CHAPITRE 8

Fifty two – Station Road – Lochgelly – Fife

§ 99 Je m’efforce à un recensement et à un désencombrement

Je m’efforce à un recensement et à un désencombrement. Mon lieu de vie est très étroit, étouffe sous les papiers et les livres. Ma bibliothèque, mon bureau, les planches chargées de dossiers en chemises et sous-chemises multiplement colorés selon un système extrêmement cohérent mais toujours désemparé par la négligence sont en désordre, et ce désordre va croissant.

Les images antiques de la mémoire la comparent tantôt à une ruche où les abeilles industrieuses de l’esprit emplissent les rayons du miel des souvenirs, tantôt au pigeonnier où chaque oiseau du passé a son alvéole, tantôt à une sorte de version modeste mais bien ordonnée de la bibliothèque du Congrès, où chaque tablette de cire imprimée du sceau mémoriel a sa cote invariable.

Pour ce qui est de la mienne, aujourd’hui, le désordre essentiel de mes livres et papiers serait une métaphore bien plus adéquate. Je m’y retrouve de moins en moins, intérieurement et extérieurement. J’essaie de me délivrer de tout ce désordre. Le principe est fort simple : réduire l’encombrement ; éliminer l’inutile.

J’ai persuadé mon ami Pierre Lusson, qui a de la place chez lui, d’accueillir en dépôt de savoirs et techniques de mémoire tout ce que je ne détruis pas mais ne veux plus garder sous cette forme : les exemplaires complets des revues ou livres où je figure partiellement par quelque texte, poème ou traduction ou réflexion de quelque nature.



J’ai établi une liste, supposée complète (elle ne l’est pas), de toutes ces publications. Je regarde, j’extrais de l’étagère, je mets dans un cabas (de l’espèce ‘Big Shopper’ ou de l’espèce ‘No problem’. (J’en ai plusieurs, des deux gammes, en de nombreuses couleurs. (On n’en trouvait d’abord qu’aux environs du métro Barbès et je m’approvisionnais en ces ustensiles précieux quand j’allais chez mon dentiste de toujours, peut-être l’unique dentiste parkinsonien de Paris, le docteur Torchinski. Il ne l’était pas (parkinsonien) dans les années cinquante, quand je lui rendis visite pour la première fois ; mais je lui restai fidèle jusqu’à sa retraite, malgré l’impressionnant tremblement de sa main s’approchant de ma bouche ouverte (une fois en action, il ne déviait pas d’un pouce dans son trajet thérapeutique, rassurez-vous ; il fallait seulement avoir confiance ; et le docteur T., qui était un saint, inspirait confiance.)) Il y a maintenant des Big Shoppers dans toutes les boutiques de l’espèce Troifoirien qui prolifèrent, avec les parapharmacies, dans ma rue (les charlatans médicaux (chers à une ex-ministre de notre ex-président) et les vendeurs d’objets inutiles prospèrent de conserve en temps de haut chômage).

Je descends le plan de Paris de haut en bas, à pied si j’ai le temps et s’il ne pleut pas, sinon avec l’autobus 68 jusqu’à l’avenue Ernest-Reyer. Je me remémore le code de la porte d’entrée (qui change souvent, selon les consignes de la RIVP ; en ce moment c’est 753A (je ne mets pas en danger la sécurité du domicile car, quand vous lirez ces mots, le code aura changé ! ah ! ah !)). Là. Deuxième étage droite en sortant de l’ascenseur. Il y a deux sonnettes quasiment côte à côte ; l’une accompagnant la porte d’entrée, l’autre une porte condamnée. Je donne quelques coups de sonnette en alternance sur les deux, selon un mètre iambique ou trochaïque, anapestique à l’occasion. Grand calme. On m’ouvre. J’entre. Bonjour. Poème.

Jours tranquilles à la porte d’Orléans I (version de 1991)

L’avenue Ernest-Reyer

est très près de la banlieue

sud

on traverse le pont sur le périf

et ça y est

La maison est un peu vide

Mathieu est parti à Montrouge (avec Yuka)

Cécile est partie à Villejuif (avec Philippe (et Ferdinand))

Juliette est partie à Montréal (Québec) (avec Patrick)

Ils sont partis

c’est d’un calme !

non seulement

« quand l’aurore discrète

rougit dans un ciel pur »

mais encore

à cette « heure tranquille où les li-ons vont boire »

c’est-à-dire, généralement,

le soir

il y a toute la place pour le zinzin

& pour le « mac »

& pour l’imprimante

& pour le plan-travail de la cuisine

& pour le plan-travail du bureau

avec tous les dossiers, tous les livres

en vue de la Théorie

& de ses développements

putatifs

c’est la retraite

dehors les feuilles

tombent

Ce poème a plusieurs versions. Il change avec les années. Mais peu. La version précédente a quatre ans. La plus récente est la cinquième. C’est un poème temporel.



Jours tranquilles à la porte d’Orléans V (version de 1998)

L’avenue Ernest-Reyer

est très près de la banlieue

sud

on traverse le pont sur le périf

et ça y est

La maison est un peu vide

Mathieu est parti à Chaville (avec Yuka) (et Izumi) (et Augustin)

Cécile est partie à Villejuif (avec Philippe (et Ferdinand) (et Capucine) (et Angèle))

Juliette est partie à Montréal (Québec) (la voilà revenue, mais pas ici)

Ils sont partis

c’est d’un calme !

non seulement

« quand l’aurore discrète

rougit dans un ciel

pur »

mais encore

à cette « heure tranquille où les li-ons vont boire »

c’est-à-dire, généralement,

le soir

il y a toute la place pour le zinzin

& pour le « mac »

& pour l’imprimante

& pour le plan-travail de la cuisine

& pour le plan-travail du bureau

avec tous les dossiers, tous les livres

en vue de la Théorie

& de ses développements

putatifs

c’est la retraite

dehors les feuilles

tombent

Calme donc ; spacieux. J’apporte des gâteaux, ou des fleurs pour Claire, ou des chocolats. C’est selon.

On déjeune, on commente le monde, on photocopie en cochant à mesure sur le double de la liste. Je repars.

« Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies ? » ; « C’était je m’en souviens à la fin de l’été » : des vers d’Apollinaire se présentent, qui disent bien ce qui se passe en ces opérations, une ouverture de pièces fermées dans une maison des souvenirs morts ; qui ressuscitent sans qu’il soit possible de maîtriser, d’adoucir leur irruption.



Au jour le jour le passé nous revient ; il est reçu prudemment. Il est rare que nous soyons confrontés, pendant ces exhumations, à ce qu’on pourrait appeler un accident de souvenir (une rencontre de mots, un objet, une couleur, un timbre de voix, un membre de phrase, un choc de silence, un ricochet de silence).

Cela se produit quand même parfois. Il y a plein de tombeaux ouverts dans, derrière, autour de ces textes. Celui, celle, qui est mort, morte, dont la signature côtoie la mienne dans le sommaire de la revue, morte ; dans le livre, pilonné.

Un ange passe. Il n’a rien de mieux à faire, sans doute. Je ramasse les feuilles de papier, les fourre dans mon Big Shopper noir, ou beige, dans mon No problem bleu marine, ou pourpre. Le livre, la revue va prendre sa place sur l’étagère, parmi ses compagnons de la même année de publication (principe chronologique). « Qu’est-ce que tu es bavard ! » dit Pierre ; je fais observer que ça ne fait quand même pas beaucoup de pages en beaucoup de jours. – D’ailleurs Gertrude Stein l’a dit. Si on écrit ne serait-ce qu’une demi-heure par jour, en vingt ans, ça fait un sacré nombre de pages. – Vrai, mais quand même ! On éteint la machine. On passe dans l’autre pièce ; déjeuner en re-bavardant.

§ 100 Nous prenons soin de n’invoquer les moments révolus qu’avec précaution

Nous prenons donc soin de n’invoquer les moments révolus qu’avec de grandes précautions, et eux-mêmes ne se présentent qu’enveloppés d’une ouate disposée spontanément par notre esprit. Ils ont pris du flou en vieillissant.

Dans l’opération que je décris, la brutalité du passé me heurte, nous heurte brutalement (nous avons beaucoup de souvenirs communs, dont certains nettement sinistres). De plus, quel que soit le but affiché poursuivi, assurer un rangement moins aléatoire que celui qui règne à présent chez moi, il s’agit aussi d’une simple action de liquidation, de mise en ordre, en somme, testamentaire (toujours le syndrome climatérique).

Je constate enfin, ce qui n’arrange pas mon moral, que ma mémoire documentaire n’est guère en meilleur état que l’autre. Je ne sais pas où tout ça est passé ; si j’ai jeté, égaré, ou perdu. Je découvre des trous partout.

Mais que faire ? rien sans doute. Au moins je saurai ce qui manque, si je me souviens de ce qui manque. Mais je ne retirerai qu’un mince bénéfice de le savoir. Une fois débarrassé de ces kilos de papier, en fait, je les oublie. Jamais plus je ne les regarderai.



Quand j’ai achevé de composer électroniquement ce que j’ai nommé un moment j’éteins mon appareil de mesure de la prose. La journée formelle est terminée.

