvert depuis qu’elle n’est qu’une des nombreuses variantes abâtardies de l’antique ‘méthode des lieux’, celle des Arts de Mémoire de la Renaissance.
Je l’avais adaptée d’une stratégie de mémorisation utilisée dans un jeu de cartes enfantin, appelé mariage. Il se joue à deux. La règle est la suivante : on étale les cartes, retournées, sur la table, en un rectangle de petit côté 4 unités, de grand côté 13. Le premier joueur retourne deux cartes. Si elles sont de même dénomination, elles constituent un mariage, et il les retire du jeu, sans modifier la position des cartes restantes. Sinon, il les remet en place. Le second joueur se livre alors à la même opération. Chaque mariage donne le droit de rejouer immédiatement. On continue jusqu’à épuisement de toutes les cartes. Celui qui a le plus grand nombre de mariages a gagné.
Le jeu est de pure mémoire. La stratégie exige la constitution d’une image mentale du jeu. Chaque fois qu’une carte a été vue, la place qu’elle occupe reçoit un nom, qui est celui de sa valeur : c’est un 6, un 9, un valet. On mémorise et on se répète continuellement, selon un ordre de balayage fixe de l’image, rangée par rangée, la séquence des noms qui se sont révélés, en omettant ceux des cartes qui ont déjà été enlevées. J’excellais à ce jeu. J’y jouais souvent.
En ce qui concerne le sonnet cela se passa ainsi (je décris, au passé simple de l’instance particulière, ce qui était une procédure habituelle, et ma description pourra servir peut-être à quelqu’un qui m’aura lu ; je la décris dans ce cas spécifique, qui est celui d’un sonnet ; ce fut, c’était et ce serait donc la même pour tout autre sonnet).
Je suis, dis-je, certain d’avoir procédé de cette manière, exactement de cette manière. J’en suis certain de cette certitude qui affecte (c’est une sorte de maladie chronique de la mémoire) toutes les stratégies de mémorisation devenues habituelles, comme celle du rasage matinal, de la préparation du café, de la mise en cadre temporel des événements, de la maîtrise topologique et toponymique d’un itinéraire de marche ou de métro, etc.
Je lus, en commençant, plusieurs fois, un grand nombre de fois même, le poème. Je l’appréhendai avec obstination et répétitivement par les yeux et en même temps auralement (j’écris ‘auralement’ pour désigner le caractère interne de cette voix ; voix aurale).
§ 12 La poésie, autrefois, se passait toujours ainsi,
La poésie, autrefois, se passait toujours ainsi, c’est-à-dire qu’elle était autant aurale qu’orale. Je crains qu’il n’en soit plus ainsi. Avant tout parce qu’il n’y a plus beaucoup de poésie dans les têtes. Le monde souffre d’une extinction de la voix intérieure de poésie. Et le peu qui parvient à des lecteurs n’est que suivi des yeux, ou de l’oreille, passivement.
C’est là, hélas, un effet pervers de la (par ailleurs excellente) coutume de la lecture publique. Elle donne un accès plus direct, plus vivant à la poésie. Mais elle peut aussi, et avec encore plus d’efficacité que l’imprimé, dispenser de lire, d’entendre, de voir-écouter pour soi.
Je lus le sonnet plusieurs fois ; je le lus en le lisant, c’est-à-dire sans y penser. Sans plus penser à ce qu’il disait, à ce que j’avais compris de ce qu’il disait tant intellectuellement qu’émotionnellement.
Je ne m’arrêtai que quand je fus assuré d’avoir maîtrisé, et par conséquent de pouvoir redire sans hésitation ni faute au moins son premier vers. (Je peux encore aujourd’hui restituer sans erreur les premiers vers des poèmes que j’ai appris ; disons plus justement : je crois être capable de le faire.)
La mesure du vers traditionnel est telle que, dans un environnement où il est familier, il est aisément l’objet d’une saisie globale, d’un seul coup, de ce qu’on pourrait nommer, en généralisant le terme employé ordinairement par les psychologues, pour les dénombrements de collections d’objets, une subitisation.
On n’ignore pas que, mis en présence d’une poignée de singuliers bien différenciés du monde (même hétéroclites, pourvu qu’ils soient présents séparables dans le champ visuel) nous sommes en général capables d’une quotification quasi instantanée ;
autrement dit de répondre, sans compter explicitement mais sans erreur, à la question ‘combien y en a-t-il’ ?