Quand je le rallume le lendemain matin, je place la petite barre verticale oscillante au point où je l’avais laissée. (Dans la nuit, les yeux fermés, dans un demi-sommeil, elle se présente souvent devant moi, se déplaçant rapidement vers la droite pendant que des lettres l’accompagnent que je peux déchiffrer mais qui ne forment pas de mots ; ou bien forment des mots dans une langue que je ne connais pas ; ou plus ; plusieurs fois elle oscille ainsi, revenant sans cesse en arrière, d’un saut, puis recommençant son manège ; je ne vois pas la totalité de l’écran ; simplement un bout de ligne lumineuse terminée de cette espèce de ver luisant filiforme et gigotant, bavant le fil de soie de ses messages illisibles.)

Je marque de lignes vides l’intervalle des heures écoulées. Dans l’idéal, alors, je me remets aussitôt en marche écrite, je suture immédiatement le silence (le silence formel de l’intervalle laissé vide pendant la nuit sur l’écran) ; et je poursuis, depuis le point exact où je m’étais arrêté la veille.

La première question qui se pose le matin est : « where was I ? » ou bien : « où est-ce que j’en étais ? » (mais je m’adresse plutôt la première question ; je me parle volontiers à moi-même en anglais (un anglais plus ou moins correct)). Si le moment de la veille n’a pas été un échec, un vide, je n’ai pas de peine à m’y retrouver (l’affaiblissement de ma mémoire n’a pas encore atteint un tel degré, pré-alzheimérien).



Je n’ai pas trop de peine non plus à poursuivre, si le passage que je dois effectuer se situe à l’intérieur d’un chapitre (ou de toute autre unité narrative autonome d’une certaine ampleur, comportant plusieurs moments).

C’est un peu plus difficile s’il me faut commencer quelque chose d’entièrement nouveau. Toutes choses étant égales par ailleurs (en ne tenant pas compte de la difficulté variable des ‘choses à dire’ en un moment, qui se décident généralement dans le moment même, arrivent sans avertissement), une menace récurrente d’arrêt, d’immobilisation, provient, comme j’ai dit, de tout arrêt antérieur (et cela d’autant plus que l’arrêt antérieur a été long), et elle est rendue plus grave si l’arrêt s’est produit dans un entre-deux-chapitres, dans un silence formel de grand poids.

Un intervalle prosaïquement substantiel de ce genre est l’analogue d’un voyage, où je m’arrête, étant généralement dans l’impossibilité d’y assurer les règles d’unité de temps et de lieu (la règle de l’unité d’action est évidemment imperméable à ces considérations). (J’ai quelquefois essayé de poursuivre pendant des séjours étendus ailleurs qu’en mon lieu habituel. (Tel le peintre Opalka avec ses ‘détails’ de voyage.) Mais le résultat a toujours été désastreux. J’ignore pourquoi.)



Ce matin, lundi, vers quatre heures et demie (je me suis réveillé un peu avant quatre heures. Autrefois, il ne me fallait guère plus d’une dizaine de minutes pour effectuer la transition du lit à la table par le bol de café-poudre mais je suis de plus en plus atteint de lenteur ; je traîne ; je bois un bol de café soluble à l’eau presque chaude ; je me recouche quelques minutes ; je lis une page du TLS, d’un roman anglais), ayant allumé la lampe sur la planche-bureau (posée sur tréteaux), ayant passé la main derrière l’ordinateur (entre l’ordinateur et l’imprimante Desk-writer qui est à sa droite) et pressé les deux boutons de mise en route de la bête ;

ayant attendu la grimace de bienvenue du ‘mac’ puis le remplissage de ce qu’il appelle son ‘bureau’ par ce qu’il appelle des ‘icônes’, aux noms adéquats (je laisse toujours l’écran entièrement vide de ces images quand je l’éteins), ayant ‘cliqué’ sur l’image dite Macintosh HD et vu réapparaître le tableau

(bien rangé, je peux le dire ; autant mes papiers, ma bibliothèque, ma mémoire et ma vie sont sérieusement désordonnés, autant les données placées dans mon disque dur sont convenablement disposées) ; ayant accompli toutes ces opérations préliminaires

§ 101 j’ai voulu comme chaque matin ouvrir le dossier GRIL

j’ai voulu comme chaque matin ouvrir le dossier GRIL (sigle symbolique par acronymie de grand incendie (de) londres’), dans le dossier R-GRIL le dossier POE (segment initial du titre de la branche) dans le dossier POE le document POE-cap.8 (existant déjà depuis deux jours, en tant qu’espace d’écran, mais encore empli seulement de deux moments) afin de me trouver le plus rapidement possible là où il me faudrait commencer.

Et quelle ne fut pas ma surprise peinée de constater que l’image du dossier qui noircissait (elle doit devenir noire pour être ‘activée’, disponible pour l’action) n’était pas celle nommée R-GRIL mais une autre, dont le nom est INTERVENTIONS (où s’accumulent les textes préparés pour des lectures publiques, des colloques, savants et moins savants), dont je n’avais que faire. J’aurais pu être non seulement surpris mais atterré si je n’avais pas eu déjà, quelque mois, une expérience de ce genre, que je m’en vais relater illico (ou illico presto ; je n’ai pas su choisir entre les deux solutions ; je suis resté immobilisé très longtemps sur ce problème stylistique parfaitement inintéressant ; par conséquent, pour pouvoir repartir, je mets les deux).

Cela avait commencé exactement de la même manière (sauf que je ne me souviens pas précisément du nom du dossier que m’avait offert ce jour-là le mac à la place de celui que je désirais, qui n’était pas, et pour cause POE-cap.8, mais le dossier POE d’un chapitre moins avancé. Qu’à cela ne tienne. L’expérience est suffisamment semblable et suffisamment présente à mon souvenir pour que je n’aie aucun scrupule à vous présenter ce qui est, pour les détails de ce genre, seulement un contrafactum (la stabilité de mes conditions de travail fait que la mélodie temporelle de ces deux moments distants de composition est quasiment la même).

Je m’y ramène par la pensée.



Ma surprise se changea vite en stupeur quand je vis que je n’avais pas fait d’erreur de manœuvre, et que mon appareil, généralement si docile à mes instructions, avait décidé une fois pour toutes de ne pas m’obéir et de ne m’offrir pour ‘ouverture’ que le dossier Interventions.

J’étais déjà inquiet, mais pas trop, pensant à une lubie momentanée (une micro-coupure, comme dit Lusson). J’affectai cependant de me rendre à son injonction, ouvris le dossier proposé et m’efforçai d’atteindre à partir de lui le document qu’il me fallait.

Il s’ouvrit sans hésitation, mais quelle ne fut pas mon horreur quand, sans la moindre intervention de ma part, la petite ligne verticale pulsante qui indique le point d’insertion des signes commandés par action digitale sur le clavier se mit à se déplacer d’elle-même vers le bas du document ; quand elle l’eut atteint, j’entendis un ‘tut tut tut tut tut tut…’, non pas une invitation au voyage comme les trois appels d’un paquebot ou d’une locomotive, mais une sorte de signal de détresse qui ne me parut pas de bon augure.

Mes mains tremblaient. Mon cœur battait la chamade (chamade : n.f. mot d’origine piémontaise (comme mon arrière-grand-père Molino, de Villanova d’Asti). Appel de trompettes et de tambours par lequel des assiégés informaient les assiégeants d’une ville qu’ils voulaient capituler).



Il était bien trop tôt pour appeler au secours. Voilà qui m’apprendra à avoir des heures de travail aussi peu chrétiennes ! me dis-je. Je tentai, mais en vain, la manœuvre dilatoire consistant à éteindre et à ‘redémarrer’, qui permet parfois au mac de se ressaisir, de ne pas s’obstiner dans son erreur. En vain, car le même phénomène épouvantable se reproduisit, exactement de la même manière.

Mon cœur battait maintenant dangereusement vite. On passait de la chamade à la tachycardie. J’éteignis et ne rallumai pas. Un quart d’heure s’écoula. Je restais totalement incapable de toute pensée et de tout mouvement, les mains sur le clavier, devant l’écran, gris et vide sous la lampe.

Après ce long moment de trouble, je me dis que rien n’était perdu, puisque j’avais aussi mon autre machine, le ‘portable’, qui attendait, sagement, sous la table, dans son étui de protection.



Je n’avais qu’à travailler avec lui, et j’éclaircirais l’inquiétant mystère plus tard.

Certes, je n’ai pas l’habitude d’utiliser le portable sur mon bureau. Il est réservé aux voyages, aux bibliothèques, où je ne peux me servir que de lui. Ce n’est pas que j’aie du mépris à son égard, mais son clavier est plus étroit et mes doigts maladroits n’arrivent pas à l’utiliser sans d’incessantes fautes, ce qui fait que je vais à peu près deux fois moins vite qu’avec l’autre appareil. Mais il n’y avait pas d’autre solution.

Je repoussai donc le clavier du LC, vidai mon bureau de tous papiers pour pouvoir y placer le portable ; branchai celui-ci, l’allumai, et me reposai la question « where was I ? », afin de repartir dans la prose comme si de rien n’était.

§ 102 J’étais en proie à une angoisse totalement disproportionnée à l’événement

Mais je ne pus y parvenir. J’étais en proie à une émotion, à une angoisse totalement disproportionnées à l’événement, que mon esprit me signalait n’être qu’un contretemps mineur ; puisque j’avais à ma disposition le moyen de ne pas perdre même plus d’un quart d’heure du temps qui m’était alloué ce matin-là.

Rien à faire. Je n’insistai pas. Mais je ne savais plus quoi faire. Dans mon désespoir je fis ce que j’aurais dû faire tout de suite (axiome de base du travailleur au macintosh) : vérifier toutes les connections. Et c’était ça. La belle Mme Martha, qui tous les vendredis met allègrement de la propreté portugaise dans mon logement, en replaçant une prise après le passage de l’aspirateur, ne l’avait pas enfoncée suffisamment. (C’est exactement ce qui s’est passé aujourd’hui, 25 septembre 1995, un lundi de nouveau, deuxième jour de l’heure d’hiver ; cette fois, averti par l’expérience précédente, je n’ai pas eu trop d’inquiétude ; j’ai gardé mon sang-froid et enfoncé la prise comme il fallait, fier de mon calme.)

C’était, apparemment, tout. Tout marchait comme tout aurait dû, une fois réparé cet oubli mineur. Le mac n’était pas atteint d’une maladie mortelle.

Et pourtant je fus incapable de me remettre au travail. Mes mains tremblaient toujours, mon front brûlait, mon cœur n’arrêtait pas de se précipiter excessivement dans la réalisation de son programme de battements. Je renonçai.



Je passerais (me dis-je) la journée à la Bibliothèque nationale (rien de tel pour me calmer) où j’effectuerais

– quelque vérification ultime en vue de la rédaction finale d’une ‘vie semi-moyenne’ (livre que je tentais d’achever en ces semaines (avec des années de retard sur mon contrat !) (je venais de lui trouver un titre convenable, ce qui me donnait un espoir de progression rapide ; (espoir déçu : je n’ai toujours pas terminé)) : récits de vies dont certaines sont trop étendues dans leur rédaction pour être des ‘vies brèves’ à la Aubrey, mais ne sont pas non plus de la taille du ‘Henry James’ de Leon Edel ou du médiocre ‘Joyce’ d’Ellman (ouvrage de réputation surfaite sur un auteur de réputation surfaite)) ;

– l’enquête bibliographique nécessaire à l’identification des fragments survivants de la monumentale Vie des Poetes François de Guillaume Colletet dont le manuscrit unique s’envola en fumée lors de l’incendie de la bibliothèque du Louvre pendant la Commune.

Je me tranquillisai provisoirement en lisant le TLS (‘Times Literary Supplement’), puis, l’heure venue, pris un cabas No problem noir, y mis mon cahier, mes quatre couleurs de stylos, le TLS qui me servirait pour la demi-heure d’attente devant la porte avant l’ouverture au cas où je ne trouverais pas le Times du jour rue du Quatre-Septembre ; et quelques feuilles de papier brouillon).



La porte de la salle de lecture de la BN où je me présentai vers huit heures vingt-cinq (pour une ouverture prévue à neuf heures, moyen unique d’être parmi les tout premiers entrants, ce qui fait gagner une bonne demi-heure tant est encombré son système informatique) m’apprit qu’elle serait fermée pour deux semaines, comme tous les ans à cette époque, du lundi 24 avril au 6 mai. Dans mon trouble, j’avais entièrement oublié ce détail.

Devant ce nouveau contretemps j’eus tout d’abord un geste de découragement. Mais je me ressaisis aussitôt. Bah, me dis-je, qu’importe ? je vais aller à la bibliothèque de la Sorbonne.

J’avais à ma disposition deux autres solutions bibliothécaires : la bibliothèque de mathématiques de Jussieu ; celle de l’institut Henri-Poincaré. Mais je ne me sentais pas assez dispos pour lire de la mathématique.



(« J’eus tout d’abord un geste de découragement » est presque une citation. Cela fait partie de ces fragments de texte qui traînent dans mon souvenir, et l’encombrent, où ils sont installés solidement, alors que leur intérêt propre est mince, et que d’autres ont disparu, que j’aurais préféré conserver.

La source en est un des volumes de la série A la manière de, qui m’enchantait quand j’étais lycéen. Je ne sais plus de qui la manière est, mais ça va plus ou moins comme suit :

« Le trente septembre mil neuf cent x x, quand le sculpteur Lepetit-Legrand (Joseph dit Babylas dit Népomucène) s’aperçut en pénétrant dans son atelier que de son groupe de neuf statuettes intitulé Les Neuf Muses, l’une s’était écroulée et qu’il n’en restait plus que huit, il eut tout d’abord un geste de découragement. Mais il se ressaisit aussitôt. Bah, se dit-il, qu’importe ! j’intitulerai dorénavant mon groupe Les Huit Jours de la semaine. » Le charme, considérable pour l’élève de quatrième ou troisième que j’étais, lisant ces mots, était que le texte continuait, se répétant à l’identique pendant plusieurs paragraphes, en une comptine à rebours : « Le trente et un septembre mil neuf cent x x quand le sculpteur Lepetit-Legrand (Joseph dit Babylas dit Népomucène) s’aperçut en pénétrant dans son atelier que de son groupe de huit statuettes intitulé Les Huit Jours de la semaine, l’une s’était écroulée et qu’il n’en restait plus que sept, il eut tout d’abord un geste de découragement. Mais il se ressaisit aussitôt. Bah, se dit-il, qu’importe ! j’intitulerai dorénavant mon groupe Les Sept Merveilles du monde », disait le second paragraphe du poème (dans ma mémoire, c’est un poème). Et les nombres décroissaient inexorablement ; et le nom du groupe changeait pour tenir compte de l’écroulement nocturne d’une nouvelle statue, jusqu’à la chute finale : « Mais il se ressaisit aussitôt. Bah, se dit-il, qu’importe ! j’intitulerai dorénavant mon groupe Le Néant ! » J’aimais immodérément ce petit texte, transposé des ‘dix petits nègres’ d’Agatha Christique mémoire, et voilà que je suis encombré de lui pour le restant de mes jours.)

§ 103 On était en plein milieu des vacances dites de Pâques dans l’académie de Paris et il y avait peu de monde dans la salle de lecture

On était en plein milieu des vacances dites de Pâques dans l’académie de Paris et il y avait peu de monde dans la salle de lecture de la bibliothèque de la Sorbonne. J’eus facilement accès au catalogue informatisé des acquisitions récentes et je tombai en arrêt, ayant cherché si par hasard quelque chose y concernait Colletet, sur une contribution d’un Italien nommé Janinni. Mais on ne m’en donnait pas la cote.

L’écran m’indiquait que le livre faisait partie d’une collection et qu’il fallait le demander à l’intérieur de cette collection (on ajoutait obligeamment qu’il s’agissait du tome II (indication tranquillisante, puisqu’elle semblait assurer que la bibliothèque connaissait bien l’ouvrage ; et comment pourrait-elle le connaître, si elle ne le possédait pas ; les bibliothèques, de mon temps, offraient parfois des notices fausses, mais pas des notices fantômes).

J’aurais volontiers suivi cette indication, à cette réserve près que nulle part ne m’était dit quelle était la collection en question ; et on ne me donnait pas non plus cette cote-là.

Je commençais à me sentir traqué en présence d’une telle mauvaise volonté patente de l’univers. Une bibliothécaire passant par là et voyant ma mine déconfite s’offrit à me tirer d’embarras, supposant implicitement (cela se lisait sur son visage) que, comme la plupart des universitaires de mon âge, j’étais incapable de lire un catalogue informatisé. Pour une fois, elle avait tort.



Elle refit (comme moi) plusieurs fois la même séquence d’opérations (on espère toujours qu’une intervention divine fera apparaître la cote espérée là où précédemment il n’y avait rien eu) et il fallut se rendre à l’évidence, le renseignement ne s’y trouvait pas.

Elle m’amena dans son bureau où elle invoqua sur son écran un esprit mystérieux nommé Sybil. Sybil confirma que l’ouvrage était bien répertorié, donna même le numéro d’ordre qu’il (ou elle) lui avait attribué, son numéro Sybil donc, mais fut incapable d’améliorer le résultat. La cote demeura obstinément absente. L’affaire devenait grave. « Je vais, me dit-elle, monter au deuxième voir les collègues chargés de Sybil. Allez chercher les autres livres dont vous avez besoin et je vous communiquerai le résultat. »

Je me rendis aussitôt au septième étage du magasin B où je pris le volume des Hellenic Studies de l’année 1992 (je n’étais pas venu du tout chercher cette revue-là, mais la Revue de la Renaissance de 1907 (qui contient, éditée par Van Bever une des ‘vies’ de Colletet qui a échappé au naufrage de l’incendie de son manuscrit (pardonnez cette image plutôt contradictoire)) mais, appliquant le précepte warburgien dit ‘du bon voisin’, qui veut que l’ouvrage que vous cherchez vraiment soit celui qui se trouve à proximité de celui dont vous pensez avoir besoin,

j’avais ouvert les revues proches dans les rayons, jeté un coup d’œil sur leurs sommaires respectifs et découvert chez les hellénistes une annonce qui me sembla prometteuse : « where was Simplicius ? » s’y demandait un certain Foulkes ; or telle était la question sur laquelle précisément je me penchais contigument (dans l’autre durée de ma vie) pour une de mes VSM (sigle mis pour ‘vies semi-moyennes’), lesquelles, comme j’ai dit, j’avais en chantier.