Il suffit pour cela que la collection proposée au dénombrement ne comporte pas plus de six objets (6 est la limite la plus souvent reconnue par les spécialistes ; il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, que je ne dirai pas, comme l’expression que je viens d’employer l’indique (je me permettrai cependant d’y revenir dans un autre chapitre ou dans une branche ultérieure. La question de la subitisation touche de près à bien des questions qui se posent à propos de la poésie)). Comme il faut aussi que ces objets soient bien distincts, mieux leur nature nous est comprise, mieux nous comptons. De plus, une certaine mise en ordre spatiale favorise l’appréhension.
J’entrepris alors de mémoriser la liste des quatorze mots-rimes, c’est-à-dire :
liste
Licio,
vida,
caída,
precipicio.
jüicio.
unida.
prevenida,
edificio ?
venenosa,
desnuda,
humano !
ponderosa
muda,
soberano !
J’ai dit liste, mais il s’agit en fait de quelque chose de plus précis, que la représentation graphique que j’ai choisie indique : une séquence écrite rythmée (par les blancs à l’intérieur des lignes, par les sauts de ligne) en succession verticale.
Ce qui devait être imposé au souvenir, dans cette étape de la mémorisation du poème, n’était pas seulement la séquence des quatorze mots, mais leur répartition en deux fois quatre suivis de deux fois trois, et surtout leur position dans une page mentale, où ils figureraient d’abord seuls, en bout de ligne, tel un poème résultant d’une haïkaïsation à la Raymond Queneau, de ce qu’il nomme une réduction aux sections rimantes.
La répétition murmurante, accompagnée d’un effort concentré de visualisation, met en route le travail de mémoire, qui est un travail de deuil : le deuil du présent. Il se heurte pour cette raison à une forte réticence de notre esprit.
J’ai fini par me mettre une page en tête, une grande page blanche vêtue seulement de la noirceur alignée de ces quatorze mots, les mots clés pour la mémoire d’un sonnet.
§ 13 Nul n’ignore que dans la poésie rimée, la rime,
Nul n’ignore que dans la poésie rimée, la rime, les mots-rimes avec leur situation syntaxique et rhétorique propre, supportent une grande partie du sens.
La réduction aux sections rimantes d’une tragédie de Corneille, par exemple, permet de suivre plutôt bien ce qui s’y passe.
Chimène
sincère
père ?
Elvire
charmés :
aimez,
âme
flamme.
Chimène
fois
choix :
prendre ;
entendre,
amour
jour.
brigue
? (complétez du mot-rime ici absent)
L’action de la pièce s’en trouve fortement accélérée.
On peut procéder encore autrement. Au lieu de saisir en premier l’armature de rimes, ne conserver que les débuts des vers fortement marqués par l’emphase, l’insistance, l’exclamation. Je vous en livre à l’instant un exemple. Il existe une pièce de théâtre de Jean Racine, assez connue, dont le titre est Phèdre. Je l’ai soumise à la
– contrainte de codécimation. La décimation antique supprimait un individu sur dix dans une légion ; la codécimation n’en laisse survivre qu’un. La version de ‘Phèdre’ que j’ai composée a 165,4 vers, chaque vers étant compté selon son nombre de syllabes et le total converti en alexandrins. Comment les vers de ma ‘Phèdre’ ont-ils été choisis parmi les vers de la première version (celle de Racine) ? La codécimation n’a laissé subsister (à de rares exceptions nécessaires pour l’intelligence du tout) que les vers ou débuts de vers dont la charge émotive est forte : ceux qui commencent (ou à la rigueur contiennent) des formes telles que oh ! ah ! hé ! Madame, Seigneur, Prince, oui, non, quoi ?, ciel !, Dieux, cruelle…
Voici donc le premier acte de
PHÈDRE
tragédie de Jean Racine, codécimée par Jacques Roubaud.
Acte I, scène première
Théramène
Hé ! depuis quand, Seigneur, craignez-vous sa présence ?
Quoi ? vous-même, Seigneur, la persécutez-vous ?
Hippolyte
Toi, qui connais mon cœur depuis que je respire…
Théramène
Ah ! Seigneur !
scène II
Œnone
Hélas ! Seigneur, quel trouble au mien peut être égal ?
scène III
Phèdre
Hélas !
(Elle s’assit)
Œnone
Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent.
Quoi ? vous ne perdrez point cette cruelle envie ?
Phèdre
Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Œnone
Quoi, Madame ?
Phèdre
Insensée, où suis-je ? et qu’ai-je dit ?
Œnone
Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence
Cet Hippolyte…
Phèdre
Ah ! Dieux !
Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche ?
Œnone
Hé bien ! votre colère éclate avec raison :
Quoi ? de quelque remords êtes-vous déchirée ?
Phèdre
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
Œnone
Cruelle, quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
Phèdre
Ciel ! que lui vais-je dire ?
Ô haine de Vénus ! Ô fatale colère !
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, …
Œnone
Pour qui ?
Phèdre
J’aime… A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J’aime…
Œnone
Qui ?
Hippolyte ? grands Dieux !
Phèdre
C’est toi qui l’as nommé !
Œnone
Juste ciel !
Ô désespoir ! Ô crime ! Ô déplorable race !
Phèdre
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
scène V
Œnone
Panope, que dis-tu ?
Panope (il lit)*
Que la Reine abusée…
Phèdre
Ciel !
Panope
… Pour le choix d’un maître Athènes se partage.
Œnone
Panope c’est assez.
scène V
Œnone
Madame,
Vivez, vous n’avez plus de reproche à vous faire :
Phèdre
Hé bien ! à tes conseils je me laisse entraîner.
La mémorisation de la suite verticale des mots-rimes est la partie la plus difficile de l’expérience, parce que la plus mécanique. Or on ne m’avait enseigné aucun moyen vraiment efficace pour parvenir sans peine au résultat (c’est là surtout que l’Art de Mémoire m’aurait été d’un grand secours.
Dans une autre vie, je commencerai par là).
En ce qui concerne ce sonnet particulier, la liste-matrice a encore moins bien résisté que le premier vers à l’érosion des années, entraînant dans sa chute certains pans entiers du poème. Il m’arrive (et de plus en plus) pour vérifier mes hypothèses sur la mémoire, certes, mais aussi pour assister à la destruction de la mienne avec une espèce de délectation morose, d’examiner sur tel ou tel poème, appris il y a très longtemps, très longtemps su, le progrès des lézardes d’oubli, des fissures qui s’élargissent dans un vers, s’étendent aux strophes, jusqu’à ce que parfois il ne reste que le souvenir amer d’avoir su ; le poème s’étant évanoui comme un Cheshire-cat, laissant derrière lui non un sourire énigmatique, mais un rictus.
Ensuite, je raboutai à cette colonne bordée de vide, horizontalement, le premier vers. Auralement, je me récitai le premier vers comme une suite de syllabes en ligne droite, mais en ligne horizontale, et les mots-rimes en colonne, en verticale descendante (comme le premier vers d’un sonnet qu’on écrirait en japonais).
J’en avais ainsi l’image, une image faite de sons (intérieurs), de vision (intérieure) et de disposition
(un espace prêt à des parcours, à la géométrie plutôt compliquée d’ailleurs : l’espace intérieur de nos images a beaucoup plus de dimensions que les trois qu’on nous alloue scolairement).
§ 14 L’équerre
En este occidental, en este, oh Licio,
vida,
caída,
precipicio.
jüicio.
unida.
prevenida,
edificio ?
venenosa,
desnuda,
humano !
ponderosa
muda,
soberano !
La pierre d’angle de ce bâtiment en construction dans la mémoire est le dernier mot du premier vers, le porteur de la première rime, Licio.
En ce moment que je reconstruis, celui du 5 décembre 1961, dans l’après-midi, je supposerai (pour les besoins du récit (les récits ont sans cesse besoin de décisions de ce genre)) que cet angle droit du sonnet, équerre renversée, était bien établi dans ma tête. (Supposons aussi que c’était pour cette raison que j’avais marché jusque-là, que je m’étais arrêté ; assez longtemps pour que le souvenir s’installe ; et reste ; et supposons (pourquoi pas ? je n’ai de compte à rendre à personne) en outre que ma ‘station’ en ce lieu était due au fait que je venais d’achever cette mémorisation, qui avait un rôle symbolique fort à jouer, ce jour-là.) Il ne me restait plus qu’à remplir le rectangle mental avec le reste des mots.