(Dans ce court article l’auteur s’en prend sévèrement (la brièveté de l’article redouble sa sévérité) à une contribution ingénieuse et spectaculaire de Michel Tardieu, éminent gnostique du Collège de France et de l’École pratique, qui avait, à l’aide d’un raisonnement portant sur quatre espèces de calendriers en usage dans l’Empire romain à l’époque de Justinien (l’extincteur brutal des derniers feux de la philosophie païenne antique, par la fermeture de l’Académie platonicienne en 529), débusqué la mystérieuse retraite des derniers Sages de la Grèce, autour du néoplate Simplicius (je vous renvoie, pour ne pas déflorer le mystère, aux publications spécialisées).

Le scepticisme revêche de Mr Foulkes me fit mal.

Je résolus de ne pas le croire. Même si l’hypothèse de Mr Tardieu n’est pas prouvée, elle est tellement plus belle que la version traditionnelle qui fait revenir les philosophes païens à Athènes, après une excursion malheureuse en Perse, à l’invitation de Cosroès (pas celui de Rotrou, mais celui d’avant), pour y mener une fin de vie obscure et médiocre).



Redescendant pour faire enregistrer mes emprunts j’appris

  • – que la collègue parmi les collègues responsables de la bonne conduite de la mystérieuse Sybil qui avait été rédactrice de la notice Janinni incriminée était absente, en vacances en Grèce, croyait-on, et qu’on lui poserait la question à son retour ;

  • – d’autre part que l’ordinateur chargé de ‘gérer’ le prêt-professeur était en panne.

§ 104 « Mais ne pourriez-vous les noter manuellement sur un bout de papier ? »

« Mais ne pourriez-vous noter manuellement mes emprunts sur un bout de papier quelconque ? » – « Nous n’en avons plus le droit », me dit-on. Informatiquement enregistrés doivent être les prêts, informatiquement notées les restitutions. Si les prêts ne sont pas informatiquement notés, à la date voulue, comment informatiquement pourra-t-on vérifier l’adéquation de la date de restitution effective (manuelle, elle) de l’ouvrage à la date ultime prévue par le règlement et informatiquement enregistrée au moment de l’emprunt ? Comment pourra-t-on autoriser de nouveaux emprunts, ou distribuer les punitions savamment graduées pour les retards ?

Comment, en effet, comment ?

De retour chez moi, au moyen de l’autobus 27 complété d’un petit coup de 68 à partir de l’arrêt Pyramides (je descends à Liège plutôt qu’au terminus Place de Clichy, ce qui me permet de passer à la boulangerie Feyeux acheter ma baguette Passion du jour), je me suis allongé un instant sur mon lit pour me purger de toutes ces émotions et je me suis endormi.

Je n’ai pas rêvé. (Je pense ne rêver jamais ; et je ne crois pas aux rêves.)



Mais le samedi suivant, après avoir échoué à repartir dans la prose pendant toute la semaine, je me retrouvai devant la question, de plus en plus difficile à mesure que du temps vide passait : « where was I ? »

Tout à l’heure (je reviens au présent de la narration), dans l’obscurité de l’avant-matin, la lumière intérieure de la mémoire m’est apparue ressembler à celle tardive, estivale, qui illumine obliquement le paysage insulaire des Orcades (Orkneys), à l’extrême nord-est de l’Écosse.

(Là où le docteur Frankenstein, pour répondre à l’insistante demande du monstre qui réclame une compagne, va hanter à minuit les grèves afin de prélever sur les cadavres de naufragés rejetés par la mer le matériel de chair nécessaire à la confection d’une nouvelle Ève pour caricature d’Adam.)

Une de ces petites îles s’appelle Westray. Et à très peu de distance de Westray il y a une encore plus petite île, nommée Papa Westray (toutes les îles appelées « Papa X », X étant un nom orkneyien ou shetlandien quelconque (on en trouve aussi dans les Shetlands, galopées de petits poneys, sans doute (de vraies têtes de mule, les poneys shetlandais, d’après Charlotte)), toutes ces îles sont d’anciennes demeures d’ermites, de l’époque médiévale ; et elles sont ainsi qualifiées et préfixées scandinavement du mot ‘Papa’, qui a, selon le guide, rapport à la chrétienté catholique supposée de ces saints hommes).



Papa Westray est habitée de quelques fermes mais est trop petite pour avoir droit à plus d’un ferry hebdomadaire pour rejoindre la plus grande Westray. On s’y rend donc, quand on est touriste, pendant les mois d’été, en avion. L’avion a huit places. Il décolle de l’aéroport de Westray (de la taille d’un terrain de rugby), prend une centaine de mètres de hauteur. Westray est visible dans son ensemble ; Papa Westray semble plutôt petite, en dessous ; il y a de la mer un peu partout ; tranquille ; c’est l’été et il ne pleut pas (plus, ou pas encore). A ce moment, le pilote arrête son moteur, les hélices cessent de tourner. Silence.

La descente commence.

On regarde par le hublot. On voit Papa Westray qui s’approche, là-dessous. Mais on ne distingue aucun terrain d’atterrissage. Il n’y a aucun terrain d’atterrissage. On se pose dans un champ, où les vaches s’écartent en grommelant.



Le voyage dure à peine plus d’une minute ; c’est une des plus courtes lignes aériennes régulières du monde, dit la brochure avec fierté.

Au bord du champ on voit une sorte de hangar ; et derrière le hangar, dissimulé aux yeux du touriste moyen, une petite camionnette-citerne, avec un extincteur, au cas où.

On fait quelques pas, pour se remettre de son émotion, courte mais bonne. Déjà les oyster-catchers (huîtriers-pies) viennent voler au-dessus de votre tête, commentant sarcastiquement votre apparence, à voix criarde, dans leur jargon orkneyien.

§ 105 Les toutes petites îles du passé que tente de fixer ma mémoire, tous les ‘Papa Westray’ de mon souvenir

Les toutes petites îles du passé que tente de fixer ma mémoire, tous les ‘Papa Westray’ de mon souvenir, voilà ce que je m’efforce d’atteindre, chaque matin, au moment de mettre deux doigts sur le clavier de la machine (je tape avec deux doigts) pour le dire, dire ce que j’y vois ; mais je n’ai aucune carte ; et je ne sais jamais dans quel champ, parmi quels bovins je vais atterrir ; quel accident m’y menace.

Je m’établis d’abord dans les plus grandes îles ; j’y marche, j’en fais le tour. Je les éclaire d’une lumière estivale, de celle qui, sous ces latitudes, ne cesse jamais d’être au moins légèrement présente pendant les heures ailleurs réservées à la nuit.

L’illumination de ces souvenirs n’est jamais forte, dure, directe. Elle vient en rasant presque la mer temporelle, hyperboréale. Je marche au bord des eaux froides, sur les longues plages où règnent les phoques, les lapins et les oyster-catchers bavards (parasites des souvenirs). L’horizon est net (l’oubli rend l’air transparent) ; sensible donc est la courbure de la Terre.

Les Orcades font partie de l’Écosse. L’Écosse était là où j’en étais, ou plus exactement là où j’allais en être, ayant laissé le chapitre 7 pour entrer dans le chapitre 8.



Pendant la première moitié de l’année lycéenne 1948 (mon année de ‘première’) j’ai pris dans la lecture de poésie une voie purement personnelle, autonome, échappant à toute directive, et de ma mère et de l’institution scolaire (je n’y suis pas revenu en entrant à l’Université deux ans plus tard). Je n’en suis pas devenu poète autonome pour autant (il m’a fallu presque quinze années supplémentaires), tout au plus poète approximatif. Tout au plus bout de métal résonnant à la mémoire, à coups de vers.

(« Les cloches sonnent sans raison et nous aussi », écrivit Tristan Tzara, en une sorte de refrain, dans la première strophe du long poème qui fut mon poème préféré, environ ces années-là (voir plus loin sans doute) : L’Homme approximatif.

Je me sentais plus ‘approximatif’ en tant que poète qu’en tant qu’homme (« non pas “un” homme, mais “cet” homme : se méfier de l’universel ») « perdu à l’intérieur de soi-même là où personne ne s’aventure sauf l’oubli ».

Et encore : « Le temps laisse choir de petits poucets derrière lui ». Et encore : « je parle de qui parle qui parle je suis seul ». Et toujours : « chiffre lumineux ta tête pleine de poésie ».)



Quel rapport avec l’Écosse ? Eh bien voilà, autrement dit je m’en vais vous l’expliquer tout à l’heure. (Voir ligne suivante ; instant suivant de la prose.)

L’été de 1947 j’ai traversé pour la première fois les frontières du Royaume-Uni, et pénétré dans ces régions rêvées depuis mon enfance en guerre. J’avais une admiration immense pour l’Angleterre, qui n’était pas seulement le pays où on parlait anglais, langue que ma mère enseignait au lycée (et utilisait parfois dans ses échanges avec mon père, pour ce qui nous semblait, à nous enfants, être des secrets), mais aussi, surtout même, le pays qui, seul pendant une interminable année, de juin 1940 à juin 1941 avait résisté à l’Allemagne occupée par les nazis. La Libération n’avait fait que redoubler mon enthousiasme, mon anglotropisme, mon anglomanie, par les récits dévorés de la bataille d’Angleterre (qui m’impressionnait à l’égal de celle de Stalingrad) et par la certitude impatiente qu’enfin je pourrais bientôt être là.

On était en juillet. Il faisait beau. J’allais passer un mois en Écosse, dans une famille écossaise, la famille Lugton, dont un des fils, George, était d’âge à peu près équivalent au mien, et de situation scolaire comparable. Il était mon correspondant, comme on disait. Il voyagerait avec moi au retour, pour partager à son tour un mois la vie d’une famille française. Il y eut le bateau, la mer grise, les falaises blanches de Douvres, la douane de Douvres, les premières voix dans la gare parlant anglais, Waterloo Station (ou Victoria, ou Charing Cross. I don’t remember exactly), une nuit dans la banlieue londonienne (à Clapham ; des tilleuls, un bourdonnement d’abeilles, un bavardage de pluie anglaise, dans la nuit demi-insomniaque, heureuse), le train, le lent train encore. Pas une minute de ce très long voyage ne me fut longue.



Mme Lugton était une petite grosse dame ronde et boulotte ; elle avait de très beaux chapeaux à fleurs, de couleur verte, celle des green peas (qui semblent avoir été peints un à un avant d’être jetés dans l’assiette), de couleur bleu lavande mélangé d’outremer, ou rose cardinalice, chapeaux plus ou moins copiés sur ceux que la reine (mère) porte encore aujourd’hui pour recevoir, le jour de son anniversaire, l’hommage de ses innombrables admirateurs. Mr Lugton était directeur d’école dans la petite ville de Lochgelly, qui est située dans le Fife. L’adresse était : Fifty two, Station Road, Lochgelly – Fife. (Les mystères de la métrique anglaise permettent de prétendre que cette succession de trois dactyles et d’un monosyllabe accentué final (séquence rythmiquement assez éloignée des exemples traditionnels, ‘Excùse me wìll you pàss the mùstard, pleàse’ (registre familier) ou ‘The Cùrfew tòlls the knèll of pàrting Dày’ (registre noble : pour qui sonne le glas de l’iambe ?)) est un pentamètre iambique correct, il me semble) (« Les cloches sonnent sans raison et nous aussi »)

En prononçant Lochgelly il fallait s’arrêter longuement sur le ‘ch’ de ‘Loch’, l’avaler dans sa bouche silencieusement, puis le faire revenir, l’extraire, l’expulser de l’arrière-gorge avec violence (je m’entraînai avec enthousiasme à une énonciation sur-écossaise du mot).

(Loch veut dire ‘lac’ ; dans Lochgelly c’est le même ‘loch’ qu’on trouve dans Loch Lomond ou dans Loch Ness, monstrueux pour les gosiers anglais ; je crois que Nessie, la célèbre monstresse de ce lac, n’est en fait pas autre chose qu’une incarnation aquatique du phonème ( ?) ‘ch’, essence de l’écossitude.)

§ 106 mon père me fit observer que c’était à peu de chose près le même son que celui du ‘r’ faubourien de Saint-Jean-du-Var

Quand je fis la démonstration en famille, à mon retour, de ce son, mon père me fit observer que c’était à peu de chose près le même que celui du ‘r’ faubourien de Saint-Jean-du-Var près Toulon (village de son enfance) tel qu’on le trouve dans ‘mar’ et tel que nul ne peut l’émettre s’il n’est toulonnais.

(Quand on se décidera à expulser de Toulon tous les non-Toulonnais de souche, pour instaurer la ‘préférence toulonnaise’, la prononciation de ‘r’ dans le mot mar servira de test aux autorités municipales luttant contre l’immigration clandestine des Franciliens, Bretons, Chleuhs, Ritals, et tous autres Vikings.)

L’Écosse, dont il jugeait l’équipe de rugby pleine de talent mais un peu légère en comparaison de celle de Toulon, fit des progrès, grâce à ce ‘ch’ rugueux, dans son estime.

Toute l’âme écossaise était présente dans les ‘r’ ; celui, final et caverneux, de ‘loch’ et celui, roulé, roulant et rampant, des ‘r’ intérieurs aux mots. D’un film d’intérêt local (avec château hanté et tout et tout) que nous allâmes voir à la capitale du comté, Dunfermline, je retins une malédiction, un ‘curse’ qui me tint lieu de modèle pour la maîtrise de ces superbes sons :



« This is the curse of Ellen of Craig against Mac Neil of Killorran, and every Mac Neill after him. If he ever pass the threshold of this castle, he shall never be a free man. He shall be chained to a woman (la prononciation de ce ‘wo’ était aussi ‘tout un poème’) and shall never recover from his chains » (je me le suis récité chaque fois que la nostalgie de l’Écosse m’a saisi au cours des longues années qui ont suivi).

Il faut un entraînement sérieux des gosiers à de tels sons pour exceller dans la pratique du ‘tug of war’, sport guttural s’il en est. (J’ai formulé la théorie suivante : les ‘r’ écossais sont un résultat du substrat picte de la langue ; qui l’apparente au basque, lesquels Basques ont également un sport voisin du ‘tug of war’.)

C’est le deuxième ‘r’, le ‘r’ roulant que j’apprivoisai aussi en répétant sans cesse le slogan ‘Home Rule for Scotland !’ que George avait reçu de son frère James étudiant à Édimbourg. C’était le slogan des ‘dévolutionnistes’ qui voulaient une autonomie écossaise plutôt que l’indépendance.

Les parents Lugton écoutaient ces excès patriotiques juvéniles avec indulgence. Mr Lugton était modérément travailliste et Mme Lugton sans opinions décelables. Mais un peu d’écossitude enfantine ou adolescente ne tirait pas à conséquence et n’empêcherait pas, espérait-elle, l’indispensable fidélité à la reine.



S’il y avait jamais eu un loch en cet endroit, qui aurait eu pour nom gelly, il avait depuis longtemps disparu, englouti par un puits de mine. Le Fife était un pays de mineurs et de charbon (qui vont souvent ensemble) ; les maisons de Lochgelly était des maisons de mineurs, d’un charme tout presbytérien, à la pierre grise. La région, toute noire et grise de charbon, en avait le parfum, la sévérité ; était encore politiquement rouge. Elle avait même pour honorable membre des Communes, un MP communiste, Willie Gallagher, pour lequel James, afin de faire hausser les épaules à son père, quand il revenait d’Édimbourg et de la Medical School à l’occasion d’un week-end, prétendait vouloir voter dès qu’il en aurait l’âge.

(J’avais une vague image des étudiants en médecine écossais d’après un bizarre roman de Stevenson, que j’ai presque oublié : volant, ‘body-snatchers’, des cadavres récents dans les cimetières pour apprendre l’anatomie (« dans un amphithéâtre/ y’avait un macchabée/ ce macchabée disait/ -bée disait -bée disait -bée disait tsoin soin… »).)

Mr Lugton ne se laissait pas attirer par son fils aîné dans le piège d’une discussion politique. Il se replongeait dans son journal, le Scotsman, aussi sévère que les couleurs de la pierre et du ciel. Il le lisait dans son fauteuil, et Mme Lugton lui massait doucement le crâne (qu’il avait chauve) pendant que nous gambadions dans le petit jardin.



Les soirées étaient lumineuses et longues, grâce à l’été et à la latitude. Comment dormir quand le ciel était si clair, l’air si vif ? Mme Lugton criait du bas de l’escalier : « Children ! children ! There is to be no nonsense tonight ! »

Station Road, comme son nom l’indique, et pour une fois justement, était la rue de la gare. (Je le précise car, dans le Royaume-Uni, les rues sont rarement ce que leur nom indique.) On arrivait d’Édimbourg en train (et on prenait le même train en sens inverse pour visiter la capitale, en vertu du principe du retour inverse valable pour les rayons lumineux (en principe) et les lignes ferroviaires (souvent)).

Et le train franchissait fièrement la merveille du Forth Bridge qui surplombe métalliquement et avec toute l’audace de l’ingénierie écossaise les flots fjordesques du ‘Forth’. Par la fenêtre du compartiment, j’ouvrais au moins une douzaine d’yeux.

§ 107 Une visite au Science Museum de Kensington

(Une visite au Science Museum de Kensington me persuada deux ans plus tard que l’Écosse est de par sa nature même le berceau des artistes en ponts et locomotives, auxquels j’associai ensuite les philosophes empiristes qui me parurent en accord inévitable avec les premiers ; on pouvait subsumer tout ça sous la rubrique du ‘no nonsense !’ ; j’ai gardé un faible pour de telles manières de pensée (rafraîchie par ma découverte récente du plus écossais de ces Écossais, Thomas Reid).)

Je n’avais jamais vu une langue de mer si incrustée dans les terres que celle du Forth. Je n’avais jamais contemplé un scintillement de petites vagues de si haut. Le Golden Gate californien, en 1963, me déçut. Après le Forth Bridge, ce n’était pas grand-chose, me sembla-t-il, mon œil insensible au changement déformant d’échelle suscité par le souvenir.

Toutes les maisons de Station Road étaient frappées d’une mêmeté redoutable : un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée, un petit jardin à l’arrière, même pas les variations de couleurs de portes et rideaux qui diversifient leurs équivalents dans les banlieues londoniennes.

Pierre grise, maisons grises. Le décor était ‘dour’ (renfrogné, morne, maussade et austère, explique le tout nouveau ‘Oxford Hachette French Dictionary’ ; mais aucun de ces adjectifs n’approche la granitude réelle du mot).



On devinait partout la mine, on croisait des mineurs et leurs familles : dour, très dour. Décembre ne devait pas être exagérément riant au long de Station Road. Qu’importe, c’était l’été, holidays !, holidays ! vacances !