C’est facile. (D’une manière générale, sauf dans le cas très particulier des sonnets composés sur les même rimes, des bouts-rimés, et encore, quand on possède cet angle du sonnet, il est entièrement identifié.)
La décadence, irréversible plus d’un siècle (jusqu’à Sainte-Beuve et Nerval), de la forme-sonnet en France (dont un des responsables fut Malherbe, inventant la conception absurde du sonnet régulier, correct (d’où résulte l’opprobre dès lors jeté sur les sonnets qualifiés d’irréguliers et une rigidité qui tend à supprimer toute possibilité d’innovation interne) (conception adoptée avec frénésie par les malherbiens jusqu’à quasi-extinction de l’art du sonnet)) se manifesta, dans la seconde moitié du dix-septième siècle et tout le dix-huitième jusqu’à 1789, par la vogue du sonnet en bouts-rimés, dont le Mercure Galant accueillit avec un enthousiasme persistant les manifestations les plus redoutables.
(Ainsi les productions de l’école des Lanternistes toulousains qui, à partir de 1694, se consacrèrent presque exclusivement à cet exercice.)
Le chef-d’œuvre dérisoire et absolu de cette tradition du sonnet bout-rimé (qui semble avoir été presque exclusivement française) est contenu dans un beau volume conservé à la British Library (il y en a un exemplaire à la bibliothèque de l’Arsenal (Paris) mais c’est à Londres qu’il est apparu pour la première fois à mes yeux éblouis, en répondant à l’appel de la cote 11481.aaa.10).
Il s’agit du Recueil de sonnets, composés par les plus habiles Poëtes du Royaume sur les Bouts-Rimez Pan, Guenuche, Satan, Pluche, Fan, Ruche, Lan, Autruche, Hoc, Troc, Niche, Par, Friche, Car, proposez par Mr Mignon, maïtre de Musique de l’Eglise de Paris, pour estre remplis à la louänge de Sa Majesté.
Chaque sonnet de ce livre est un véritable exploit. Je vous soumets le 29e (en caractères Palatino sur mon macintosh, l’inspiration ‘romaine’ du premier quatrain y étant nette) :
Tout doit ceder au Roy, luy seul est le grand Pan,
L’Heresie à ses pieds meurt en vieille guenuche,
Elle ne donne plus de supposts de Satan,
La bure l’abandonne aussi bien que la pluche.
Louis voit le Lion, rampant, doux comme un Fan,
Il voit le Laboureur vuider en paix sa ruche,
La frontiere n’est plus ny La Fere ny Lan,
L’Aigle va terre à terre ainsi que fait l’Autruche.
S’il forma des desseins le succes en est hoc,
Contre tant de lauriers, Cesar auroit fait troc,
Mieux que luy dans le Ciel il merite une niche.
Il vient, il voit, il vainc, plustost qu’avoir dit ‘Par’
Sa bonté ne veut pas mettre la Flandre en friche,
Car il est généreux, et c’est là le grand Car.
Presque chaque poème de la collection est ainsi paroxystique de beauté encomiastique (on admirera en celui-là, j’en suis sûr, spécialement le premier hémistiche du vers cinq, avec sa double diérèse : Lou-is voit le li-on) et les narines du Roi Soleil ont certainement dû frémir d’aise à de tels assauts d’encens.
Parmi les auteurs nous relevons : Monseigneur le Duc de Saint-Aignan – Gaudin Secretaire du Roy – Doktor Georg Conrad Schester, de Leipzig – Madame de Cardean – de Trossy, chanoine de Senlis – un poëte qui signe L’Inconnu – Le Solitaire du Mont Carmel – Le Maréchal de La Pionniere – Monsieur Courtin, professeur de seconde au College de La Marche – La Tulipe, Dame chez Mr Duché rue Beaubourg – Le Berger Alcide du Faubourg Saint Michel – La Violette, cramoisier – Le nouveau Poëte de Montbrison en Forest – Frere Fournay de Beauzé en Anjou – et tant d’autres, et tant d’autres.
Bravo Mr Mignon !