Les jours brillaient, s’avançaient loin dans la nuit, resurgissaient très tôt, bien avant l’invraisemblable splendeur du breakfast, des toasts, du thé, du porridge (mangé salé, comme le recommandait mon grand-père ; ce n’était donc pas une bizarrerie de sa part), du beurre ! pensez donc : il y avait du beurre pour les toasts, vous vous rendez compte ! Je ne savais pas (ou je l’avais oublié depuis 1940) ce que c’était que des toasts avec du beurre.

On était en 47, rappelez-vous. Vous ne vous rappelez pas ? Vous n’étiez pas nés sans doute, mais on sortait à peine en France des ‘restrictions’ ; en Angleterre aussi mais elles avaient été quand même moins sévères ; et le Fife était loin de Londres.

On buvait du lait. Et c’était du lait réel, avec de la crème sur le dessus, apporté par un laitier comme dans le poème : « Les laitiers font tinter leurs bidons dans la rue » (tant de choses ont disparu du monde et ne sont plus que dans les poèmes ! L’hérédité des caractères acquis chez les mésanges britanniques a eu le temps d’apparaître et de disparaître : ces charmantes bêtes avaient appris (et transmis à leur descendance), comment d’un coup de bec percer le couvercle des bouteilles de lait déposées à l’aube devant les portes et en aspirer d’un seul coup la suave crème ; elles ont semble-t-il cessé de le faire – a) parce que les livraisons de lait tendent à disparaître – b) parce qu’il n’y a plus de crème dans le haut des goulots des bouteilles ; et d’ailleurs il n’y a plus de bouteilles, mais du plastique).



J’allais chercher les bouteilles du matin devant la porte et tout le goulot était bien plein d’un bouchon de crème qui résistait à l’écoulement avant de tomber brusquement dans la tasse.

Je le regardais fondre un peu dans le thé. Mais je ne le laissais pas disparaître entièrement dans le ‘early morning tea’. Portant la tasse à mes lèvres, j’aimais sentir la crème encore consistante et fraîche sur la langue, l’avaler d’un coup mais lentement.

Mme Lugton, encore sous le coup de longs reportages effarés sur les misères alimentaires de la France occupée, me considérait comme devant nécessairement être maigre et affamé et me gavait en conséquence. Les Lugton étaient généralement bien nourris et assez solidement bâtis. George, disait mon père un peu plus tard en le regardant attentivement d’un œil-rugby, pourrait faire un bon seconde ligne, sinon même un pilier, s’il prenait encore un ou deux inches et quelques kilos.



On mangeait le porridge salé, on mettait sur les toasts de la confiture, des ‘raspberry’ ou ‘strawberry preserves’. Et c’était vrai, je le voyais de mes yeux : les fraises, strawberries, étaient bien des baies de paille, car elles poussaient dans le petit jardin, sous verre et sur de la paille, à ces latitudes.

Contre le mur mitoyen, à gauche, il y avait des cassis, black currants, des groseilles, red currants, et des ‘groseilles à maquereaux’ (gooseberries ; ah ! le vert un peu gris des gooseberries ; le vert plus franc des sublimes gooseberry trifles !).

Car Mme Lugton confectionnait des gooseberry trifles, et des gooseberry fools. Ah, oh ! les gooseberry trifles, ah ! oh ! les gooseberry fools ! d’un vert d’étoffe, de robe, de chapeau. Ah les scones ! les baps imperméables aux dents qu’il fallait séduire de thé et de salive très longtemps. Et le ‘blanc-mange’ ! Et les jellies, les tremblantes jellies frémissantes, au goût infinitésimal.

§ 108 J’eus le coup de foudre pour les jellies

J’eus particulièrement le coup de foudre pour les jellies. J’aimai bien sûr leurs couleurs improbables, leur consistance sans vraisemblance, leurs tremblements timides dans l’assiette, qui dissimulaient une tenace cohésion.

Mais ce fut leur goût qui m’enflamma (certains mentionneraient, malveillants, plutôt une absence de goût). L’impossibilité absolue d’établir la moindre corrélation entre le goût, la couleur et la consistance de ces objets culinaires du troisième type (ni certes salés ni cependant vraiment sucrés), et surtout la ténuité incommensurable de leur saveur me furent une véritable révélation, à laquelle les avertissements de ma mère ne m’avaient pas vraiment préparé.

Mrs L. fabriquait des jellies sans aucune mauvaise conscience culinaire. Les moqueries et sarcasmes continentaux n’étaient pas parvenus jusque dans le Fife. (La jellymania figure, lourde pièce à conviction (si j’ose dire), dans l’acte d’accusation de l’Angleterre pour crimes contre la gastronomie.) (Il faut reconnaître que le traitement de la viande dans les cuisines britanniques (spécialement à cette époque) est un peu difficile à défendre. Mon père raconta souvent qu’accompagnant l’équipe de France de rugby en déplacement au pays de Galles pour un match du tournoi des Cinq Nations, il entendit, pendant le trajet ferroviaire du retour, un pilier de Castelnaudary soupirer et dire, en regardant par la fenêtre du compartiment de beaux bœufs se prélasser dans de la belle herbe : « Et dire que tout ça finira bouilli ! »)

Dans le n° 210 de la revue Pour la science d’avril 1995, j’ai noté (grâce à Pierre Lusson ; je le signale pour qu’il ne m’accuse pas de négliger ses contributions au progrès de mes connaissances) qu’un certain professeur Vétisse avait proposé une explication du goût (pour d’autres incompréhensible) des Anglais pour certaines aberrations culinaires (jugées telles par les autres nations d’Europe) dont bien sûr la jelly.



Citons : « Il n’y a chez les Anglais ni masochisme ni incapacité congénitale à faire la cuisine. Conditionnée depuis son plus jeune âge par la prononciation répétée du th, la langue d’un Anglais n’a pas la même forme que celle d’un Français, déterminée, elle, par les nasales et par le u.

« Or la forme de la langue d’un sujet détermine, autant que ses papilles gustatives, les sensations qu’il éprouve en mangeant. La langue maternelle intervient donc dans le goût. Le professeur V. a montré expérimentalement qu’une langue formée à la prononciation anglaise éprouve au contact de la jelly la sensation qu’éprouve une langue formée à la prononciation française au contact du foie gras. »

Cette théorie est certes très éclairante, et elle aurait pu avantageusement venir, grâce à l’homologie de ‘langue’ à langue qu’elle suppose, au secours d’une version frénétique et à peine abâtardie de telquelliens attardés dans les années soixante-dix qui allaient répétant comme une incantation « corps textuel ! corps textuel ! corps textuel ! » (ajoutant, sans doute pour évoquer une sorte de triple cunnilinguisme, amoureux, littéraire et culinaire, à corps textuel corps sexuel).

Toutefois l’hypothèse vétissienne, dont je reconnais et salue la puissance explicative, m’a laissé, disons-le, sur ma faim.



Elle n’explique pas pourquoi les Anglais devraient tenir à avoir dans leur panoplie culinaire l’équivalent langagier (ou plutôt languier) du foie gras, sous les espèces de la jelly.

Or je crois avoir trouvé la raison de ce phénomène, qui est de nature diachronique, faisant intervenir l’Histoire, comme il se doit. Je sens que vous m’avez compris.

Mettons cependant les points sur les i et le tout sur le bout de la langue.



Quel est le pays par excellence du foie gras ? l’Aquitaine. A qui appartenait l’Aquitaine au quatorzième siècle ? aux Anglais. Qu’est-ce que le quatorzième siècle pour la langue anglaise ? une période d’émergence de la langue moderne.

Privée(s) pour longtemps du foie gras (par la faute de Jeanne d’Arc), la (les) langue(s) anglaise(s) en a (ont) cherché l’équivalent phonique (resp. gustatif) : d’où le phonème th ; et la jelly.

CQFD et Quod Erat Demonstrandum (pour faire bonne mesure).

§ 109 On délavait beaucoup les viandes et les légumes, mais cela ne sera une révélation pour personne.

Du reste de mes expériences culinaires écossaises, je n’ai gardé que peu de souvenirs. On délavait beaucoup les viandes et les légumes, mais cela ne sera une révélation pour personne.

A son arrivée en France (on l’amena chez nous à Saint- Germain-en-Laye puis chez mes grands-parents, à Lyon) George fut transporté de surprise et d’enthousiasme par les rôtis, les frites et autres choses semblables. Mon père le déclara digne du rugby toulousain, à voir comment il avalait le cassoulet…

Cependant les fruits de mer le laissèrent circonspect (ce qui fait qu’il n’aurait pu jouer dans l’équipe de Toulon).

Il parvint, un jour d’audace favorisée par le vin, auquel il s’était habitué résolument, à avaler un escargot. Mais il ne récidiva pas.



George était un bon garçon. Nous nous entendîmes fort bien. Il ne parlait pratiquement pas un mot de français (ses parents non plus) et ce fait favorisa mes progrès qui furent rapides (comme chez nous presque tout un chacun parlait anglais, il ne progressa pas autant que moi dans la langue adverse ; mais je ne pense pas qu’il en souffrit beaucoup).

Je pus en un mois arriver à m’exprimer ‘fluently’ quoique avec un léger accent écossais bien entendu. Je pense que je n’ai jamais maîtrisé l’anglais parlé aussi bien que pendant mes deux séjours à Lochgelly (le second en 1949). (Plus tard et de plus en plus, j’ai été atteint de paralysie momentanée par une inquiétude accentuelle grave qui me laissait, qui me laisse (je l’attribue à l’exercice immodéré de la poésie en langue française) ‘self-conscious’ et hésitant devant de nombreux mots, ce que je n’étais pas à quatorze ou à seize ans.)

L’accueil de la famille Lugton fut sans faute, spontané, chaleureux ; un trait que j’ai tendance à attribuer aux Écossais dans leur ensemble, qui me fait souhaiter y avoir vécu, rêver m’y retirer pour ma retraite, et caetera.

Mme Lugton avait bien eu quelque appréhension à l’idée de ma venue ; elle était d’ordre je ne dirai pas idéologique, mais de convention religieuse. Elle avait craint un petit peu ma présence (comme elle s’en ouvrit, d’une manière indirecte et contournée, dans une lettre à ma mère, une fois rassurée) parce que, les Français étant catholiques, elle craignait une mauvaise influence théologique possible sur son fils.



Les Lugton étaient Church of Scotland (pas presbytériens, pas sectaires, pas prosélytes, religieux par convention et habitude sincère (une croyance habituelle et conventionnelle peut être très sincèrement tenue, ce que ne comprennent pas certains anticléricaux)).

Découvrant que j’étais tout simplement un ‘free-thinker » (ma liberté de pensée sur ces sujets était relative, puisque je n’avais guère réfléchi à la question) elle en fut extrêmement soulagée, et nos rapports furent dès lors sans nuages.

Il y avait une raison particulière plus personnelle à son inquiétude cependant. Elle était liée à l’avenir de George, avenir qui avait été décidé pour lui par sa mère, selon les meilleures traditions.



Mme Lugton avait deux fils, et deux seulement. Trois carrières étaient envisageables pour eux, qui les amèneraient plus loin que leur père, simple directeur d’école : il y avait l’armée, la médecine, et la clergymanie (pour ne pas dire la ‘prêtrise’ car je n’arrive pas à considérer les clergymen anglicans comme des prêtres ; ils forment une espèce totalement à part, qui n’a d’équivalent en aucun autre pays).

(Les secousses de toute espèce qui ébranlent en ce moment la Church of England font ressortir le caractère excentrique de cette institution, qu’on peut déjà savourer dans les ‘Barchester novels’ de Trollope.

Quelle Église pourrait produire l’équivalent de ce clergyman, exclu pour avoir déclaré ne pas croire en Dieu, ce qui est banal, mais, ce qui l’est moins, indigné de son exclusion, et prétendant ne pas comprendre en quoi cette opinion parfaitement rationnelle pouvait entrer en contradiction avec les devoirs de son ministère ?)

§ 110 L’armée, deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale,

L’armée, deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, apparaissait à Mme Lugton à la fois trop dangereuse à cause des orages qui s’annonçaient sur l’Empire ; ou alors sans avenir, si la paix devait y être durable.

D’ailleurs Mr Lugton, sans être antimilitariste, était pacifiste et considérait les militaires, à l’exception du maréchal Montgomery, comme des êtres peu utiles à une société évoluée.

Restaient les ordres : médical et religieux. Deux carrières entre lesquelles devaient se distribuer les deux fils. James, étant l’aîné, eut le choix. Il choisit la médecine.

Ne restait plus alors pour George, le cadet, que la carrière de clergyman. Il ne fit rien pour l’éviter. J’imagine (je l’ai hélas perdu de vue trop tôt) qu’il a été (est encore s’il est vivant et pas à la retraite) un clergyman excellent, bon vivant (il apprit chez nous à apprécier les vins), amène, de tempérament égal, consciencieux, sans convictions excessives, s’ennuyant sans trop le montrer ; parfait.



Il saurait (il aura su) résister aux administrations et aux dévotes ; cela se voyait à la façon dont il tenait, ferme, sa position dans le ‘tug of war’, ce sport si résolument écossais où deux équipes s’efforcent chacune d’amener, par une traction collective puissante et obstinée, un grand poteau de bois dans son camp.

Bon, me direz-vous, l’Écosse c’est bien. Les gens sont sympathiques, les paysages sont sublimes (dans les îles, dans les Highlands, pas à Lochgelly !), le porridge est une merveille (n’oublions pas le haggis, ‘panse de mouton farci’, qu’on mange frit au petit déjeuner en criant (potentiellement) : « tiens, voilà du boudin ! »).

Mais la pluie ?

La pluie, parlons-en calmement, franchement. C’est vrai ; il pleut ; beaucoup. A propos de pluie, je répondrai ceci :



– D’abord, en ce qui concerne les îles Britanniques dans leur ensemble. C’est vrai qu’il pleut, il serait vain de le nier, vain de le minimiser. Mais pour un Méditerranéen, à vrai dire, du moment qu’il ne fait pas presque uniformément beau, le temps peut être considéré comme médiocre, ou exécrable, selon les jours.

Dans ces conditions, s’il doit pleuvoir, ne pensez-vous pas qu’on peut souhaiter qu’au moins il pleuve franchement ? Le climat parisien de ce point de vue n’est pas net, est hypocrite. Une fois qu’on sait qu’il pleut, on prend de l’intérêt à la pluie ; mieux, on en vient à aimer la pluie. (On suit l’équivalent du précepte de John Cage : si un bruit ou un son vous dérange, écoutez-le.)

On apprend le maniement des pépins et casquettes, le port des burberrys et autres waterproofs ; on les a toujours avec soi. Si le matin on voit qu’il fait soleil, on prend son imperméable parce que vraisemblablement plus tard il pleuvra. Si on voit qu’il pleut, on le prend, bien sûr, puisqu’il pleut. De plus, s’il fait vraiment soleil, on prend un parasol.

(A la différence de la Provence à la saison des orages, on a rarement besoin d’emporter un paratonnerre.)

(La parenté pluviale du Royaume-Uni avec le Japon est très claire (ce qui implique des parentés culinaires, littéraires et morales qui ont été maintes fois soulignées ; mais au Japon la pluie est plus saisonnière).)



– Maintenant, pour ce qui est de l’Écosse, il faut ajouter ceci, qui crée un charme spécial à cette contrée : ça va vite. Autrement dit, les vents chargés de pluies atlantiques passent très vite sur l’Écosse, ils ont à peine le temps d’une averse que déjà ils saluent les moutons d’écume et rouleaux de vagues de la mer du Nord.

§ 111 un instant le soleil brille au-dessus du Scott Monument

Et aussitôt, sur Princes Street, la grande avenue centrale d’Édimbourg, un instant le soleil brille derrière le Scott Monument ; puis, l’instant d’après, c’est de nouveau l’averse ; une forêt de parapluies jusque-là totalement invisibles (où se cachent-ils ?) s’élève d’un seul mouvement au-dessus des têtes et personne n’est surpris, ne proteste, ne ralentit sa marche, personne ne rentre s’abriter sous une porte cochère, dans un magasin.

La pluie, en Écosse, est le plus souvent discrète (au sens mathématique du terme : fortement discontinue). La pluie galloise est également intéressante ; mais c’est plutôt une pluie qui éclaire en vous le concept topologique fondamental, dit du ‘continu’ ; il faut s’y faire : it is an acquired taste… On y prend goût, à la longue.

Eh bien, moi, j’aime les pluies écossaises. Bref, j’aime l’Écosse.

Le seul problème climatique réel est celui de la plage. Il y a un peu partout de belles plages de sable, de beau sable, mais il est impossible de se baigner. L’eau est trop froide.



Nous allâmes un jour à Saint Andrews, et à Saint Andrews nous nous rendîmes à la plage. C’était le début du mois de juillet, il faisait quatorze, quinze degrés à l’ombre ; la canicule, quoi. On se mit en maillot. Je frissonnais. Je trempai un doigt de pied dans l’eau et le ressortit aussitôt. Il était rouge. L’eau devait faire huit ou neuf degrés, à tout casser.

Jusqu’à notre visite à la piscine de Portobello, à Édimbourg, George fut persuadé, malgré mes dénégations qu’il prit pour de la vantardise, que je ne savais pas nager.

Marie raconte que quelques-uns de ses amis s’étant rendus en vacances sur la côte ouest du nord de l’Écosse, et logeant dans un pub, ayant surpris par la fenêtre entre deux Guinness ce qui paraissait devoir être une éclaircie durable et vivement ensoleillée, décidèrent avec optimisme d’aller se baigner sur la plage située quelques centaines de mètres en contrebas.

Ils prirent donc leurs maillots et leurs serviettes.



En arrivant non loin du bord, l’un d’entre eux dit aux autres : « Qu’est-ce qu’il y a, d’après vous, là, sur le sable ? ces gros tas de saindoux sale qui remuent à peine, c’est quoi ? » Ils écarquillèrent les yeux et regardèrent.

Aucun doute, c’étaient des phoques ; or il existe un théorème natatoire bien connu de tous les baigneurs : si une température d’eau est bonne pour un phoque, elle n’est pas bonne pour un humain.

Ce jour-là ils ne s’approchèrent pas plus avant de l’eau (ni un autre jour, d’ailleurs).



L’Écosse était belle, est belle. J’en fus, j’en suis intimement convaincu. Pourtant, lors de ce premier séjour (un mois) je n’en ai vu qu’une toute petite partie. De Lochgelly ne disons rien (les Lugton avaient un peu honte de son charme modéré plutôt, devant moi qui connaissais Paris ; et Carcassonne). Il y avait Dunfermline, hum hum. Il y avait, sur la côte, Saint Andrews. Nous allâmes une ou deux fois en ‘excursion’ pique-nique en direction de Perth, pas très loin.

Mais il y avait Édimbourg. On n’eut que fierté à me montrer Édimbourg. Et je fus convaincu. Une ville à taille humaine comme Lyon (selon mon expérience, peu favorable à Paris ; j’ignorais encore Londres). Il y avait un beau château (plus ‘authentique’ me semblait-il que la Cité de Carcassonne où j’avais joué enfant ; j’y aurais volontiers vu entrer Macbeth). Je grimpai allègrement en haut du Scott Monument (j’avais été un fervent lecteur de Quentin Durward, d’Ivanhoé, de La Fiancée de Lamermoor ; Sir Walter Scott était un nom sacré) (et je n’avais pas encore le vertige).

§ 112 Au beau milieu de la ville on vous offre, tout simplement, une colline,

Au beau milieu de la ville on vous offre, tout simplement, une colline, une montagne presque. Cela me sembla d’une originalité, d’un ‘chic’ extraordinaire. A quatorze ans je n’eus aucun mal à escalader Arthur’s Seat par la face la plus abrupte. D’un côté, assis dans la bruyère, on voyait Princes Street, la gare de Waverley.

De l’autre, la vue descendait vers le port de Leith, vers l’eau scintillante ou voilée de nuages, le Firth. Dans les bassins du port, d’énormes méduses échouées, s’entassaient les unes contre les autres, clapotaient immobiles avec les mouvements de la mer, grasses de mazout, couleur de rouille, fascinantes, abjectes. D’un bâton, on pouvait les chatouiller, les déranger, les énerver, les faire se remuer, tortues irisées, marmites urticantes. Je les regardais avec horreur, avec répulsion, avec joie. Je les ai vues.

Des bateaux paresseux sillonnaient l’eau (des ‘steamers’, me disais-je, des ‘caboteurs’ peut-être ; des chalutiers, qui sait ?) ; et là-bas, le grand pont, le grand Forth Bridge roux de minium avec, toute petite, oui, une locomotive qui s’en allait, charbonneuse, sa voix chuintante apportée par un saut de vent.

De retour à Lochgelly, un après-midi de pluie un peu excessive (cela arrive ; je ne le nie pas ; ‘amicus Scotland, sed magis amicus veritas’), j’étudiai longuement le plan de la ville, puis, sur l’atlas, la carte d’Écosse, sa belle allure, son élégance, son panache fractal, avec sa côte infiniment dentelée d’îles à l’ouest. Je rêvais de tout en connaître, d’aller poursuivre le ‘grouse’ à la course, de pêcher la truite à la main dans les torrents (dans un de ces torrents, un peu plus tard, j’abandonnai cet aspect de mon rêve, tant la truite, que je prenais, trompé par le dicton (‘Trout is a gentleman’ ; un axiome de pêcheur à la ligne), pour un poisson noble et susceptible d’offrir une résistance sérieuse au pêcheur à la main, est en fait tellement persuadée de sa supériorité et noblesse intrinsèque qu’il ne lui vient même pas à l’idée qu’on pourrait tenter de se saisir de sa personne par des moyens illégaux !, il n’y a aucun mérite à l’attraper : elle ne résiste même pas) ; je rêvais de manger toutes les myrtilles des collines, d’explorer les rives de tous les lochs. J’avais même choisi, à cause de son nom, le village où j’habiterais : Bellabegwinnie.



Cet été-là Mme Lugton avait une raison particulière de se rendre à Édimbourg. Pas seulement pour m’en faire partager les splendeurs. Elle voulait surprendre dans les magasins, auprès de ses amies, dans la foule, en achetant les dernières revues féminines illustrées de photographies en noir et blanc, la rumeur des progrès de l’affaire sentimentale par excellence remuant les cœurs britanniques, qui devait se conclure en ma présence (je veux dire alors que j’étais présent sur le territoire du Royaume-Uni) par les fiançailles de la princesse Élisabeth. Mon républicanisme s’abstint de ricaner. J’ai pu dire ensuite : « La reine d’Angleterre et moi nous nous connaissons de longue date. J’étais en Écosse l’année de ses fiançailles. Cela crée des liens ! »

Parfois, disais-je, il pleuvait trop. Ou bien : c’était le soir. Mme Lugton nous envoyait coucher. Mais il faisait jour encore, très jour. Je n’avais nullement sommeil, je voulais profiter de tout ce temps exceptionnel. Alors je lisais. J’ai toujours lu. Je crois que depuis l’âge de cinq ans je n’ai jamais passé une journée sans ouvrir un livre (même à l’hôpital, même à l’armée). Quand je ne pourrai plus lire, je mourrai.

Seulement voilà : tous les livres de George (peu nombreux), de Mr Lugton (rares ; je fus surpris : dans ma famille il y avait, il y avait eu toujours beaucoup de livres (Mme Lugton ne lisait que des magazines)), étaient bien évidemment en anglais. Je me mis donc à lire en anglais. Il y avait un gros livre de nouvelles pour ‘jeunes’ (mortelles), quelques Agatha Christie, des Walter Scott (un Écossais vénéré ; livres très longs, un peu difficiles à cause du vocabulaire ; et je connaissais déjà ‘l’histoire’) et surtout, il y avait tout Stevenson (un Écossais). J’avais lu quelques-uns de ses récits en traduction (L’Île au trésor par exemple) mais il y en avait tant et tant d’autres ; et j’étais là, là, en Écosse, à deux pas ou presque des lieux mêmes où s’étaient passés Kidnapped, ou The Master of Ballantrae. Et le faucon de l’imaginaire m’y projetait, rien qu’en tournant les pages. J’ai commencé à lire vraiment la prose anglaise avec Stevenson. A mon retour, j’ai continué. Ce n’étaient pas les livres anglais qui manquaient, chez nous, dans la bibliothèque. J’ai commencé à lire des romans anglais. J’ai continué à lire des romans anglais, puis d’autres proses anglaises ; de l’american-english même (pourquoi pas ?). Je n’ai plus jamais cessé.

Mais ce qui est plus étrange peut-être, c’est que j’ai presque entièrement cessé, dans le même temps et pour de nombreuses années, de lire d’autres proses que des proses anglaises. (Et aujourd’hui encore, il me faut faire effort pour y parvenir ; je lis par exemple, beaucoup plus aisément des romans allemands en traduction anglaise qu’en français). J’exagère certes, mais pas tellement. Or, dans le chapitre précédent (s’il n’est pas entièrement sorti de votre mémoire), vous vous en souvenez, j’ai marqué l’année 48 comme celle de mon émancipation (de ma première émancipation) poétique. J’ai alors cessé entièrement de recevoir l’idée de poésie d’autres lectures que celles que je choisirais de faire (condition nécessaire, en ce qui me concerne, et selon l’idée que je me fais de la poésie en tout cas, pour ‘être poète’ ; elle n’est pas du tout suffisante, bien entendu).

Le fait d’avoir, simultanément, choisi une autre langue, l’anglais, comme langue de lecture privilégiée, presque exclusive, en prose, m’apparaît à la réflexion, comme strictement complémentaire du choix précédent.

J’avais désormais en main deux outils :

  • – Avec l’un, la lecture des poètes, je pouvais décider des voix de poésie que je voulais entendre, pour les faire miennes, pour faire la mienne autre. Cela demandait, demanda, un long apprentissage, longtemps sans effet, longtemps désespérant dans ses résultats. Quand j’ai cessé de me désespérer absolument des résultats, ce n’est pas parce que j’ai espéré d’eux, mais parce que j’ai conclu que je n’irais pas radicalement au-delà de ce que, au moment où j’ai conclu qu’il en était ainsi, je serais capable d’atteindre. Alors, il fallait ou bien m’arrêter définitivement, ou bien ne plus jamais me poser la question, dans l’absolu. Faire mieux peut-être (dans la mesure où cela a un sens constituable), faire différemment, s’acharner à changer, à comprendre certes, mais ne plus remettre en cause jusqu’au principe même de tout commencement.

  • – L’autre outil était la prose anglaise (dont je n’ai essayé que beaucoup plus tard de faire un usage ‘positif’ (au point d’envisager quelque temps d’écrire romanesquement, en anglais)), qui me fut un outil de séparation, au service, aussi, de la poésie. Il fit naître, puis affermit en moi non seulement l’idée de la radicale autonomie de la poésie, entre les arts du langage, parmi les jeux de langue, dans la langue, mais, pragmatiquement, celle de son efficacité.



Je n’ai jamais fait le dur apprentissage de la prose d’art en français, de la prose romanesque, je ne me suis pénétré d’aucun modèle narratif implicite ou explicite en cette langue, ni de Stendhal ni de Flaubert, ni de Proust, ni de Queneau (pour ne prendre que quelques-uns des grands exemples qui auraient pu me séduire).

Je n’ai jamais pensé être un romancier français. (Je ne pense pas qu’il y ait là une déclaration contradictoire avec le fait que, du rêve que j’avais fait, j’avais déduit une intention de roman, dont j’avais reçu le titre, Le Grand Incendie de Londres, et que ce roman aurait peut-être été écrit en français.

L’idée de roman qui s’y trouvait enfermée programmatiquement était, pour le moins, excentrique. Je m’en expliquerai peut-être (j’ai l’intention de le faire ; mais on ne sait jamais) ; cependant je n’ai pas encore introduit toutes les données nécessaires à une éventuelle explication.)